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Le bilan de Dominique Voynet et de son Ministère : de l’engluement complaisant au cynisme discret
2004
La présence d’une ministre verte à l’Environnement et à l’Aménagement du Territoire, loin de peser sur les institutions, ne l’a-t-elle pas contrainte de fait au rôle de caution écologiste de la politique gouvernementale ? Philippe Chailan, porte-parole d’Ecologie Sociale, dresse dans cet article, dossier par dossier, un bilan sans nuances du ministère Voynet.
En passant un accord électoral avec le Parti socialiste en vue des élections qui eurent finalement lieu en mai-juin 1997, la direction Verte se condamnait par avance à une situation intenable : comment contester une politique dès lors qu’on doit "tout" - en tout cas ses représentants à l’Assemblée - au parti qui la pilote ? La décision de Dominique Voynet - prise douloureusement et sous la pression de Lionel Jospin - d’entrer elle-même au gouvernement redoublait cette situation de dépendance structurelle.
Malgré le rattachement de l’Aménagement du territoire et de la D.A.T.A.R. (qui est d’abord un service du Premier ministre à vocation interministérielle), le ministère de l’Environnement était et demeure un ministère dominé au sein de l’espace de l’Etat : il pâtit d’un budget extrêmement faible (0,25 % du budget civil de l’État) et ne possède pas vraiment de directions présentes dans les régions et les départements, susceptibles de rendre ses décisions effectives et opératoires. Cette faiblesse institutionnelle se traduit par l’exigence d’une permanente négociation avec les ministères ou secrétariats d’Etat "rivaux" (Industrie, Equipement, etc.).
Occupant une position institutionnelle faible face à de puissants lobbies (notamment les grands Corps) et à leurs relais, Dominique Voynet aurait pu parier sur un départ spectaculaire du gouvernement, propre à faire apparaître son mouvement comme une réserve de refus, d’espérance et d’alternative.
Or, d’emblée, elle a choisi une stratégie de conservation de son poste qu’aucune avancée n’est venue justifier. Pire : dès son arrivée au ministère, loin du regard des militant(e)s, de discrètes négociations ont été entamées avec le ministère de l’Industrie pour trouver des points de convergence sur des dossiers qui pouvaient "poser problème" (MOX [1], enfouissement des déchets radioactifs, lignes E.D.F. à haute tension…) : d’emblée, la ministre a cédé sur chacun d’eux, ou presque… C’est l’une des raisons pour lesquelles nous n’insisterons pas ici sur l’histoire de chaque décision - que l’espace de cet article ne nous permet pas de restituer [2].
Par ailleurs, la présence de Dominique Voynet au gouvernement a eu d’indéniables effets de démobilisation sur les mouvements et les contestations écologistes. Mais la ministre et les dirigeants Verts, loin de se voir réduits à la pure passivité de l’impuissance politique, ont apporté une contribution originale… à la légitimation des logiques dominantes.
La contribution de Dominique Voynet et de la direction verte à la stratégie nucléaire du gouvernement français
Dans le domaine du nucléaire, la ministre Verte est apparue comme la caution d’une politique de modernisation de la filière entreprise par le gouvernement Jospin dès 1997. D’emblée, au lieu de jouer sur la fragilité conjoncturelle d’une industrie nucléaire française inquiète de l’ouverture du marché de l’énergie à la concurrence (ouverture dont nous ne pensons pas, par ailleurs, qu’elle soit une bonne chose), Dominique Voynet, qui redoutait que la promesse de fermeture de Superphénix ne soit pas tenue, a multiplié les gestes de bonne volonté à l’adresse du lobby.
