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Plaidoyer contre les marchés des droits à polluer

novembre 2000, par Jérôme Gleizes, Yann Moulier-Boutang

Le choix d’un marché des quotas négociables est le résultat du compromis de Kyoto. Est-ce vraiment un mécanisme efficace ? Peut-on ainsi internaliser la biosphère dans la
sphère du calcul économique ? Marchandisation, financiarisation, échange inégal… quels pourront-être les effets pervers de ce mécanisme ?

Le débat sur les droits à polluer est un débat difficile car il repose sur des bases fallacieuses. Les conséquences de l’effet de serre sont les crises écologiques globales et majeures de demain. Si nous partons d’un constat commun, il faut agir pour stopper l’effet de serre ou du moins limiter ses effets néfastes. Il faut arrêter les émissions excessives de CO2, et comme le dit Alain Lipietz, cesser de considérer que la pollution doit être libre et gratuite. Mais cela ne passe pas pour autant par l’instauration d’un marché des droits à polluer, même par un "système à la Agarwal" ou un système de quotas planifiés.
Argumentons en trois temps, en commençant par le plus simple mais le plus contestable, l’argument de l’extension de la marchandisation à la pollution, qui cache en fait un argument plus pernicieux, l’extension de la sphère financière, pour arriver à l’incompatibilité entre cette logique économique et une réalité biophysique.

Le refus de la marchandisation de la pollution

Marchandisation quand nous accordons un droit à polluer à chacun d’entre nous ou à des États. Nous avons chacun et chacune dans l’hypothèse d’Agarwal, le droit d’émettre 500 kg de carbone par an. Aujourd’hui, un Américain émet 5 000 kg, un Bengali, 60 kg. Comme il est aujourd’hui politiquement impossible de réduire le niveau américain d’émission, les économistes et les politiciens décident de mettre en place un mécanisme de marché jouant sur les effets incitatifs. Les Américains auront la possibilité d’acheter des droits à polluer aux Bengalis ou aux Russes, ce qui en fait correspond à un mécanisme de transfert financier du Nord vers le Sud et vers les pays en déclin économique comme la Russie. Le fait d’être sous-pollueur constitue donc une richesse virtuelle.
Pour que ce mécanisme soit efficace, cela suppose la mise en place d’une institution internationale de régulation capable à la fois de mesurer et de sanctionner en cas de non-respect des émissions, eu égard au niveau d’émission accordé ou acheté. Il faut donc une institution capable de vérifier, alors que l’ONU n’est pas capable de se déplacer en Tchétchénie. Il faut une institution capable de sanctionner, alors que le BIT n’est pas capable de faire appliquer des conventions ratifiées, telle celle interdisant l’esclavage. Quelle peut donc être une telle institution capable de faire respecter une réduction de la pollution ? À la place, la loi du plus fort va s’imposer -en l’occurrence, du plus riche- autrement dit, la loi des États-Unis, continuant à avoir une essence à 2 F 50. Les tempêtes et autres catastrophes naturelles pourront ainsi se multiplier sur des zones déjà très fragiles comme le Bangladesh, l’Amérique centrale.

Le danger de la financiarisation

Financiarisation, car un droit à polluer est aussi l’invention d’un nouvel actif financier qui sera monnayable dans une bourse. Cet actif aura la particularité d’être le premier actif global, échangeable partout, dans toutes les bourses car un droit à polluer est le même pour un Fidjien que pour un Canadien. L’actif le plus universel aujourd’hui est le dollar, le moyen de paiement le plus utilisé dans le monde, mais il reste que pour un Français, il doit être converti en francs français pour avoir une valeur. Le droit à polluer pourrait devenir l’actif sous-jacent à de nombreuses transactions n’ayant rien à voir avec sa raison d’être première. N’oublions pas que la bourse de Chicago, celle où se négocie le premier droit à polluer, celui du SO2, est devenue la première bourse mondiale en détournant un autre actif financier, l’option qui permettait aux agriculteurs de se couvrir contre les variations des prix agricoles. Le droit à polluer est une aubaine pour les marchés financiers. Le droit à polluer est techniquement l’équivalent de la monnaie du FMI, les Droits de Tirages Spéciaux, sauf que les seconds sont sans contrepartie alors que les premiers sont fonction du niveau de non-pollution par tête d’habitant. N’aurait-on pas un mécanisme plus simple pour à la fois financer les pays du Sud et réduire les émissions de CO2 ?

