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De l’AMI à Gênes : la longue marche pour une autre mondialisation
vendredi 13 mai 2005
La fin des “années d’hiver” et le renouveau des mouvements sociaux, l’émergence d’une résistance globale à la mondialisation libérale, le bilan de la mandature sur le dossier de la mondialisation... telles sont les questions que Christophe Aguiton, syndicaliste à SUD, animateur de AC ! et du mouvement des chômeurs de 97-98, membre de la Ligue Communiste Révolutionnaire, chargé des relations internationales d’Attac, aborde ici avec nous.
En 1997, tu analysais avec Daniel Bensaïd un renouveau des mouvements sociaux en France [1]. Depuis la contestation de l’Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI), un fort mouvement contre la mondialisation libérale a fait irruption...
Les formes d’action évoluent en permanence et participent des mutations globales. Dans les années 80, qui sont plutôt des années de reflux, les coordinations ont joué un rôle très important dans les luttes sociales et SUD en est un peu l’héritier. Internet, des mouvements comme Act-up, qui semble périphérique mais pose des problèmes fondamentaux, apparaissent, notamment vers la fin des années 80, participant de l’émergence de nouvelles formes d’engagement. Mais c’est vers 1993 qu’il faut situer le véritable tournant. Les sondages montrent que l’opinion française devient alors hostile au libéralisme et de nouveau favorable aux luttes sociales (d’où le phénomène de grève par procuration). De nouveaux acteurs et de nouvelles pratiques s’ébauchent, avec la création d’Agir contre le Chômage - AC ! - et la première marche nationale des chômeurs. Après décembre 1995, les luttes du travail s’épuisent mais celles des “périphériques” (chômeurs, sans papiers, mal logés...) prennent le relais. Depuis 1998, le terrain se déplace vers les questions liées à la mondialisation.
Mis à part ton parcours personnel, peut-on vraiment tracer une continuité entre le mouvement anti-globalisation, à la base militante très composite, et les luttes sociales que tu décrivais avec D. Bensaïd en 1997 comme des luttes de classe ?
Oui, en France la continuité des acteurs est très forte. C’est même une caractéristique du mouvement anti-mondialisation en France par rapport à d’autres pays. En Espagne, aux USA ou en Grande-Bretagne, il y a plus de jeunes sans bagage militant dans les luttes sociales antérieures. Le cas de la Grande-Bretagne avec une organisation comme Reclaim the Streets [2] illustre bien cela. En France, le mouvement pour une autre mondialisation (Attac, etc.) se développe sur un terreau militant déjà travaillé par les syndicats (notamment la Confédération Paysanne) et crée des convergences (Danone). Ces convergences existent ailleurs (les liens nouveaux qui s’ébauchent entre jeunesse de Seattle et l’AFL-CIO aux USA) mais sont particulièrement fortes en France.
S’agit-il d’une véritable montée en puissance ou bien d’une visibilité accrue dans les médias ?
Les deux. Cela s’explique par une situation plus fluide après la chute du bloc communiste. D’autant plus qu’au lieu d’opter pour une régence, les États-Unis recherchent une hégémonie (cf. la guerre du Golfe) qui n’est pas sans créer des tensions avec les autres intérêts occidentaux. Il devient alors plus facile de jouer sur les contradictions du système dominant, entre Européens et Américains par exemple, que ce n’était le cas dans un monde bipolaire où chacun était sommé de choisir son camp (sauf pendant un court moment en 1968). Cela crée un nouvel espace plus ouvert qui favorise des alliances plus larges. C’est vrai aussi que le mouvement anti-mondialisation ne suscite pas actuellement une mise en mouvement de masses importantes et qu’il y a une hypervisibilité des acteurs principaux.
Mais il y a aussi quelque chose de plus profond que je développe dans Le monde nous appartient [3]. C’est la mise en place d’un nouvel ordre productif à l’échelle mondiale, et l’entrée dans une phase A des cycles longs de Kondratieff. Lors de la précédente phase A (les trente glorieuses de 1945 à 1975), le nombre de salariés augmente et leur rapport de force s’améliore. Puis on entre dans une phase récessive avec une offensive patronale (les années Reagan-Thatcher pour faire court) pour restaurer le taux de profit, offensive à laquelle les syndicats, pris dans leurs stratégies et modes d’organisations de la phase précédente, ne parviennent pas à répondre efficacement. Dans les années 1990, à la fin de la phase récessive, le mouvement ouvrier est structurellement affaibli, mais cette faiblesse s’accompagne d’une plus grande créativité dans la lutte (création de SUD, mobilisations de 1993-95). Le capitalisme est lui aussi en mutation. Guerre de mouvements plus que de position, les luttes de bas de cycle sont des moments d’innovation et de reconstruction. C’est donc comme annonciatrices d’une nouvelle vague de contestation et de conquêtes sociales qu’il faut analyser les mobilisations actuelles.