Ainsi, dès les premières semaines de participation gouvernementale, il n’était plus question, dans ses propos, de "sortie du nucléaire", mais de "sortie du tout-nucléaire". Puis elle a légitimé de fait le retraitement et l’enfouissement - ces deux maillons faibles d’une filière en cours de réorganisation et de modernisation. D’une part, en effet, elle cosignait un décret autorisant la Cogema à étendre l’usine Melox - productrice de MOX (2) - de Marcoule (Gard), alors que les accords Verts-P.S. prévoyaient un arrêt de la production de ce combustible particulièrement dangereux… D’autre part, le 6 août 1999, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) était autorisée à "installer et exploiter" sur le territoire de la commune de Bure (Meuse) un pseudo-"laboratoire" souterrain d’étude du stockage des déchets radioactifs, ouvrant en fait la voie à l’enfouissement définitif et irréversible : décision qui faisait figure de première mondiale, cosignée par une ministre Verte… Enfin, c’est sous la pression de la direction verte qu’a été annulée la manifestation contre un nouveau programme nucléaire prévue pour le 28 novembre 1999 : comment s’imaginer que ce retrait, qui a mis dans l’embarras les autres composantes du réseau "Sortir du nucléaire", ait pu être décidé sans concertation avec la ministre ?
En fait, depuis 1997, le gouvernement Jospin parie discrètement sur une redistribution du travail de production de l’énergie à l’échelle européenne, voire mondiale. Il s’agit de donner à l’industrie française un quasi-monopole dans le domaine du nucléaire, dans un contexte où certains pays (la Suède, l’Allemagne) ont pris la décision de se désengager - fût-ce à long terme - de ce type de production : c’est le sens de la création de la "Topco", une gigantesque holding intégrant tous les maillons de la filière nucléaire française. Il s’agit, surtout, de spéculer sur l’aggravation de l’effet de serre pour imposer la vision du nucléaire comme énergie "propre" et travailler à son intégration au sein des Mécanismes de Développement Propre (M.D.P.) instaurés à Kyoto : l’industrie française serait alors en position ultra-privilégiée pour fournir les Etats demandeurs (dont la Corée, la Chine, la Russie), y compris à terme ceux du "Sud". Et il s’agissait enfin d’instrumentaliser les Verts et la ministre de l’Environnement, dont le discours s’est avéré parfaitement compatible avec cette modernisation de la filière, tout en neutralisant les contestations écologistes - et notamment les mobilisations contre le futur réacteur E.P.R. (European Pressurized water Reactor), en faveur duquel Jospin s’était prononcé dès la mi-juin 1998.
De Natura dénaturée au scandale de l’Erika : compromis et compromissions
Dans le dossier des OGM, il faut rappeler que la France a été le premier pays européen à autoriser la mise en culture de plantes transgéniques. Si Dominique Voynet a mis en place une commission nationale du débat public sur le sujet (septembre 1997), elle a également cautionné la mise en culture du maïs Novartis - autorisation ensuite "gelée" par le Conseil d’Etat. S’agissant des déchets, et contrairement aux discours officiels, l’incinération a été encouragée - et, avec elle, la production de dioxines…
Dans le domaine de la protection de la nature, et plus particulièrement de la recension des sites à protéger au titre de la directive "Habitats" de Natura 2000, l’Etat français, au début 2000, remettait aux instances européennes une liste de sites d’intérêt communautaire limitée à 800, soit… 4 % du territoire, le quart des sites retenus en 1995 par les équipes du Muséum d’histoire naturelle. Aujourd’hui, le réseau proposé représente 1029 sites, soit 4,9 % seulement de la superficie du territoire. Et, s’agissant des pratiques de chasse, alors que le rapport du professeur Lefeuvre préconisait une limitation de la période de chasse du 1er octobre au 31 janvier (limitation en vigueur dans nombre d’autres pays), la loi Voynet a instauré une ouverture dès le 1er septembre et, pour certaines espèces et dans certains départements, a étendu cette période du 10 août au 10 février. Cette même loi a également légalisé la chasse de nuit dans une vingtaine de départements, ainsi que la chasse au gibier d’eau à la passée, deux heures avant le lever du soleil et deux heures après son coucher.
