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La délibération en mouvement : la démocratie interne chez les altermondialistes italiens
2005, par
A la question de savoir en quoi les altermondialistes se distinguent de leurs ancêtres sur le plan des pratiques démocratiques, Donatella della Porta, professeure de sociologie politique à Florence, et spécialiste des mouvements sociaux, apporte des éléments de réponse à partir de recherches menées auprès des militants des forums sociaux italiens [1]
Le désaccord persiste parmi les chercheurs pour identifier le lieu réel de la démocratie délibérative. Si l’essentiel de ce débat porte sur les acteurs institutionnels, quelque attention a aussi été consacrée aux mouvements sociaux dans ce cadre.
Les réflexions sur les modèles de démocratie ont grandement inspiré la pensée et la pratique des mouvements sociaux. Comme l’indique Kitschelt [2], "la lutte des mouvements libertaires de gauche renvoie à un ancien élément de la théorie de la démocratie, qui en appelle à une organisation de la décision collective diversement définie comme démocratie classique, populiste, communautaire, forte, de base, ou directe, contre la pratique démocratique contemporaine, définie comme réaliste, libérale, élitiste, républicaine, ou représentative."
Les mouvements sociaux ont donc essayé - avec plus ou moins de succès - de développer des structures organisationnelles basées sur la participation (plutôt que sur la délégation), la recherche du consensus (plutôt que le vote majoritaire) et des réseaux horizontaux (plutôt que des hiérarchies centralisées).
Néanmoins, comme pour d’autres formes de démocratie "appliquée", le fonctionnement concret de ces structures organisationnelles est loin d’être parfait. Les assemblées non-structurées tendent à être dominées par de petites minorités ; les ressources rhétoriques sont loin d’être également distribuées ; les plus engagés, ou les mieux organisés, monopolisent la parole ; les liens de solidarité tendent à exclure les nouveaux venus. Les modèles consensuels, développés pour contraster avec la "dictature" des minorités organisées, ont leurs propres problèmes, principalement liés aux processus décisionnels extrêmement longs (et parfois bloqués).
La recherche d’un modèle participatif, susceptible de dépasser ces limites, occupe une place prépondérante dans le mouvement altermondialiste, parce qu’il est hétérogène et transnational par nature, et qu’il s’est auto-défini comme un "mouvement de mouvements" en ceci qu’il incorpore de nombreux groupes sociaux, générationnels et idéologiques. Plus encore que les mouvements sociaux qui l’ont précédé, l’altermondialisme a une identité plurielle, une structure organisationnelle faiblement connectée, et des répertoires d’action multiformes [3]. Comment les principes de la démocratie délibérative s’appliquent-ils en interne ? Des solutions ont-elles été mises au point pour résoudre les problèmes soulevés plus haut ?
Des recherches ont été menées en ce sens sur les forums sociaux italiens, incluant de l’observation participante au sein des forums toscans, le sondage de participants au forum social européen de Florence de 2002, six focus-groups de militants florentins, des entretiens approfondis et l’étude des statuts des organisations [4].
Les études empiriques indiquent que le mouvement altermondialiste s’appuie sur les expériences du passé et s’efforce d’élaborer de nouvelles solutions, non sans les discuter, les adapter, etc. Ces militants rencontrent en grande partie les mêmes questionnements que leurs prédécesseurs, assortis d’opportunités et de défis nouveaux.
Une synthèse des nombreuses définitions de la démocratie délibérative pourrait consister à dire qu’il s’agit d’un processus communicationnel basé sur la raison (la force du bon argument), qui - dans des conditions d’égalité, d’inclusion et de transparence - est capable de transformer les préférences individuelles initiales, dans leur pluralité, pour aboutir à des décisions orientées vers le bien commun. Ainsi, toutes les parties prenantes à un problème (y compris les générations futures) doivent être incluses dans le processus d’élaboration de la décision, et pouvoir exprimer leur point de vue.
Diversité
La structure ouverte et inclusive, déjà typique d’autres mouvements (tels que le mouvement pacifiste et celui des femmes), apparaît chez les altermondialistes dans une version marquée par une réticularité élevée. Les campagnes et les contre-sommets internationaux, mais aussi les luttes locales, sont organisés par des structures en réseaux coordonnant des centaines voire des milliers de groupes. Les interviews des militants révèlent une fierté à l’égard de la "pluralité du mouvement". Ils présentent la diversité comme une valeur positive, et apprécient la possibilité de rassembler des individus aux opinions idéologiques, culturelles et religieuses les plus variées sur des objectifs communs.
L’observation participante dans les forums sociaux italiens montre néanmoins que la communication est fragmentée et que de petits groupes (souvent homogènes du point de vue générationnel) sont toujours visibles. Au niveau local, les forums sociaux ont des formats différents - habituellement plus inclusifs dans les villes où la droite est au pouvoir, et plus restreints dans les villes de gauche.
