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Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire
Michael Hardt et Antonio Negri
lundi 16 mai 2005, par
La Découverte, 2004, 407 pages, 22 euros.
Avec Multitude et son premier volet Empire, nous avons enfin la première tentative de philosophie politique à la hauteur de l’exigence de penser le système monde et les forces qui s’y opposent, une réflexion d’envergure sur ce que l’on peut considérer comme de nouvelles formes d’internationalisme des luttes sociales contre les offensives du capital globalisé.
C’est un essai ambitieux, cohérent et conséquent pour formuler une théorie politique à propos de la nature des forces sociales et des enjeux exprimés dans les nouvelles formes de luttes, une tentative sans équivalent du côté d’une pensée anti-capitaliste, au moins par l’ampleur du balisage qu’elle propose de notre situation et par les interrogations qu’elle suscite, et qui pourrait se révéler une incitation salutaire pour tous ceux qui essayent de penser, de sonder les dynamiques altermondialistes, la transversalisation des luttes pour des alternatives. Il ne s’agit sûrement pas d’une bible pour les nouveaux militants, ni d’un nouveau "Manifeste communiste" qui fixerait des perspectives pour la constitution de sujets politiques. Les auteurs le reconnaissent : "Qu’on ne s’attende pas à ce que notre livre réponde à la question "Que faire ?" ou propose un programme d’action concret" (p.10). Mais ils se fixent tout de même comme objectif ambitieux "d’élaborer les bases conceptuelles sur lesquelles un nouveau projet de démocratie puisse se construire" (p.11). Nous serions en effet pour la première fois à un moment de l’histoire où la démocratie est sur le point de devenir une possibilité réelle, alors que paradoxalement nous sommes dans un temps où la guerre, non seulement sous sa forme militaire et destructrice mais comme matrice générale des rapports de pouvoir, devient un état permanent et généralisé, entraînant une dissipation des processus démocratiques.
Empire essayait de brosser un portrait de la nouvelle configuration de la souveraineté supra-nationale du capital mondial globalisé et des mutations des formes de gouvernementalité en cherchant à identifier les tendances, les dynamiques qui ont conduit à ce développement. Avec Multitude, "nous nous efforçons de comprendre la nature de la composition de classe globale de la multitude" (p.11). Et l’on voit que l’ancien dirigeant de Potere Operaio n’a pas abandonné sa méthode d’analyse des beaux jours de l’opéraïsme, c’est-à-dire une méthode qui tend à déduire la subjectivité de l’analyse de la composition spécifique du système productif.
Mais qu’est-ce que la "multitude" ? Comment se définit ce concept ? A quoi sert-il ? L’emploi de ce terme se justifie par la dilution des classes sociales du capitalisme industriel et la nécessité d’identifier la multiplicité des situations productives exploitées par le capital. Multitude est avant tout un concept de classe.
Revenons précisément sur la façon dont est défini le concept, car deux niveaux vont se confondre dans la construction de l’argumentation : au niveau ontologique et au niveau politique, au niveau de la description de la multitude comme catégorie socio-économique, et au niveau du processus de subjectivation politique, de la manière dont se constitue un sujet politique. Car Multitude voudrait tenir deux choses en même temps : d’abord nommer la multiplicité des subjectivités productives, ensuite trouver une "nature commune" (p.132) à cette diversité des situations, la politique étant fondée sur cet être commun. Le sujet productif définit le sujet politique.
La multitude, c’est à un premier niveau la composition sociologique de l’ensemble des producteurs sachant que tout le monde participe d’une production désormais devenue sociale. La multitude est composée "de toutes les différentes figures de la production sociale" (p.9), devenue essentiellement biopolitique. Elle regroupe donc un ensemble de situations très diverses, de pratiques, de formes de vie, de "singularités", mais simplement définies comme autant de modes d’une "substance ouvrière commune" (p.157). La multitude serait le contenu dont l’empire serait la coquille !