Suite logique : le 7 décembre 2000, la Cour de justice des Communautés européennes a condamné à nouveau l’Etat français pour avoir, entre autres, fixé des dates d’ouverture de la chasse trop précoces et des dates de clôture trop tardives.
Scandale écologique, l’affaire de l’Erika a été en même temps un scandale de santé publique, les autorités ayant menti par omission aux bénévoles en leur dissimulant la nature des risques cancérigènes dus à l’étrange cargaison - dans un contexte où le gouvernement regardait avec intérêt la fusion en cours entre Total/Fina et Elf, et avait toutes les "raisons" de couvrir l’opération. Alors que le ministère de l’Environnement a tenté d’assimiler le produit transporté par l’Erika à du fioul 2, les analyses du laboratoire Analytika ont tendu à montrer qu’il s’agissait bel et bien de déchets industriels spéciaux, en révélant la présence d’un produit de synthèse dangereux pour la faune marine - le chlorure de benzalconium. Mais, s’il avait été reconnu que le navire transportait un déchet industriel spécial, interdit de commercialisation, d’exportation et de navigation, Total/Fina aurait dû payer 100% des frais de dépollution liés à la marée noire. Rappelons que l’Etat et Total/Fina ont conclu un discret accord au terme duquel ils s’engageaient à ne pas rendre public ce que pourraient révéler les travaux de récupération de la cargaison. Dans ce concert des menteurs, le ministère de l’Environnement a joué son fragment de partition.
Détournement de l’écofiscalité et relance des chantiers autoroutiers
En matière de lutte contre l’effet de serre, le moins que l’on puisse dire est que la politique gouvernementale n’a rien de convaincant. De retour de Kyoto, et dans la perspective de la conférence de Buenos Aires, Dominique Voynet légitimait en partie les permis de polluer, "avec des règles qui protègent de toute dérive". En 1998, les aides au carburant professionnel des routiers étaient officialisées - ce que les transporteurs n’avaient pu obtenir ni de Balladur ni de Juppé. Quant à l’ensemble de mesures présenté par le gouvernement au début 2000, il a été soustrait au débat parlementaire, Lionel Jospin redoutant manifestement une remise en cause de certains intérêts industriels et du transport. Premier émetteur de CO2, le transport routier était épargné et, quelques mois plus tard, Jean-Claude Gayssot annonçait une nouvelle détaxation du gazole professionnel.
Du reste, la politique du gouvernement Jospin a pour partie discrédité l’écofiscalité. Ainsi, la taxation des produits phytosanitaires se révèle quasi nulle (l’atrazine est taxée à… 4 francs l’hectare). En revanche, la taxe sur les lessives a été fixée à un minimum de 470 francs la tonne… sans distinction entre les produits polluants et ceux qui ne le sont pas. Et, en pratique, l’écofiscalité dans sa version Jospin-Voynet, telle qu’il était prévu de l’étendre en 2001, aurait surtout permis d’alléger les charges patronales, d’épargner les plus gros pollueurs et d’instaurer en France un marché des droits de polluer. En effet, tout avait été fait pour exonérer les sociétés, depuis les abattements prévus pour les plus gros pollueurs aux engagements de réduction qui limitaient l’imposition à la part de la consommation dépassant l’objectif prévu, sans oublier les échanges de crédits d’émission, c’est-à-dire la possibilité d’acheter des permis de polluer à des entreprises qui auraient dépassé leurs objectifs de réduction… Comme on le sait, le Conseil constitutionnel a censuré cette extension de la Taxe générale sur les activités polluantes (T.G.A.P.) le 28 décembre 2000.
Ajoutons qu’à l’occasion d’une première extension de la T.G.A.P., à l’automne 1999, Dominique Voynet a dépossédé son ministère de ressources qui jusqu’alors étaient affectées aux politiques environnementales : en effet, les recettes de cette taxe se sont retrouvées affectées en partie au financement de l’abaissement des charges patronales, dans le cadre du passage aux 35 heures.
