Accueil > Les dossiers > De l’hiver-printemps 2011 à l’automne 2011, du n° 36 au 38 > N° 38 (automne/hiver 12) / Quelle(s) valeur(s) pour la biodiversité ? > Le point de vue d’une ONG
Le point de vue d’une ONG
Entretien avec Ariel Brunner
jeudi 8 décembre 2011, par ,
Ariel Brunner est chef de la politique européenne de BirdLife Europe, réseau mondial d’une centaine d’ONG nationales de conservation des oiseaux et de la biodiversité. Birdlife aide ses partenaires nationaux à trouver des stratégies communes, à être informés sur les politiques supranationales, et fait du lobby en leur nom auprès des institutions communautaires. Le travail de Birdlife combine bases scientifiques et approches pragmatiques.
EcoRev’ - Depuis quand utilisez-vous la notion de valeur de la nature ou de la biodiversité dans votre action de négociation ? Dans quelles « scènes » ? Qu’est ce qui vous a amené à le faire ? Qui faut-il convaincre et pourquoi sur ce registre ?
Ariel Brunner - Si l’économisation de la biodiversité est étudiée sur le plan académique depuis une vingtaine d’années, cette démarche a pris énormément d’ampleur dans notre action depuis environ 5 ans, avec la publication du rapport Stern sur le changement climatique [1] : l’impact important de ce rapport sur le débat climatique laissait préjuger de l’efficacité d’une démarche similaire dans le domaine de l’environnement. Le TEEB [2] est d’ailleurs considéré aujourd’hui comme le « rapport Stern de la biodiversité ». C’est donc il y a quelques années que nous avons commencé à intégrer le langage de l’évaluation, des bénéfices de l’écosystème, dans le travail de lobbying auprès de la commission. Ce langage permet de participer aux discussions avec des acteurs politiques et économiques plutôt insensibles aux arguments éthiques, et qui ne perçoivent apparemment aucun intérêt direct à défendre la biodiversité. L’utilisation du langage économique est d’autant plus nécessaire en contexte de crise économique où bien souvent l’environnement est perçu comme un luxe superflu. Des arguments économiques sont par exemple mobilisés en ce moment dans le cadre de la préparation du prochain budget de l’UE, afin de défendre l’interêt du financement du réseau Natura 2000, des fonds structurels, etc. [3]. Très concrètement, le langage économique est parfois même nécessaire pour pouvoir entrer dans une salle de réunion ! Face à des pays qui préfèrent épargner plutôt que de contribuer au budget européen pour l’environnement, il faut pouvoir montrer qu’il s’agit d’investissements essentiels dont les retombées leur seront profitables (par exemple améliorer les habitats de la faune en Roumanie permettra d’accueillir les oiseaux allemands en migration) et que le coût de l’inaction serait supérieur au coût de l’action. Cela dit, dans notre rapport « Well being through wildlife » [4] qui met en évidence les nombreux avantages sociaux (en termes d’emplois, de santé, de bien-être…) qu’il y a à conserver la biodiversité, si un certain nombre de ces avantages ont été chiffrés, cette traduction économique n’a pas été très poussée. Pour conclure, je dirais que s’il y a en premier lieu un impératif moral de conserver la biodiversité, il y a aussi des bénéfices utilitaires qui peuvent utilement faire l’objet de traductions économiques.
Quels avantages et quels inconvénients, quelles difficultés identifiez-vous à manipuler les arguments économiques ?
Nous avons conscience des limites des outils économiques pour défendre la biodiversité : par exemple traduire l’extinction d’un animal sur le plan économique est impossible car même si cet animal n’est d’aucune utilité directe pour l’homme il s’agit avant tout d’une question éthique, ou encore chiffrer la valeur de l’ensemble de la biosphère n’a pas de sens, sa valeur est infinie car sans biosphère, pas d’existence !
En dehors de cela, nous sommes également confrontés à toute une série de problèmes méthodologiques : comment évaluer monétairement des biens ne faisant l’objet d’aucun marché ? Les « proxies » inventés par les économistes (consentement à payer, coût de restauration, coût de l’inaction…), qui sont des valeurs de substitution, présentent un tas de problèmes et suscitent des critiques. Par ailleurs on est face à des problèmes dénués de métrique : par exemple comment savoir à quel moment l’érosion continue de l’écosystème provoquera son effondrement ? Les effets d’échelle sont également importants : si la perte d’une espèce peut passer inaperçue, celle d’un grand nombre d’espèces peut s’avérer catastrophique.
Au final on oscille souvent entre des coûts infinis et proches de zéro et on risque de dire tout ce qu’on veut avec ces chiffres ! Il faut donc être conscient des limites de cette démarche et l’utiliser avec discernement.
Il faut vraiment éviter la tendance courante chez les économistes à utiliser des chiffres agrégés qui ne veulent rien dire et qui ne montrent pas qui sont les perdants et qui sont les gagnants, ou encore travailler à des niveaux trop « macro » ou trop « micro » dénués de sens. En revanche, à des niveaux intermédiaires, l’outil économique peut être utile pour démonter les discours où l’environnement est présenté comme un luxe alors qu’il s’agit d’une nécessité.