L’internalisation impossible

Cette solution d’internaliser dans le marché et par le marché des externalités négatives plutôt que de recourir à la taxation et à la contrainte publique (ce à quoi revient l’argument des partisans de l’émission de droit de pollution) suppose une parfaite mobilité des facteurs, des droits, des capitaux et comble du comble des populations si l’on veut que des effets de réallocation des émissions ne s’opèrent à moyen et long terme.
Or il est facile de voir : a) argument théorique, que ces conditions relèvent de la vieille utopie libérale sur
l’efficience des marchés dans l’allocation des ressources rares ; b) argument factuel, qu’il faudrait que les disponibilités financières qui seraient théoriquement attribuées aux pays hypo-pollueurs soient employées soit à réduire leur propre niveau de pollution (la Russie est de ce point de vue en situation de coma dépassé sur le plan des hydrocarbures, du nucléaire, etc.), soit à s’industrialiser de façon propre, ce qui ne paraît vraiment pas leur première priorité.
Il est à noter qu’un système de taxation et/ou d’amende est aussi une internalisation mais du seul point de vue des agents privés ; elle n’est pas une internalisation pour l’État et la collectivité qui continuent alors à qualifier l’air et l’atmosphère terrestre de ressource rare non renouvelable donc non marchandisable. Alors que dans le cas d’une émission de droits de polluer, l’air devient un bien comme un autre, comme s’il était renouvelable. Si c’était le cas, il serait indifférent de procéder par incitation indirecte des agents via l’impôt, l’amende ou la création d’un marché ; et parfois la dernière solution serait plus efficace. Mais le hic, c’est que l’air ne sera jamais produit par un marché quelconque. Fixer des objectifs quantifiés de réduction des émissions à travers un mécanisme de quotas n’est pas une alternative car il est facile de passer d’un système par quantité à un système de prix grâce aux prix duaux et donc de revenir au marché.
Les objectifs de réduction ont été fixés à Kyoto, maintenant il faut définir les moyens d’y parvenir, les politiques structurelles nécessaires et les moyens de les financer.

L’incompatibilité de la logique économique avec la logique écologique

Mais arrivons à l’essentiel de notre argumentation. En tant qu’écologistes, notre bataille est de permettre aux générations futures d’avoir une planète vivable. La mise en place d’un marché des droits à polluer suppose que les conséquences de l’effet de serre soient uniformément réparties sur la terre, c’est-à-dire que le Fidjien subisse les mêmes conséquences que le Sibérien. Or, cela est faux car le Fidjien doit élever des digues contre la montée des eaux alors que le Sibérien bénéficie du réchauffement de la planète. Le Fidjien pourra toujours vendre ses droits à polluer aux États-Unis pour financer la construction des digues !
Tout cela est insuffisant car le temps biophysique n’est pas le temps économique. Nous subissons actuellement les conséquences des premières révolutions industrielles. Les émissions d’aujourd’hui ne feront effet que dans cinquante, cent ans. Nous sommes dans des processus irréversibles qui ne nous permettent pas d’attendre que le marché s’ajuste mais demandent des mesures structurelles prenant effet tout de suite. Un marché des droits à polluer pourrait à la rigueur être efficace -tel celui du SO2- pour ajuster à très court terme des goulets d’étranglement très localisés -comme le Nord-Ouest américain- mais comment pourrait-il réguler un mécanisme biophysique, l’effet de serre qu’aucun modèle n’arrive à analyser, avec des effets différenciés et irréversibles ?
Nous ne pouvons pas nous limiter aux effets incitatifs d’un marché des droits à polluer mais nous devons prendre des décisions claires telles que l’inversion des choix de transport de l’individuel au collectif.
Les pays occidentaux font preuve d’une belle hypocrisie car ils préfèrent acheter des droits à polluer aux pays du Sud plutôt qu’augmenter leur aide au développement, car ils préfèrent des mécanismes incitatifs de court terme au lieu de vraies politiques de moyen et long terme (infrastructures, transports collectifs, normes d’isolations…), car ils préfèrent des mécanismes anonymes au lieu d’aider directement les pays touchés par le réchauffement de la planète tel le Bangladesh, car en ne prenant qu’une partie du problème, l’augmentation du CO2, ils laissent la porte ouverte à l’énergie nucléaire.

Et maintenant

Le choix d’un marché des quotas négociables était le résultat d’un compromis à Kyoto, mais il ne constituait pas la seule solution pour réduire l’émission de CO2. Et les derniers arbitrages gouvernementaux augurent mal de la réelle volonté gouvernementale en fait de réduction des émissions : relance du programme autoroutier, baisse de la TVA sur l’essence… À quand une Taxe Générale sur les Activités Polluantes pour les industries émettant du CO2, à quand une imposition réelle de normes de pollution à ces même industries ? À quand une réelle politique de lutte contre l’effet de serre ? Lutter contre l’effet de serre demande des mesures structurelles car il y a urgence.
Nous avons une responsabilité à inverser les politiques actuelles pour réduire effectivement les gaz à effets de serre. Les droits à polluer ne peuvent être qu’une solution technique myope faussement séduisante mais aucunement une solution en soi car les risques de dérive font que même localement, cette technique ne peut pas être défendue. Ne faisons pas de compromis avant que les négociations n’aient commencé !