Tu soulignes que ce retour de la contestation, ce retour des grands débats politiques se font hors des partis, ne sont plus orchestrés par eux...
La crise des perspectives alternatives au libéralisme tend à dissoudre le lien qui unissait partis et mouvements sociaux dans une vision d’ensemble de l’avenir à construire. Les articulations manquent. Les partis donnent la priorité à la participation au jeu électoral et à la gestion des institutions, pendant que les mouvements sociaux s’occupent de leur domaine, la gestion du “social” et l’organisation des résistances. On est en recherche d’une perspective, mais la formule de l’intellectuel organique ne fait plus recette. Le débat intellectuel n’est plus directement lié aux partis, et passe par des canaux plus chaotiques.
Pourquoi ces mouvements ont-ils mieux investi la scène globale alors que les structures étatiques ou partidaires avaient une pratique internationale ?
Les partis - Verts et extrême gauche compris - sont polarisés par un jeu électoral et un espace public qui est encore national. La forme parti en est actuellement prisonnière. De même pour les syndicats qui existent dans un jeu de calculs et de négociation restreint. Les ONG, même parfois peu démocratiques ou peu progressistes, étaient plus naturellement prêtes à investir le champ mondial.
Les positions d’un Bové ou d’un Bourdieu sur le fossé partis/mouvements sociaux ont peut-être pour effet pervers d’accroître ce fossé en renvoyant encore plus les partis vers la gestion et les institutions. Comment te situes-tu par rapport à ces positions, toi qui est aussi militant d’un parti ?
Il y a certainement besoin de liens. Mais le passif est énorme. La représentation politique n’a pas su maîtriser la globalisation. L’usage des syndicats comme courroies de transmission des partis, voire du gouvernement, a généré une passivité sociale dans les années 1980 qui pèse lourdement aujourd’hui encore. Il faut inventer autre chose.
Une vision autiste consistant à dire que rien ne se fait dans la politique me paraît absurde. Je crois plus dans l’idée (anarcho-syndicaliste) que les politiques sont surdéterminées par des rapports de force dans lesquels nous, acteurs sociaux, pouvons jouer, à la limite quels que soient les gouvernements en place. Ceci dit, je considère malgré tout que la sphère politique, qui conserve une certaine autonomie, peut faire avancer un certain nombre de choses, et c’est bien pour cela que j’ai un engagement personnel. Il serait absurde de ne pas profiter du poids que des militants de gauche, quel que soit leur parti, pourraient acquérir dans les institutions. Mais partis politiques et mouvements sociaux ont suivi des trajectoires différentes dans la dernière décennie, les partis allant plutôt vers la droite, surtout quand ils ont eu des responsabilités gouvernementales, pendant que les mouvements sociaux évoluaient vers la gauche. Plus compliqué encore est le décalage profond entre l’extraordinaire renouveau du mouvement associatif et même syndical des années 90 et les formations politiques présentes qui viennent pour le mieux des années 70, et de ce que cette période a représenté. Dans ces conditions, l’urgence est d’être capable d’être présent dans toutes les sphères de changement social et de faciliter les liens et les compréhensions réciproques dans un rôle de passeur, d’intercesseur, permettant aux uns aux autres de prendre en compte ce qui se joue aujourd’hui dans la mondialisation.
Bensaïd et toi, répondant aux critiques sur le corporatisme des grèves de 95, affirmiez que les idées ne précèdent pas les luttes. C’est sans doute particulièrement vrai du mouvement de résistance à la mondialisation libérale, un mouvement disparate, encore sans véritable projet de société. Tout est à construire donc...
Oui, les débats sur les solutions alternatives aux politiques néolibérales sont encore embryonnaires. Les trois pôles que je décris sont peu solidifiés, virtuels. J’y tiens. Ce n’est pas nécessairement cela qui va structurer durablement le débat. En gros, tu as :
– > Un pôle nationaliste, ou en tout cas convaincu que le cadre des États-nations est le seul possible pour garantir les acquis sociaux et permettre l’expression de la démocratie. Tu reconnais évidemment le MDC en France où il peut se fondre dans des forces protectionnistes, ou dans les nationalismes de certaines forces de gauche du Tiers Monde.