S’agissant des autoroutes, on a assisté à une relance des chantiers (A 87, A 89, A 19, A 48, etc.), alors même que les accords Verts-P.S. prévoyaient un moratoire. Dans le domaine de l’aménagement du territoire, la substitution de schémas de services collectifs au Schéma national d’aménagement et de développement du territoire pouvait sembler aller dans le bon sens ; de même, les "pays" devenaient de véritables espaces de projets liés à la dynamique des contrats de plan. Mais le maintien de l’échelon départemental implique un empilement de strates administratives peu lisible pour les citoyens. De plus, la loi Voynet, en méconnaissant ou en déniant la contradiction entre l’exigence d’intégration des régions à une économie transnationalisée et l’exigence de cohésion sociale sur tout le territoire national, risque d’aboutir au creusement des inégalités socio-spatiales (notamment dans les domaines des transports, de l’enseignement supérieur et de la recherche) [3]. Du reste, le gouvernement n’a pas reconduit le moratoire sur la fermeture des services publics en zone rurale, et s’est contenté d’attribuer aux préfets un "pouvoir suspensif" dans certains cas.
Néo-conservatisme vert ou écologie sociale ?
Parallèlement, autour des dirigeants Verts - de l’économiste Alain Lipietz notamment - s’est homogénéisé un "bricolage " idéologique qui prétend conjuguer l’intérêt supposé des générations futures et l’impératif de la réduction des coûts. Ainsi, les politiques d’austérité ont pu être justifiées au nom de la critique du productivisme imputé aux politiques keynésiennes (comme si une relance budgétaire ne pouvait pas s’orienter vers des secteurs socialement utiles et non polluants), et la réduction des déficits publics se voir légitimée par l’exigence d’exonérer les générations futures du poids de la dette des générations présentes…
De même, la critique justifiée des politiques productivistes conduites par certaines entreprises publiques a pu donner lieu, par glissement, à une suspicion envers toute intervention publique dans l’économie : quasi-silencieux sur l’immense train de privatisations conduit par le gouvernement Jospin, les Verts ont de fait abandonné la perspective du contrôle public d’activités clés pour le développement soutenable, telles que la gestion des déchets et de l’eau.
Accepter ces reculs réitérés, mieux : les mettre en forme, et payer de ce travail, de cet effort pratique et idéologique, son maintien au pouvoir : n’est-ce pas illustrer une forme de cynisme discrète, modeste -"moderne" ?
En rupture avec cette "stratégie unique" d’alliance avec le P.S., il s’agit aujourd’hui, pour une écologie sociale, égalitariste et libertaire, d’articuler mobilisations et participation critique aux institutions en intégrant d’emblée, à froid, la réflexion sur les limites des institutions à occuper pour mieux les occuper, en transformer l’usage et, ce faisant, contribuer à transformer l’espace de l’État et des collectivités locales en un véritable espace public. À cet égard, les multiples listes citoyennes qui ont émergé à l’occasion des municipales représentent autant de refus et d’espérances à qui il appartient de se fédérer. Et c’est cette fédération porteuse d’une légitimité nouvelle qui, aujourd’hui, apparaît comme la condition nécessaire d’une transformation écologiste et sociale durable.
Philippe Chailan
On trouvera une version longue de ce bilan dans Ecologie ou capitalisme ? (édité par Arguments pour une écologie sociale). À commander à Ecologie sociale, B.P. 642, 85016 La Roche-sur-Yon Cedex (80 F).
[1] Le MOX (Mixed Oxyde Fuel) est un combustible nucléaire composé d’uranium et de plutonium.
[2] Certains " coups de colère " de la ministre et des dirigeants verts, principalement dûs à la concurrence interne au parti Vert et à la concurrence avec les autres composantes de la " majorité plurielle ", se sont révélés être de faux ultimatums sans suite (sur le nucléaire, été 1999 ; après les concessions gouvernementales au patronat routier, septembre 2000).
[3] Comme l’a fait remarquer Alain Bihr, dans À Contre-Courant, n° 116, août 2000.