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Politiques de santé : bilan et perspectives
vendredi 13 mai 2005, par
Dans le système de santé comme dans d’autres domaines, la sortie du productivisme est lente et semée d’obstacles mentaux et institutionnels. André Cicolella, coordinateur de la Commission Santé des Verts et directeur de recherche à l’INERIS nous présente donc un bilan en demi teinte de la mandature qui s’achève. Il brosse aussi les pistes d’une réorganisation globale du système pour passer du curatif à la précaution, du droit aux soins au droit à la santé.
Il y a deux façons de faire le bilan de l’action du gouvernement :
– une approche en valeur relative, par rapport aux textes signés,
– une approche en valeur absolue par rapport aux enjeux de santé et d’évolution du système de santé.
Le bilan relatif peut être fait très vite : la santé n’était pas présente dans l’accord Verts/PS et l’accord de la majorité plurielle de novembre 2000 n’évoquait la santé que sous l’aspect sécurité sanitaire environnementale. L’action de la mandature ne peut donc être jugée par rapport aux engagements pris dans la mesure où ceux-ci étaient inexistants.
Cet état de fait est en soi révélateur de la difficulté de la majorité plurielle, mais aussi des Verts au sein de cette majorité, à définir des orientations politiques en matière de santé, de redonner au politique son rôle dans un domaine laissé souvent à l’action des seules forces économiques et sociales depuis des décennies et plus largement à se saisir des préoccupations nouvelles de l’opinion en matière de sécurité sanitaire pour les traduire en termes de propositions politiques. Il y a un paradoxe apparent dans le fait que les dépenses de santé correspondent à 10 % du PIB et ne font pas, malgré cela, l’objet d’une attention politique prioritaire. Ce n’est, en effet, que depuis quelques années que le Parlement est saisi de cette question, et encore de façon très sommaire et sans réelle marge d’appréciation et d’action par rapport à ce qui lui est présenté par le gouvernement. Il vote l’ONDAM (Objectif des Dépenses d’Assurance Maladie), objectif dont chacun sait d’ailleurs qu’il ne sera pas tenu, mais sans débat sur la politique de santé. La récente loi Kouchner devrait corriger cela à l’avenir, en prévoyant ce débat chaque année au printemps, mais, jusqu’à maintenant, cette absence de débat témoigne dans le domaine de la politique de santé d’un réel déficit démocratique.
Il y a urgence à agir et il est dommage que la majorité plurielle n’ait pas su profiter de la durée que lui offrait la stabilité politique après la victoire de 1997 pour mener la mutation nécessaire. Certes on peut noter des avancées non négligeables en ce sens, mais globalement le système de santé a continué sa dérive. Il coûte de plus en plus cher sans que cela se traduise pour autant par une meilleure efficacité. Ainsi, 100 milliards de plus ont été injectés entre 1995 et 2000, dont il est clair qu’ils auraient certainement été plus efficaces s’ils avaient été investis par rapport à des objectifs de santé plutôt que de cette façon déresponsabilisée. Cette évolution n’est cependant pas le fait de mécanismes aveugles. Pour comprendre cette évolution, il faut voir "à qui le crime profite" et mettre en évidence l’intérêt des lobbies économiques s’appuyant sur une fraction du corps médical, à ce que continue une telle "irresponsabilité". Ce n’est pas une simple coïncidence si l’industrie pharmaceutique est devenue aujourd’hui l’industrie la plus rentable au niveau mondial, loin devant, par exemple, les télécommunications (respectivement en résultat net en % des actifs 14,7% contre 5,5%). L’industrie médicale a également tout intérêt à ce que continue la logique d’une médecine grande consommatrice de technique, alors que c’est justement ce modèle d’une médecine du tout technique qui est aujourd’hui remis en cause.
La période actuelle est particulièrement importante, car elle peut être considérée comme une charnière entre la fin d’une période née dans l’après-guerre et une période nouvelle dont les objectifs et le cadre sont à construire. Cette mutation à accomplir peut se résumer comme le passage du droit à l’accès aux soins au droit à la santé. En instituant la CMU, la majorité plurielle a d’ailleurs parachevé le processus né dans l’après-guerre, et cela est incontestablement à porter à son crédit. Aujourd’hui, de fait l’objectif recherché d’un régime universel d’assurance est quasiment atteint. C’est une condition nécessaire du droit à la santé, mais non une condition suffisante. Atteindre un tel objectif suppose une mutation en profondeur du système de santé. Un exemple, une bonne partie de l’appareil de l’assurance maladie a été créée pour vérifier les droits des assurés, droits acquis aujourd’hui par tous et qu’il n’est donc plus nécessaire de vérifier ....
