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Monétarisation de la nature : utilité et contraintes
jeudi 8 décembre 2011, par
Olivier Bommelaer s’est occupé un temps "d’évaluation des coûts, bénéfices, performances économiques et efficience environnementale et sociétale des politiques de protection de l’environnement" au Commissariat Général du Développement Durable. Conseiller auprès des décideurs politiques, son point de vue est pragmatique : trancher entre développement économique et conservation des actifs naturels suppose un "appareillage" de collecte, de mesure et de traitement de l’information qui soit "efficient". Il s’interroge alors sur les critères qui vont présider le mieux au choix le plus juste par rapport à un projet donné. La rationalité du décideur de même que la question sous-jacente des usages et des droits de propriété ne sont pas abordés dans sa réflexion.
Opportunité et utilité de la monétarisation des actifs environnementaux
Faut-il s’efforcer de donner une valeur monétaire aux actifs naturels et services écosystémiques ? La réponse à cette question n’est pas simple : certains y sont farouchement opposés, considérant que la monnaie n’est pas apte à rendre compte des valeurs non marchandes, que les services essentiels ne sont pas quantifiables ou que leur accessibilité est un droit fondamental qui ne saurait se monnayer…
D’autres, observent au contraire que les seuls îlots de conservation de ces actifs depuis le début de l’ère industrielle sont ceux dont on a pu justifier l’utilité par un chiffrage monétaire.
Dans une certaine mesure, je me rallie plutôt, par souci d’efficacité, aux seconds. Mon expérience est que, dans le meilleur de cas, le temps de la décision est court lorsque le décideur politique doit trancher entre le développement économique d’un territoire et la conservation de ses actifs naturels : il doit le plus fréquemment arbitrer entre cette conservation éventuellement qualifiée qualitativement et un bénéfice économique chiffré, lui, en valeur monétaire. S’il arrive qu’il dispose d’une évaluation quantitative des services rendus par cet actif naturel, celle-ci s’exprime alors en diverses unités non monétaires de quantités de biens : surface, nombre d’espèces de biodiversité, populations par espèce, nombre de visiteurs,…. Et ces indicateurs disparates ne permettent pas la comparaison des scénarios d’aménagement à l’ordre du jour. Faute de chiffrage monétaire des bénéfices de la conservation, le décideur se trouve ainsi à court d’argument : inéluctablement, l’absence de chiffrage monétaire est alors assimilée à une absence de valeur pour la société. Que cette réalité soit consciente ou non, volontaire ou non, n’affecte pas cette conséquence : si l’on veut tenter de justifier la conservation, alors on se doit de tenter la monétarisation de ses bénéfices socio-économiques. Car, qu’on le veuille ou non, le commandement donné à l’homme de dominer la nature demeure en vigueur. Pour que la nature soit prise en compte dans les choix d’aménagement du territoire et les autres décisions publiques, il faut en établir les bénéfices aux yeux du politique, de l’électeur et du contribuable. Et la monnaie intervient ici comme un média et un langage partagés, une unité de compte transversale, un proxy intégrant de nombreux autres indicateurs et critères d’aide à la décision.
Pertinence de la monétarisation
Ce débat sur l’opportunité de la monétarisation se trouve dans des textes de plus de 2000 ans qui incitent juifs puis chrétiens à ne pas se dérober à l’ordre monétaire, tout en leur interdisant de sacraliser l’argent ( d’abord le veau d’or et les idoles des Baals, puis Mammon, le dieu du pouvoir de l’argent) : les 3 évangélistes Luc, Marc et Matthieu, puis Paul, enjoignent d’accepter l’ordre monétaire (celui de César) mais de renoncer à servir le pouvoir du « dieu » Mammon.
Dans la réalité, la question récurrente porte sur la faisabilité de la monétarisation et concerne les moyens de donner une valeur monétaire à ces biens et services plutôt que l’utilité de ce type d’évaluation économique.
La contestation ne devrait donc pas porter sur l’opportunité de la monétarisation qui, si elle réussit, rend comparables les scénarios possibles et permet de visualiser les conséquences du choix à opérer en les exprimant dans une unité de compte commune, la monnaie. Elle devrait plutôt porter sur les conditions et moyens de cette réussite et permettre d’évaluer la pertinence des résultats produits pour les rendre plus robustes et mieux compris.
Faisabilité et limites
De fait, si tous les services de l’environnement ont une valeur théorique, leur identification n’est jamais exhaustive, leur utilisation et la quantité de cet usage sont rarement bien maîtrisées, et tous ne rentrent pas dans la sphère marchande : la qualité de l’air ou de l’eau sont déterminantes pour la vie comme pour l’économie, mais elles ne s’achètent pas sur des marchés.
Quant aux services qui ont un prix, leur prix n’intègre pas forcément toutes les externalités liées à leur usage mais internalise parfois indûment des externalités de pollution qui ne sont pas liées à leur usage : c’est le cas des pollutions diffuses d’épandage d’élevage ou d’agriculture, qui ne sont pas liées à l’usage de l’eau, et dont le coût de traitement devrait être pris en charge par le pollueur et non pas l’utilisateur d’eau comme c’est le cas actuellement. Pourrait-on citer une seule référence de bien ou service, voire de matière première ayant un « prix durable » internalisant l’ensemble des coûts directs et indirects, des externalités liées à l’usage ou l’extraction de ce bien, de sa raréfaction en cours ou future,… ? Sur la valorisation économique des zones humides par exemple, quel évaluateur sérieux oserait revendiquer la production d’une valeur économique totale (VET) exhaustive, intégrant l’ensemble des valeurs –marchandes et non marchandes, d’usage et de non-usage- de la totalité des services rendus à l’ensemble des utilisateurs de ces services ? On ne peut donc au mieux et en déployant beaucoup d’efforts que s’approcher de la valeur d’un bien environnemental (tel une zone humide), par nature complexe.