– > Un pôle néoréformiste, plus développé au Nord, dont la priorité est de défendre une réforme globale des institutions internationales. Ce sont les tenants de la “global governance”. En France ce sont des gens comme J. Attali ou P. Rosanvallon. Mais cette option est rendue difficile à tenir vu la faiblesse des marges de manœuvre aujourd’hui possible au sein des institutions internationales. Et c’est l’État-nation qui reste le cadre de la redistribution des richesses. Les institutions mondiales ont une capacité dérisoire à cet égard. Donner un peu plus de pouvoir à l’ONU face aux institutions financières n’y changera rien.
– > Un pôle radical et internationaliste enfin. Tu imagines que c’est là que je me situe. Ce pôle s’oppose à la fois aux réponses nationalistes ou protectionnistes et aux propositions de réformes mondiales qui sont aujourd’hui soit trop timides soit trop idéalistes. Mais les pistes que nous portons (démocratie participative et planification démocratique, autogestion) sont partielles et fragilisées par la crise générale des projets de transformation sociale.
La société française a énormément bougé dans ses rapports à la “mondialisation”. Le succès d’Attac et des rassemblements de Millau puis de Nice en témoigne. Quel est le bilan de la mandature de ce point de vue ?
Le bilan du gouvernement Jospin est particulièrement maigre. Il n’a répondu à rien et n’a pas saisi la mesure des questions que nous posons. Dès qu’il a été élu en 1997, Jospin a rangé au placard l’idée de taxe Tobin qu’il avait portée pendant la campagne législative. Cela tient au fait que notre mouvement est encore jeune et ne pèse pas encore assez fortement. Mais plus profondément cela tient à la non remise en question, par la gauche plurielle, du consensus de Washington, série de préceptes qui constitue le corps de doctrines pratiques des institutions libérales [4]. De Bérégovoy à Jospin en passant par Juppé, il y a une stabilité parfaite des gouvernements français qui n’ont pas fait preuve en quoi que ce soit d’une rupture quelconque, sauf dans un domaine assez particulier qui est l’exception culturelle, en raison de ce qui est une sorte de tradition et aussi à cause de la mobilisation des acteurs. Mais le décrochage entre l’opinion et la gauche gouvernementale pourrait lui coûter la défaite en 2002. C’est ce qui s’est passé en Italie avec les communistes, aux États-Unis avec les Verts de Nader, c’est le risque en France avec l’extrême gauche... sans parler de l’abstention. Il y a un sondage dans lequel on demandait aux gens qui d’après eux influencent le plus la politique gouvernementale : 10 % répondaient “les citoyens” et 61 % “le marché” ! Cela situe l’ampleur du décrochage. C’est l’équation que doit résoudre une gauche vraiment de gauche.
Et les rencontres d’Attac avec Matignon et le PS ?
De simples signaux, qui ne traduisent encore aucun changement en profondeur.
Entretien réalisé par Christophe Bonneuil et Marc Robert
[1] Christophe Aguiton et Daniel Bensaïd, Le retour de la question sociale, le renouveau des mouvements sociaux en France, Lausanne, Ed. page deux, 1997.
[2] Voir nos articles : Comment organiser une street party et Elements de présentation du mouvement d’action directe britannique
[3] Christophe Aguiton, Le monde nous appartient, Paris, Plon, 2001
[4] On appelle "consensus de Washington" les dix principes suivants énoncés en 1989 par l’économiste John Williamson : limiter le déficit budgétaire ; donner la priorité dans les dépenses de l’Etat à la réalisation d’infrastructures et à tout ce qui assure un retour économique (santé, éducation) plutôt qu’aux frais administratifs et aux subsides divers ; réformer le système des impôts en élargissant la base des contribuables et en réduisant les taux les plus élevés ; libéraliser les marchés financiers ; augmenter le niveau des échanges en favorisant les exportations ; libéraliser le commerce en baissant les droits de douane ; favoriser l’investissement étranger en assurant une égalité de traitement avec les investissements domestiques ; privatiser les entreprises détenues par l’Etat ; favoriser la "dérégulation" et la concurrence dans différents secteurs de l’économie ; garantir le droit de propriété, y compris pour le secteur informel.