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Savoir, apprendre, transmettre. Une approche psychanalytique du rapport au savoir

Françoise Hatchuel

lundi 16 mai 2005, par Bruno Villalba

La Découverte, 2005, 160 pages, 12 euros

Le livre présente les travaux du collectif "Savoirs et rapport au savoir" de l’Université Paris X-Nanterre, animé, entre autres, par Jacky Beillerot. Ces travaux portent sur les rapports complexes que nous entretenons avec l’apprentissage du savoir. Le livre est écrit à la première personne : Françoise Hatchuel, maîtresse de conférences en science de l’éducation, se fait à la fois porte-parole, interprète et éclaireuse dans la présentation de ces travaux. Ceux-ci sont menés dans une perspective à la fois scientifique et militante : en décryptant les mécanismes du psychisme humain lorsqu’il se confronte au savoir, on participe en même temps à une entreprise de libération de l’individu ; mieux conscient des dominations internes et externes que génère ce rapport au savoir, l’individu peut s’autonomiser et se construire plus librement. Mais cette relation n’est pas principalement rationnelle ; elle puise aussi dans les méandres de l’inconscient de l’individu apprenant, mais aussi de celui qui "transmet" ces savoirs et, parfois à son insu, impose un cadre de compréhension et d’utilisation de ces connaissances.
Le post-scriptum (p.143-147) suffirait pleinement à justifier de l’intérêt - et de la sensibilité - de ce livre. F. Hatchuel y traite de la "transmission", mais aussi de la dette que l’on a vis-à-vis de celui par qui se construit et s’amplifie l’autonomie. Le manuscrit s’achevait lorsque J. Beillerot décédait. En quelques lignes, F. Hatchuel montre combien nous sommes tout à la fois dépendant de ce rapport à l’autre dans la construction de notre personne -J. Beillerot, non pas le maître, mais le repère, l’indicateur - et tout à la fois nécessairement indépendant vis-à-vis de cet autre. Car la transmission est aussi une double trahison ; trahison de celui qui plaide pour l’autonomie de l’autre mais regrette son émancipation ; trahison de celui qui s’approprie à sa manière, par transgressions successives, le savoir de l’autre. Cette ambivalence profonde du rapport au savoir est concentrée dans ces quelques pages finales, touchantes par ce témoignage de l’intellectuelle qui doit à la fois reconnaître sa dépendance à l’autre et s’affirmer comme sujet singulier, au risque de s’éloigner de celui par qui elle a si bien pu se construire... : "celui qui m’a ouvert un espace de savoir et de pensée, avant de contribuer à m’y donner une place" (p. 143).
En huit chapitres, condensés et clairs (l’écriture ne sombre jamais dans un verbiage universitaire), l’auteure rappelle les principales notions théoriques de ce rapport au savoir, présente les méthodes, les disciplines mobilisées (psychanalyse bien sûr, mais aussi anthropologie ou sociologie). Une telle confrontation risquerait d’aboutir à une vision morcelée. Au contraire. Le résultat du travail collectif et collaboratif entrepris depuis des années se constate à chaque fois que F. Hatchuel invoque les travaux de ses collègues. Et puis surtout, elle illustre l’ensemble en mobilisant des personnes, filles ou garçons, ballottées entre les savoirs imposés et leurs désirs informulés de connaissances (et donc de liberté). La tension permanente entre un sujet qui désire s’émanciper mais qui craint de s’isoler constitue l’une des trames centrales du livre. L’on peut voir une belle illustrations de ces mouvements d’avancée et de régression dans le labyrinthe de l’artiste franco-mexicain Paul Vaussane que l’auteure a choisi pour la couverture.
S’il nous faut bien apprendre, il faut en même temps comprendre les jeux de pouvoir qui conditionnent toute relation d’apprentissage. L’individu - pas seulement celui qui est en situation d’apprentissage, mais aussi celui dont c’est la fonction que de transmettre - est seul, face à ce pouvoir du savoir ; l’auteure montre alors combien "ce ne sont pas les savoirs en eux-mêmes qui sont ou non émancipateurs mais bien la posture avec laquelle on les aborde, la façon dont on se situe par rapport à eux et ce qu’on en fait" (p. 34). Le chapitre 5 est à cet égard particulièrement réussi. Sur le thème "Savoir et exclusion : l’exemple des femmes", il échappe à la présentation commune du rapport des femmes au savoir : "La manière dont la société prend en compte la différence hommes-femmes nous semble donc archétypique de la façon dont, plus généralement, elle traite de la différence, le plus souvent en installant des mécanismes de séparation et de domination" (p. 70). En insistant sur les pratiques sélectives dans la manière de présenter le rapport au savoir aux filles, mais aussi sur la manière dont les filles se conforment à un certain type d’usages de ces savoirs, l’auteure démonte un mécanisme dans lequel la fille n’est pas simplement victime, mais, à son corps défendant, complice de son exclusion du monde de l’usage libre du savoir. Propos de militante féministe, dirons quelques esprits chagrins... Bien sûr, la part militante n’est pas absente ; mais elle s’efface largement devant la cohérence et la pertinence de la démonstration. L’auteure montre à quel point, même dans un mécanisme de soumission volontaire comme l’est - trop souvent - l’acte d’apprentissage, l’individu garde une part de liberté : "le savoir n’exonère pas de la responsabilité individuelle" (p. 140) ; et l’on serait tenté de rajouter, pas plus que l’ignorance.
La démonstration aurait dû renforcer le travail de confrontation des savoirs. Les chapitres, en raison parfois de leur brièveté, présentent une trame parfois trop linéaire (par exemple dans l’établissement des rôles sociaux de "l’élève" et du "maître"). En réalité, un sujet est souvent confronté à une multitude de savoirs. Comment dès lors saisir les hiérarchies dans cette tour de Babel des savoirs ? Par ailleurs, sommes-nous si seuls face au savoir ? La construction de notre rapport au savoir est le résultat d’une rencontre improbable entre notre "inconscient" et les institutions socialisatrices (famille, école, etc.) du savoir. Le livre insiste davantage sur cette piste du rapport individuel ; il n’empêche que la contrainte normative "de ce qu’il faut savoir" n’est pas absente dans ce mécanisme d’imposition de la connaissance. Comme l’avait montré Illich, l’école n’a rien d’un organisme neutre de transfert de savoir, mais constitue avant tout un lieu de conformisme (attitudes mais plus encore comportements sociaux attendus). Le livre aurait sans doute parfois dû mieux restituer l’importance de cette contrainte sur la construction du sujet apprenant (voir "savoir et socialisation", p. 51-56).
Il n’est donc finalement pas évident de "travaille[r] bien à l’école si tu veux un bon métier plus tard"... Et l’on mesure tout le risque qu’il y a pour un enfant de prendre le risque d’apprendre et de devenir "grand", à l’égard de ses parents, ses amis ou ses maîtres. Que l’on soit parent, enseignant, élève, bref, acteurs de l’apprentissage, mais aussi sujet du savoir, ce livre offre de nombreuses réponses.

Bruno Villalba