La valeur subjectivité
La démocratie délibérative requiert en théorie "quelque forme d’égalité apparente entre les citoyens" [5]. Pour le moins, "tous les citoyens doivent pouvoir développer les capacités qui leur donnent un accès effectif à l’espace public", et, "une fois en public, ils doivent jouir d’un respect et d’une considération tels qu’ils puissent influencer les décisions qui les affectent dans un sens favorable" [6].
La délibération doit exclure le pouvoir - coercitif -, mais aussi une inégalité de poids des participants, même s’ils représentent des organisations de taille ou d’influence différentes.
La recherche de l’égalité, dans les mouvements sociaux, et, plus encore chez les altermondialistes, est habituellement plus ambitieuse que dans la politique "institutionnelle", et va jusqu’à la critique du principe même de délégation. Les dirigeants existent mais leurs pouvoirs formels sont limités, et leur rotation vise à éviter la consolidation d’un leadership. Ils sont remplacés par des porte-parole, en grand nombre, afin d’empêcher les mécanismes centralisateurs. Leur mandat est généralement limité dans le temps et circonscrit à une thématique. Pour reprendre les mots de militants interviewés, "le passage de la représentation à la participation" signifie que "je n’ai pas à être représenté, mais [que] je me représente moi-même, si bien que j’ai moi-même à participer à quelque chose sans avoir à me sentir exclu.".
L’observation participante, de même que les entretiens et les focus groups, indiquent toutefois que, dans la pratique, l’égalité est difficile à mettre en œuvre. Les militants sont bien conscients du fait que, comme l’ont souligné de nombreuses recherches, l’assemblée risque d’être manipulée par des leaders bien organisés et des "petits chefs" en quête d’hégémonie. Ainsi, parfois, les décisions sont-elles prises "par ceux qui restent à l’assemblée le plus tard", et "tout le monde ne peut pas intervenir car un petit groupe (une caste politico-bureaucratique) tend à centraliser les mécanismes décisionnels" [7]. Les moyens d’appliquer concrètement le modèle horizontal restent encore à trouver.
Néanmoins, les potentialités de manipulation par les mieux organisés sont limitées par l’insistance des militants sur la subjectivité - ce qui réduit d’autant, en contrepartie, la capacité du mouvement à mobiliser effectivement ses membres. Lié à la multiplicité, le respect pour la subjectivité est, en fait, perçu comme un aspect nouveau et positif du mouvement. Contrairement au modèle totalisant du militantisme dans les mouvements passés, il y affirmation de la valeur des expériences et capacités individuelles. Comme l’emphase est sur l’individu, avant d’être sur l’organisation, le militantisme doit respecter les diverses "subjectivités", au lieu de les annihiler dans la communauté.
La transparence, jusqu’à quel point ?
La théorie de la démocratie délibérative met souvent en avant la valeur de publicité. La publicité tend à "remplacer le langage de l’intérêt par le langage de la raison" [8]. Chez les altermondialistes, les assemblées publiques (et ouvertes également aux non-membres et observateurs extérieurs) ont la fonction symbolique de corps décisionnaire formel. Pourtant, là encore, l’idéologie se heurte à la pratique : des rencontres de dirigeants ont lieu en coulisses, et l’apparition d’une solidarité interne réduit l’ouverture à l’extérieur (les nouveaux venus peinent à s’intégrer) ; l’opacité des mécanismes de décision est une complainte largement répandue (court-circuitage de l’assemblée par les mieux organisés).
Au-delà de ces problèmes, la valeur d’ouverture semble être toutefois une caractéristique de ces mouvements. A l’image du forum social mondial, et du forum social européen, les forums sociaux italiens locaux se définissent comme des arènes publiques, ouvertes à la discussion permanente : un forum est, dans cette interprétation, "une tribune pour la société civile locale" [9].
La valeur du savoir
La démocratie délibérative est basée sur la raison : les gens sont convaincus par la force du meilleur argument, circulant dans des flux de communication horizontaux, de sources multiples [10]. Dans quelle mesure la "raison" discursive est-elle alors importante pour les mouvements sociaux, qui s’appuient largement sur les affects afin de mobiliser leurs soutiens [11] ?
Notre recherche sur les altermondialistes met en évidence un haut degré de respect et d’appétence pour le savoir et les compétences spécifiques, comme en témoignent la présence visible d’universitaires et la structuration du forum en groupes de travail thématiques. Cependant, le savoir n’est pas présenté sous une forme élitiste comme étant l’apanage de quelques-uns, mais comme venant de la riche subjectivité du plus grand nombre. A côté des compétences substantielles spécifiques (sur les questions d’environnement, de migrations, de politique sociale, d’urbanisme, de genre, d’information ou de droits civiques), on voit émerger des compétences relationnelles transversales (médiation des conflits, dialogue et écoute).