Pensez-vous qu’une traduction économique peut réellement conduire à une meilleure prise en compte de l’environnement ? Pourquoi (et comment) ? Avez-vous des cas réels où l’on a dépassé le seul registre rhétorique ?
Oui si elle est faite intelligemment. Prenons un cas concret récemment rencontré en Ouganda.
Un investisseur a proposé à l’Etat un projet impliquant une déforestation pour produire des biocarburants, avec à la clef les arguments séduisants de la production de nouveaux emplois et du développement économique. Une bataille difficile a été menée. Elle a finalement été gagnée en montrant à l’Etat que conserver la forêt induisait des bénéfices supérieurs à ceux du projet, du fait des nombreux services rendus par cette forêt à la population locale (bois de chauffe, gibier, qualité et quantité d’eau utile à la communauté…) alors que probablement l’argument de la biodiversité n’aurait pas eu gain de cause dans ce contexte économique tendu. Il a été utile dans ces études économiques de montrer, dans les deux options, ce qui allait dans la poche de l’Etat, des locaux, de l’investisseur…
Finalement le langage économique est comme tous les autres langages : on peut tout lui faire dire. Il ne faut à mon sens ni le considérer comme la panacée, ni le diaboliser. J’ai une petite bande dessinée dans mon bureau qui me semble bien résumer l’intérêt du langage économique : tandis que le scientifique clame « le changement climatique menace notre existence ! », son auditoire est endormi mais dès qu’il dit « le changement climatique menace notre économie ! », alors tout le monde se réveille !
Que pensez-vous des risques qui peuvent être liés à l’économisation de la biodiversité : par exemple la sous évaluation de la biodiversité, la marchandisation de la nature, le dévoiement de la notion de paiement pour services écosystémiques ?
A mon avis la sous-évaluation ou l’utilisation des valeurs dans le cadre de marchés de compensation peuvent se produire si on utilise l’outil économique de manière excessivement réductionniste et cloisonnée. Si on dit par exemple que les zones humides « valent » 200 €/ha, on aura vite fait de trouver un entrepreneur dont le projet sera censé rapporter plus, et c’est donc le meilleur moyen de détruire notre zone humide ! Pour ce qui concerne les paiements pour services rendus à l’écosystème, c’est une notion que nous avons défendue à Birdlife. En effet si les agriculteurs (puisque ce sont les principaux concernés) ne sont rémunérés que pour les biens agricoles qu’ils produisent, qui sont des biens privés, alors ils ne produiront plus que des biens privés, et pas de bien public, à moins, bien sûr, de développer une législation contraignante dans ce sens. Par ailleurs il ne semble pas anormal de compenser les efforts que fera éventuellement un agriculteur pour « produire un bien public », en l’occurrence de la biodiversité. Cela dit il faut en effet être très vigilant par rapport aux détournements possibles de cette notion. D’ailleurs on voit bien que le lobby agricole, après avoir passé des années à se battre contre cette notion de bien public, a fini, voyant que la notion était finalement reconnue, par en faire son cheval de bataille, allant jusqu’à retourner l’argument en sa faveur en avançant désormais que le premier bien public qu’il produit est la nourriture. De toutes façons l’industrie a de tous temps tenté de contourner, d’abuser les outils mis en place, qu’il s’agisse de réglementation, de label, de taxes… Ce n’est pas pour autant qu’il faut abandonner la partie !
En revanche je pense que vouloir calculer le montant des paiements pour services rendus sur la base de la valeur de ces services est une erreur : ces valeurs sont le plus souvent fictives, alors que le coût de production de ces biens est bien concret. Par exemple sauver le râle du genêt est difficile à évaluer par rapport à la valeur de l’oiseau, mais facile en termes de coûts induits par un fauchage tardif. Le paiement du service doit compenser les pertes économiques et couvrir, en plus, les « coûts de transaction » assumés par l’agriculteur. Par ailleurs, il peut être utile d’évaluer le bénéfice que gagne la société à sauver le râle du genêt pour défendre ou justifier une telle politique. Cependant, dans des cas très particuliers, où le « service écosystémique » induit un service marchand, on peut concevoir de baser des compensations sur la base du coût du service rendu. C’est le cas en Grande Bretagne pour une entreprise de production d’eau potable qui a pu mesurer l’intérêt économique qu’elle avait à préserver une tourbière en amont du bassin versant, par rapport à ce que lui aurait coûté un système de traitement.
Mais même dans ce genre de cas, on est vite rattrapé par une difficulté de taille : comment mener des analyses économiques fiables dès lors qu’une option consiste à changer totalement de système (par exemple en convertissant l’ensemble de l’agriculture au bio) ? La rentabilité du système agricole actuel est totalement faussée par le fait qu’elle est sous perfusion de subventions publiques et induit des externalités non prises en compte dans les calculs…
Propos recueillis par Sarah Feuillette
[1] Rapport publié en 2006 qui a comparé le coût de l’action et le coût de la non action.
[2] L’Économie des écosystèmes et de la biodiversité, initiative internationale lancée en 2007 destinée à attirer l’attention sur les bénéfices de la biodiversité.
[3] Cf notre rapport « Changing perspective » qui montre comment le budget européen pourrait permettre un futur durable http://www.birdlife.org/eu/pdfs/Changing_Perspectives_101201.pdf