Les enjeux de santé actuels sont la persistance des inégalités d’espérance de vie et de santé, entre catégories sociales et entre régions. Quelques exemples :
– la catégorie ouvriers-employés a trois fois plus de cancers que la catégorie cadres supérieurs-professions libérales,
– la différence d’espérance de vie entre le Gers et le Nord est de 10 ans pour les hommes et 7 ans pour les femmes,
– sur un indice national à 100, la mortalité par maladies cardio-vasculaires est de 83 en Ile de France contre 124 dans le Nord Pas de Calais, la mortalité par tumeurs est de 86 en Midi-Pyrénées contre 120 dans le Nord-Pas de Calais.
L’autre enjeu majeur est la progression des pathologies chroniques, ce qui recoupe d’ailleurs les inégalités territoriales et par catégories sociales. Par exemple, l’incidence du cancer progresse de 1% par an depuis 20 ans, y compris chez l’enfant, et le cancer est devenu la première cause de mortalité prématurée. Cette progression est plus spectaculaire pour des cancers comme le cancer du cerveau (80 % en 20 ans ou du sein 60 % en 20 ans). D’autres pathologies chroniques progressent comme certaines affections respiratoires (l’asthme a doublé en 10 ans, ou la bronchite du nourrisson), les allergies ou la maladie d’Alzheimer. Ces pathologies ont une composante environnementale forte (par environnement, il faut comprendre les aspects physiques mais aussi psychiques et sociaux, liés au travail, à la consommation, notamment alimentaire, et à l’environnement au sens large).
Faire face à cette progression nécessite d’abandonner l’angle purement médical et, encore plus, curatif. L’approche curative est, en effet, largement impuissante pour faire face à ces pathologies chroniques. Les progrès thérapeutiques en matière de cancer marquent le pas depuis 30 ans, malgré les annonces médiatiques régulières (le taux de survie à 5 ans a progressé de 2 % entre 1974 et 1987, selon des chiffres américains, mais ces chiffres sont de même nature en France). Il est évident aujourd’hui que l’approche curative est totalement inadaptée pour faire face à ce défi. Un exemple dramatique est celui de l’amiante, puisqu’il n’existe aucun traitement du mésothéliome.
La crise de l’amiante, dont le coût sanitaire est estimé entre 100 000 et 150 000 morts, a été révélatrice des nouveaux enjeux de santé et de l’incapacité du système de santé, s’il n’est pas changé dans ses missions et ses structures, à empêcher le renouvellement de telles crises. La crise de l’amiante, pour spectaculaire qu’elle soit, ne doit pas masquer d’autres crises moins visibles. La surconsommation de sel, récemment révélée au plan médiatique, est génératrice de plusieurs dizaines de milliers de décès par hypertension, pour le plus grand bénéfice de l’industrie agroalimentaire et de l’industrie des médicaments contre l’hypertension. La multiplication par 400 de la production de substances chimiques depuis la fin de la guerre n’est certainement pas sans relation avec la progression des cancers et l’on comprend le peu d’empressement de l’industrie chimique à passer à une logique de précaution, c’est-à-dire à ne mettre sur le marché que des substances ayant fait l’objet d’une évaluation des risques a priori.
Le droit à la santé, ce n’est donc pas seulement le droit à des soins de qualité, c’est aussi le droit de vivre dans un environnement (physique, psychique, social) qui ne nuise pas à la santé. Il conviendrait d’ailleurs d’en faire un droit constitutionnel afin de montrer toute l’importance stratégique d’afficher un tel objectif. Dans cette optique, la santé n’est donc pas seulement une affaire de médecine, mais doit être présente, en amont du système de soins, dans toutes les politiques publiques. Construire un aéroport, une autoroute ou une usine, c’est aussi prendre une décision en termes de santé. L’architecte ou l’ingénieur est tout aussi responsable que le médecin de l’état de santé de la population. Plus globalement, chacun doit pouvoir être en état de construire sa propre santé. En conséquence, la santé ne doit pas être confinée dans un petit secrétariat d’Etat ou même un ministère délégué, mais être un ministère majeur, dont il serait logique qu’il soit un ministère de la santé et de l’environnement. Affirmer ce droit à la santé, c’est répondre aux attentes qu’exprime l’opinion en matière de sécurité sanitaire, ce qu’exprime la référence à l’utilisation du principe de précaution. En clair, l’enjeu de la période est de faire entrer notre système de santé dans l’âge de la précaution. L’enjeu est de réussir la deuxième révolution de santé publique, de la même façon qu’au début du siècle dernier, la première révolution de santé publique a permis de vaincre les grandes épidémies infectieuses en agissant sur l’environnement (assainissement, adduction d’eau). Cela suppose de construire des outils permettant d’agir sur l’environnement. Le gouvernement a amorcé le processus avec la création des agences de sécurité sanitaire. La première loi de juillet 1998 a créé des outils - Institut national de Veille Sanitaire, Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments, Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé - dont les missions et les moyens sont significatifs. La seconde loi de mai 2001 créant l’AFSSE (Agence Française de Sécurité Sanitaire de l’Environnement) est elle beaucoup plus décevante puisque cette agence dispose de moyens faibles et est limitée à coordonner un réseau de compétences qui pour l’essentiel n’existe pas.
