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Confessions d’un voleur

Laurent Chemla

octobre 2002, par Guillaume Chambriat

Laurent Chemla, Confessions d’un voleur, Denoel, 2002, 19 euros

La personnalité de l’auteur fait la spécificité de ce n-ième ouvrage sur
internet : Laurent Chemla est non seulement un informaticien ayant vécu les
débuts d’internet de l’intérieur, mais aussi un homme public, engagé de
longue date dans les luttes liées à ce thème [1] ; ce livre est de plus
téléchargeable gratuitement sur http://www.confessions-voleur.net.
L’auteur a tenté de couvrir de manière exhaustive le vaste sujet qu’est
l’impact d’internet sur la société, ce qui donne à cet ouvrage un petit
côté "fourre-tout" : certains chapitres n’apportent rien à l’analyse, et
leur juxtaposition, sans grande cohérence, nous fait chercher en vain le
plan et l’unité qui font défaut ici. De plus, certains thèmes chers à
Laurent Chemla, tels que la non-responsabilité des intermédiaires
techniques, sont omniprésents dans l’ouvrage, au point que ces redites
pourraient être pénibles, n’était son indéniable talent de conteur : le
savoureux portrait de la startup (chap. 12) mettra définitivement rieuses
et rieurs de son côté.

Il faut dire que Chemla fait preuve de pédagogie, en vulgarisant élégamment
les concepts techniques nécessaires à la bonne compréhension du mystérieux
univers des réseaux ; de ces considérations techniques il tire, parfois de
manière un peu rapide, des conclusions de portée sociétale.

Certes, on ne peut qu’adhérer quand il rêve d’appliquer au monde les
principes en vigueur dans la communauté du logiciel libre : partage,
coopération bénévole et gratuité ; cette société en réseau est, en effet,
un vivant exemple de la viabilité du mode de production coopératif, et des
notions comme la propriété collective et la gratuité en sont constitutives
 ; de même, Chemla explique avec raison que ces pratiques sont fondatrices
d’internet : le réseau des réseaux repose depuis sa naissance sur des
technologies standardisées et ouvertes, utilisables par tou-te-s, comme le
protocole TCP/IP, qui permet la communication entre tout type d’ordinateur.
Enfin, le règne de l’immatériel tend, en dissociant support et contenu, à
supprimer le filtre éditorial lié aux supports traditionnels, ce qui permet
à chacun-e d’être son/sa propre éditeur/rice sur le réseau. En ce sens,
internet pourrait être la base d’un processus de communisation du savoir
humain.

Toutefois, il est permis de douter quand, partant de ces constats, Chemla
voit comme inéluctable l’évolution vers une nouvelle économie, non-
marchande et basée sur ces valeurs.

Car il oublie que l’accès aux technologies numériques est assujetti aux
fournisseurs des tuyaux qui transportent les données, entreprises dont
l’objectif n’est bien évidemment pas l’intérêt général, et le matériel
utilisé par ces technologies de pointe requiert un mode de production basé
sur l’ultra-spécialisation, et donc sur la foi en l’expertise, ce qui est
fort éloigné de l’idéal de réappropriation/démocratisation des techniques
véhiculé par les logiciels libres.
De plus, les pratiques de partage ne sont en réalité guère répandues sur
internet ; les utilisateurices de logiciels semblables à Napster [2], loin
d’être conscient-e-s de leur appartenance à une communauté reposant sur la
gratuité, ont généralement une pratique consommatrice et individualiste :
illes ne contribuent (en donnant) que lorsque le logiciel les y oblige.
Enfin, et ceci n’apparaît pas dans ces Confessions, les fournisseurs
d’accès à internet (F.A.I.) proposent des connexions à internet dont le
débit ascendant (de l’utilisateurice vers internet) est largement inférieur
au débit descendant (d’internet vers l’utilisateurice) ; ce détail
technique, qui pourrait paraître anodin, en dit long sur l’état de
consumérisation des internautes.
Ces obstacles doivent tempérer l’optimisme de Chemla, qui va jusqu’à
conclure que, grâce à internet, "l’économie libérale n’a pas de beaux jours
devant elle".

Un autre thème récurrent dans ce livre est le droit sur internet. Chemla
refuse, à juste titre, que les intermédiaires techniques soient
responsables des contenus qu’illes hébergent ; non seulement, et l’affaire
Altern l’a montré, ce peut être mortel pour les hébergeur/se/s bénévoles ou
mutualisé-e-s ; mais pire encore, ceci donne aux prestataires de services
le pouvoir de faire régner la "justice" sur internet, de décider de ce qui
est légal ou non. Or, on l’a vu, ces prestataires de services sont
généralement issus du côté obscur de la lutte des classes, et même si,
comme le souhaite l’auteur, l’état ne délègue pas aux entreprises le rôle
de shériff du web, qui peut empêcher ces dernières de censurer les contenus
qu’elles hébergent en fonction de leurs intérêts propres ? Alors...
internet, terrain neutre pour la libre expression ? On peut en douter, tant
est grande la dépendance envers les marchand-e-s. Et quand on sait de plus
que la LSQ (loi sur la sécurité quotidienne) transforme les intermédiaires
techniques en véritables auxiliaires de police, chargé-e-s de conserver
l’historique des connexions des internautes... alors on sort au plus vite
des griffes des marchand-e-s collabos, en optant pour des prestataires
alternatifs [3], dont l’auteur ne souffle hélas pas mot.

Chemla imagine d’autre part que, grâce à internet, le sud saute l’étape de
l’économie traditionnelle pour aller directement vers une économie
dématérialisée ; mais, s’il est vrai que la connexion à internet par réseau
hertzien et l’utilisation de logiciels libres règlent une partie des
problèmes matériels que l’on peut entrevoir, Chemla précise lui-même que
les ordinateurs actuels, fragiles, ne sont pas adaptés aux climats chauds
ou humides, et supportent très mal la poussière ; d’où ce qu’on pourrait
appeler une impasse...

Enfin, Laurent Chemla entrevoit parfaitement le potentiel d’internet en
matière de démocratie : non seulement le réseau donne l’occasion à chacun-e
de participer directement au débat, sans intermédiaires, mais, en ajoutant
à cette spontanéité quasi-orale l’archivage de l’écrit, il nous force à
prendre la responsabilité de notre parole publique. Le tableau idyllique
que brosse l’auteur doit cependant être quelque peu assombri : s’il est
vrai qu’internet peut avoir un rôle égalisateur, n’oublions pas qu’il fait
aussi le lit de nouvelles hiérarchies, basées sur la maîtrise des outils
électroniques. D’où la nécessité de projets [4] visant à faciliter la
réappropriation de ces outils via les logiciels libres.


[1Pour le dernier épisode en date, visitez www.lafil.org.

[2Logiciels permettant à ses utilisateurices, connecté-e-s à internet,
de partager des fichiers entre eux.

[3Prestataires de services alternatifs (autogérés, associatifs ou
mutualisés) :
– Hébergeurs : lautre.net, altern.org
– F.A.I. : no-log.org

[4De tels projets existent : visitez par exemple
https://squat.net/print !