Tolérance et consensus
La démocratie délibérative est consensuelle et non majoritaire ; plutôt que de se compter et de négocier, les gens essaient de se convaincre de la justesse de leurs arguments par le biais du débat. Ainsi, dans le mouvement altermondialiste, la procédure de vote suit généralement un débat large orienté vers la recherche d’un consensus, lui-même assorti d’une machinerie sophistiquée de rôles formels (pour surveiller le temps de parole, etc.) et de gestes (d’approbation silencieuse, de rappel à l’ordre…), et se résume à l’adoption de documents finals, aussi bien dans les assemblées locales que dans les forums mondiaux. Le rôle du consensus - même "limité" - est souligné dans les statuts de nombreuses organisations appartenant au mouvement, et a été réaffirmé au forum social de Gênes, en mars 2003, comme un moyen de "travailler à partir de ce qui unit et de continuer à discuter sur ce qui divise… de sorte que chacun puisse considérer comme siennes les décisions prises, malgré des degrés de satisfaction différents" (cité par Fruci, 2003, p. 189).
La valeur de la contamination
La démocratie délibérative diffère des conceptions de la démocratie comme agrégation de préférences exogènes dans la mesure où le débat public est censé "attirer les identités et les intérêts citoyens dans les voies de la construction du bien public" (Cohen, 1989, pp. 18-19). Ce point pose davantage de problèmes dans la mesure où les militants des mouvements sociaux ont souvent des préférences bien ancrées ; de plus, le pluralisme de l’altermondialisme se heurte à la construction d’un discours commun. Des valeurs communes apparaissent pourtant dans l’action collective, surtout à petite échelle (dans les groupes de travail) où des efforts sont déployés pour s’approcher au maximum du modèle participatif pour des consensus où les motivations sont réellement partagées par le plus grand nombre.
On voit donc que, pour éviter les tendances à la centralisation et à la bureaucratisation, le mouvement altermondialiste recourt largement aux principes de la démocratie délibérative, que ce soit dans son idéologie organisationnelle, ou dans les discours de ses militants. Il est original par son pluralisme et sa valorisation de l’inclusion, de la subjectivité et de la diversité. Bien que l’horizontalité et la participation soient favorisées par de nombreuses règles organisationnelles, les militants se plaignent toujours de l’opacité des prises de décision. Si les débats ne sont pas dépassionnés, les groupes de travail sont néanmoins valorisés par les militants comme des lieux de constitution d’un savoir spécifique et d’idées communes. Une innovation vis-à-vis des formes de démocratie participative du passé réside dans l’invocation formelle de méthodes consensuelles, présentes dans les statuts, accompagnées de rôles spécialisés de facilitateurs, et défendues par les militants.
Donatella della Porta
[1] Ce texte est une version abrégée (par la rédaction d’EcoRev’) d’une communication intitulée "Deliberation in movement : why and how to study deliberative democracy and social movements ?", présentée à la conférence "La démocratie délibérative", Institut Universitaire Européen, Florence, mai 2004.
[2] Kitschelt H., 1993, "Social Movements, Political Parties, and Democratic Theory", in The Annals of The AAPSS, 528, p. 15.
[3] Andretta M., della Porta D., Mosca L., Reiter H., 2002, Global, noglobal, new global. La protesta contro il G8 a Genova, Bari-Roma, Laterza. Ainsi que della Porta D. et Mosca L. (dir.), 2003, Globalizzazione e movimenti sociali, Roma, Manifestolibri.
[4] della Porta D., 2005, Making the Polis : Social Forums and Democracy in the Global Justice Movement, in Mobilization, à paraître.
[5] Cohen J., 1989, "Deliberation and Democratic Legitimacy", in Hamlin A. et Pettit P. (dir.), The Good Polity, Oxford, Blackwell, p. 18.
[6] Bohman J., 1997, "Deliberative Democracy and Effective Social Freedom : Capabilities, Resources, and Opportunities", in Bohman J. et Rehg W. (dir.), Deliberative Democracy : Essays on Reason and Politics, Cambridge : MIT Press, pp. 323-324.
[7] Propos rapportés du forum social de Catania, par Piazza et Barbagallo, 2003, "Tra globale e locale. L’articolazione territoriale del movimento per una globalizzazione dal basso : i social forum in Sicilia", papier présenté au congrès annuel de la Società Italiana di Scienza Politica, Trento, septembre.
[8] Elster J., 1998, "Deliberation and Constitution Making", in Elster J. (dir.), Deliberative Democracy. Cambridge : Cambridge University Press, p. 111.
[9] Fruci et Gian Luca, 2003, "La nuova agorà. I social forum tra spazio pubblico e dinamiche organizzative", in Ceri P. (dir.), La democrazia dei movimenti, Soveria Mannelli, Rubettino, p. 174.
[10] Habermas J., 1981, Theorie des Kommunikativen, Frankfurt am Main, Suhrkamp. Et Habermas J, 1996, Between Facts and Norms : Contribution to a Discursive Theory of Law and Democracy, Cambridge : MIT Press.
[11] Jasper J.M., 1997, The Art of Moral Protest. Culture, Biography and Creativity in Social Movements, Chicago, The University of Chicago Press.