Le système de santé se caractérise par ailleurs par son absence de démocratie. Le paritarisme ne remplit plus cette mission. Aucune élection, en effet, n’a eu lieu depuis 1983 et l’on peut s’interroger sur la légitimité du patronat et des syndicats de salariés à représenter l’ensemble des assurés. Il est même tout à fait illégitime, car contraire au principe de séparation d’évaluation des risques et de gestion des risques, de laisser la gestion de la médecine du travail aux employeurs. Une nouvelle légitimité démocratique est donc à inventer par l’ouverture aux autres forces sociales (associations de consommateurs, associations de victimes et de malades, associations de protection de l’environnement). La création des Conférences Nationale et Régionales de Santé a représenté un pas en avant dans cette direction, mais cette évolution doit être complétée pour aller vers un plus grand pouvoir de définition des orientations de la politique de santé et du contrôle de sa mise en œuvre, pour que ces conférences puissent devenir ainsi le lieu de construction d’une véritable citoyenneté de la santé. Quelle qu’en soit la forme, il ne saurait y avoir de légitimité sans élection et cette légitimité est nécessaire pour conduire une mutation d’aussi grande ampleur. Dans le même sens, le droit des usagers a progressé avec la récente loi Kouchner (droit d’accès au dossier médical, droit à réparation de l’aléa médical). On notera cependant que l’objectif de la loi était au départ plus ambitieux, puisqu’il visait à réformer le système de santé dans son ensemble.
L’échelon régional apparaît le plus pertinent pour asseoir cette légitimité et restructurer le système de santé. C’est, en effet, l’échelon le plus approprié pour disposer des indicateurs de santé et d’environnement, construire les outils d’observation qui font défaut et mener les programmes de recherche en conséquence en prenant appui sur les universités (registres de pathologies par exemple). Le bilan positif des observatoires régionaux de la santé ainsi que des associations de surveillance de la qualité de l’air depuis une dizaine d’années témoigne de la pertinence de l’échelon régional. C’est aussi le lieu le plus adéquat pour rassembler dans une structure régionale de santé, les nouveaux outils de gestion de la santé que seraient les agences régionales de santé, en charge de l’hospitalisation, de l’éducation à la santé, des soins primaires et de l’environnement, qui seraient en lien avec les différents acteurs de santé.
L’enjeu de la période est donc de redonner au politique sa vraie place, non pas pour gérer au quotidien le système de santé, mais pour fixer les objectifs et définir un nouveau contrat social autour de ces objectifs. La place des professions de santé est à redéfinir dans ce cadre. Il est clair que la pratique isolée est dépassée, ce dont conviennent de plus en plus de syndicats professionnels. L’objectif de création de nouveaux lieux de coordination des pratiques des professions de santé a, par exemple, été retenu par la Commission Scientifique de la CNAM... Il est clair aussi, que le rapport entre hôpital et médecine de ville doit être repensé, comme le montre la situation de plus en plus tendue que vivent les services d’urgence en milieu hospitalier du fait de l’abandon par la médecine de ville de cette mission traditionnelle. De même, la formation des professionnels de santé ne peut plus être laissée aux lobbies économiques. Cette mutation implique également la dissolution des différents ordres, organisations obsolètes dont les compétences en matière d’éthique peuvent très bien être assumées dans le cadre du Comité national d’éthique. Les médecines non conventionnelles doivent pouvoir trouver toute leur place dans ce nouveau contrat social et cesser d’être traitées en paria, dans la mesure où elles ont fait l’objet de procédures d’évaluation transparentes.
En résumé, le bilan de la mandature est en demi-teinte. Des orientations nouvelles ont commencé à être dessinées, mais l’essentiel reste à faire pour redonner sa place au politique, c’est-à-dire non pas une gestion étatisée, mais une vision, des objectifs et un cadre institutionnel rénové pour que la démocratie sociale puisse se développer.
Au vu de ces enjeux majeurs, on ne comprendrait pas que la santé ne fasse pas l’objet d’un chapitre particulier dans le prochain accord Verts-PS et que la santé continue d’être traitée comme un simple appendice du social. Un ministère de plein droit pour la santé est une nécessité, mais il faut s’interroger sur la pertinence d’un grand ministère de la santé et de l’environnement.
La Commission Santé des Verts a résumé cet objectif autour de cinq axes de propositions :
– construire un système plus efficace et plus démocratique, c’est-à-dire fonctionnant à partir d’objectifs de santé, sur une base régionale avec la création d’agences régionales de santé élues par l’ensemble des assurés,
– donner à la santé environnementale, au sens large, une place centrale dans le dispositif de santé,
– construire un nouveau système conventionnel et, plus largement, repenser la place et le mode de rémunération des professions de santé du point de vue des objectifs de santé,
– construire une véritable démocratie sanitaire, par la mise en place effective du droit des usagers et l’élection des organes de gestion du système de santé,
– ne plus laisser les lobbies économiques décider de la politique de santé.