S’il n’est pas possible d’évoquer de manière exhaustive l’ensemble des questions qui posent problème dans ce gros livre, il est possible de résumer brièvement la thèse de fond. Reprenant ses analyses sur le travail immatériel (que l’on retrouve dans les théories du " capitalisme cognitif "), Negri et Hardt définissent l’originalité de la multitude à partir de ce qu’il considère comme les nouvelles qualités de la force de travail productrice de valeur. L’argumentation est assez simple ! Le post-fordisme nous aurait mené à une phase de la production capitaliste où toutes les capacités productives, toutes les modalités du travail sont devenues un réseau d’une coopération sociale diffuse à l’intérieur de laquelle le capital n’opérerait plus la maîtrise du processus de travail. Les forces de travail vivantes se seraient réappropriées la totalité des "forces productives", le travail se serait émancipé ! La division du travail qui permettait au capital de se poser en organisateur de la production a disparu car le travail s’est réapproprié les moyens de production intellectuels en devenant de manière tendanciellement hégémonique travail immatériel. Désormais, "le travail tend à produire lui-même directement les moyens de production que sont l’interaction, la communication et la coopération" (p.180). Les puissances et les produits de la production deviennent des biens communs. Les auteurs se trouvent ainsi contraints à supposer une unité, une homogénéité, une congruence à ces "forces productives" comme fond commun qui serait parasité par le capital ; passant ainsi à côté du fait que l’alternative, la division, la rupture, l’interstice ne passent pas entre la forme socialisée de l’activité et le pouvoir, mais dans l’activité elle-même ! Du coup, il n’y a aucune problématisation de la production du savoir, des connaissances, des sciences qui ne sont plus définis par un milieu mais par une faculté générique abstraite. Le travail deviendrait ainsi une "communauté productive biopolitique" au-dessus de laquelle se tient le biopouvoir. Le pouvoir capitaliste est pensé en extériorité à la coopération de la multitude. Il y a entre eux différence de nature, hétérogénéité. La production ne serait que parasitée après-coup par une appropriation privative, et soumise à un pouvoir posé comme transcendant !
Multitude sert à poser l’idée d’un sujet diversifié de cette nouvelle production, sujet construit par la liaison d’une diversité d’activités productives qui communiquent et coopèrent entre elles.
Contrairement à la classe sociale, "la multitude est ainsi un sujet multiple, intérieurement différencié, qui ne se construit pas et n’agit pas à partir d’un principe d’identité ou d’unité (et encore moins d’indifférence), mais à partir de ce qui lui est commun." (p.126) Ce dernier mot est peut-être LE concept central qui pour Negri et Hardt permet de caractériser la multitude. Dans leur système de pensée de Negri, il s’agit bien d’un concept important, mais ce terme qui revient à quasiment chaque page du livre et qui sert de fondement à l’argumentation est en fait une sorte de signifiant caméléon, une évocation plutôt inconsistante. En fait, un véritable fourre-tout dans lequel on trouve pêle-mêle tout ce qui ne rentre pas dans la catégorie juridique de propriété privée (public, accès libre, patrimoine commun, coutumier, inapropriable, droit d’usage), comme si ces différentes formes ne renvoyaient pas à des antagonismes irréductibles ainsi qu’en témoignent les luttes paysannes sur les semences, interprétées de manière erronée p.140. (Là-dessus, voir EcoRev’ n°16).
D’abord, parce que ce qu’il entend par commun est un donné, un présupposé, alors qu’une démarche politique implique qu’il est à construire ! Ensuite parce qu’il est appréhendé par la réduction des singularités à leur plus petit commun multiple ! Et parce que ce commun isolé n’est peut-être que la prédétermination des formes de vie par les dispositifs de pouvoir de la gouvernementalité capitaliste.
C’est, entre autres, tout cela qui vicie la théorie de la multitude, dans la mesure où de ce fait, les auteurs réunifient sous une catégorie de commun des pratiques singulières hétérogènes qui s’opposent de manière irréductible sur la construction de la réalité, réunifie des pratiques dont les unes sont fondées sur la disqualification des autres, définit comme homogènes des formes fondées sur la gouvernementalité capitaliste, comme par exemple celle du chercheur indépendant agent d’un intérêt public défini et garanti par l’Etat, et ceux qui s’y opposent activement sur le terrain des innovations par une autre conception de la recherche, du savoir, des manières de fabriquer une réalité qui importe à tous ceux qui y prennent part.
A confondre ainsi puissance des sujets et modalités effectives de leur productivité, à confondre le réseau des activités définies par les dispositifs de captation, normalisation et singularités entre lesquelles aucun commun ne peut être donné a-priori, l’analyse de Négri-Hardt ne peut aboutir qu’à des résultats politiques catastrophiques.
Didier Muguet