C’est pourquoi les économistes de l’environnement redoublent de prudence vis à vis du concept de VET qui biaise l’interprétation de leurs travaux.
Tâches préalables
Cet exercice de valorisation économique suppose de disposer d’une bonne connaissance des fonctions et services délivrés par le bien évalué : il est évidemment impossible de monétariser les services d’un ensemble de biens dont l’on ne connaît ni la nature ni les capacités de production. La préexistence de telles connaissances relatives au bien évalué dans son périmètre précis et dans son état actuel est très rare. Il faut donc les recueillir sur le terrain à l’amont de l’exercice de monétarisation, en réalisant une solide évaluation des caractéristiques géographiques, physiques, biologiques, écologiques de ce bien et de ses fonctions culturelles, sociales et esthétiques. Ce travail qui n’est pas à proprement parler une tâche d’économiste, s’avère un préalable indispensable qui conditionne la faisabilité de la monétarisation des services effectivement rendus par le bien considéré. C’est en général la partie la plus exigeante, laborieuse et coûteuse de l’évaluation demandée, qui s’accommode mal des contraintes modernes de délais et budgets d’étude. Trop souvent cet inventaire n’est que survolé, ces contraintes se conjuguant avec la croyance naïve que les connaissances recherchées ont déjà été acquises et publiées et sont accessibles par un simple travail bibliographique. De plus, les biens naturels sont traités comme des systèmes industriels normalisables et l’on observe une généralisation de la pratique du transfert de valeurs sans analyse préalable de la pertinence des valeurs transférées pour le terrain évalué. En réalité, la complexité du vivant s’accommode mal d’une telle standardisation, les niveaux des services écosystémiques délivrés étant très sensibles aux conditions locales.
Malheureusement, ces déficiences d’évaluation se conjuguent pour conduire à une sous-évaluation quasi systématique des services écosystémiques, soit qu’ils n’aient pas été identifiés, soit que leur niveau de production local ou d’utilisation réelle aient été sous-estimés. L’économie de l’environnement n’est pas une baguette de magicien permettant de révéler des valeurs sans effort.
Conclusions
Si la monétarisation est une façon de dimensionner la valeur d’un bien naturel, elle est tributaire de la connaissance préalable d’une part de la nature des services délivrés par ce bien et, d’autre part, de la quantification des usages qui en sont effectivement faits par l’homme. Pour faire du sens, les travaux de monétarisation ne peuvent être que la troisième étape de l’évaluation. Les Deux étapes précédentes relèvent respectivement de l’analyse écologique [1] qui permettra l’identification des fonctions et potentiels de services écosystémiques, puis de l’analyse quantitative de ces usages, qui soulève la question délicate des périmètres d’influence du bien, distincts selon les services. Chacune de ces analyses –qualitative, quantitative, monétaire- est assortie d’incertitudes et les résultats finaux ne peuvent donc prétendre à l’exhaustivité. Mais l’utilité d’une telle évaluation sera considérablement renforcée si elle est comprise et portée par les bénéficiaires des services du bien évalué : les résultats chiffrés et précisant leur marge d’incertitude peuvent alors guider de manière transparente le choix d’aménagement à opérer, dont la valeur monétaire aura été construite et exprimée avec et par les parties-prenantes concernées. Et si cet exercice de chiffrage [2] débouche sur un choix débattu dans la transparence sinon consensuel, alors il revêt une véritable légitimité. D’où l’importance de la gouvernance de l’évaluation qui doit être organisée dés le cahier des charges pour permettre une implication efficace de ces parties prenantes aux étapes clefs de l’étude. Ceci est un facteur supplémentaire d’alourdissement, de ralentissement et de renchérissement du travail. Autrement dit, l’évaluation ne sera pertinente que si elle est construite à l’échelle de cette triple complexité :
– celle du bien naturel à évaluer,
– la complexité des liens subtils de ce bien avec la société, que l’étude devra révéler,
– la complexité de l’identification et de la quantification de bénéfices que l’homme en retire qu’elle devra réaliser.
Cette évaluation échouera significativement si elle n’est pas dimensionnée en conséquence. L’expérience prouve que la sous-évaluation de cette complexité entraîne un sous-dimensionnement des cahiers des charges et budgets d’études, lorsque les deux étapes préalables à la monétarisation ne sont pas carrément omises. Et ce sous-dimensionnement se reflète linéairement dans les résultats chiffrés qui sous-évaluent systématiquement les bénéfices des actifs et services écosystémiques dont certains sont tout simplement ignorés de bonne foi et d’autres passés sous silence en raison du manque de temps donné au consultant pour les caractériser ou le cas échéant, sortir de la controverse. Or ce n’est pas parce que l’on renoncera à tenter la monétarisation que l’on consacrera plus de temps à évaluer, révéler et faire connaître
la richesse des biens et services naturels. Au contraire, on peut craindre que le rejet de l’exercice de monétarisation de ces biens ne contribue à aggraver l’ignorance actuelle des bénéfices que nous en retirons.
Olivier Bommelaer
Cet article n’engage que son auteur. Il n’engage pas l’institution à laquelle il est rattaché.
[1] Cette analyse est également géographique, biologique, hydrologique, géologique, etc.
[2] Exemple du chiffrage de plusieurs options permettant un classement puis un choix rationalisé.