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Comment valoriser la biodiversité : de l’insuffisance des méthodes actuelles aux réponses proposées par l’Ecologie Politique

jeudi 8 décembre 2011, par Alexandre Rambaud, Loraine Roy

Alexandre Rambaud et Loraine Roy sont doctorants respectivement en Sciences de Gestion et en Economie, et tous deux membres du groupe de réflexion sur l’Ecologie Politique et son Institutionnalisation (EPI). Ils commencent par brosser un panorama des différentes approches développées par la science économique pour chiffrer la biodiversité, partant du postulat largement répandu qu’une meilleure estimation des pertes de biodiversité permettrait de mieux appréhender cet enjeu. Mais face aux limites de ces approches, les auteurs se penchent sur la question ontologique et préconisent une alternative délibérative impliquant la participation des citoyens (participation des citoyens) plus en phase avec l’Ecologie Politique.

Les activités économiques sont, en grande partie, responsables de l’accélération des pertes de biodiversité observées actuellement (destruction et fragmentation d’habitats, surexploitation des ressources naturelles, pollution, introduction d’espèces invasives), mais aussi incommensurablement bénéficiaires de la biodiversité actuelle ; dans ce contexte, l’implication de la science économique dans l’étude de la biodiversité est rarement questionnée. Ses méthodes le sont en revanche beaucoup plus, en tant qu’approches anthropocentriques et instrumentales de la biodiversité, laissant parfois peu de place à l’éthique et trop de place à la quantification. Face à une notion presque abstraite (cf Meinard & Grill, 2011), un défi majeur pour l’économiste est celui d’identifier son rôle dans l’analyse des pertes de biodiversité, et les limites de ses outils actuels d’évaluation. Deux grandes façons d’aborder et d’estimer l’importance de la biodiversité pour nos sociétés se dégagent dans la littérature. L’une, essentiellement adoptée par les économistes écologistes, consiste à comprendre le fonctionnement de la biodiversité et des écosystèmes, et nos liens de dépendance à celle-ci. L’autre, essentiellement adoptée par les économistes néoclassiques, consiste à cerner l’importance subjective attribuée par les générations présentes à la biodiversité. De nombreuses autres scissions existent parmi les auteurs, qui souvent révèlent de profonds désaccords quant à leur conception de la valeur, notamment économique, du rôle de l’économie dans la prise de décision (publique en particulier) et de la place de l’homme dans la nature.

A partir d’une revue critique de ce qui se fait aujourd’hui en matière de valorisation et d’évaluation de la biodiversité par les économistes, nous proposerons dans un second temps des pistes de réponses que l’Ecologie Politique peut apporter à la question de notre rapport à la biodiversité. Pour cela nous nous appuierons sur
certains travaux récents en lien avec l’Ecologie Politique, qui convergent sur les méthodes à adopter pour gérer ce rapport. Cette présentation nous permettra de discuter la place notamment de l’économiste, du scientifique, du citoyen et de la biodiversité dans notre société.

Aujourd’hui les gens connaissent le prix de tout et la valeur de rien. [1]

Les évaluations économiques (écologiques et néoclassiques) s’affairent à élucider
l’importance relative de la biodiversité pour nos sociétés de façons multiples, et sont souvent résumées à tort à la démarche particulière qu’est l’estimation de la valeur monétaire de l’environnement et des biens et services environnementaux. Quoique la valeur économique dans nos économies de marché soit souvent exprimée en monnaie, elle recouvre une palette de dimensions qui sont irréductibles à l’unité monétaire, et qui justifie que l’on distingue les estimations de valeurs monétaires du reste des évaluations économiques. Ces valeurs monétaires doivent être appréhendées comme une traduction monétaire de la valeur économique d’un objet qui n’a pas forcément de prix [2], et elles ne correspondent qu’à une étape, très synthétique, de l’analyse économique. Plus précisément, elles traduisent monétairement non pas la valeur de l’objet lui-même, mais la valeur des variations de quantité ou de qualité relatives à l’objet étudié. L’estimation de la valeur monétaire d’une perte de biodiversité passe donc par l’identification de la variation de biodiversité correspondante (nombre d’espèces perdues par exemple), sa traduction en termes économiques (biens et services, revenus, bien-être) et enfin son estimation. Cette estimation peut se faire avec des prix de marché de produits en lien avec la biodiversité (le prix du bois d’une forêt peut par exemple est considéré comme la valeur de la biodiversité de cette forêt), avec les valeurs que les agents attribuent à la biodiversité (explicitées au moyen de méthodes présentées ci-après) ou avec des informations sur les coûts subis par les individus qui se prémunissent de- ou qui subissent - une dégradation de la biodiversité.

Pour quelles raisons les économistes réalisent-ils des études quantitatives et
monétaires de la biodiversité ? L’économie peut être définie comme la science qui étudie la façon dont les individus s’organisent pour survivre et vivre avec des ressources rares. Elle s’intéresse aux phénomènes de production, d’échange et de consommation, qui sont dans nos économies modernes largement monétarisés. Les trois fonctions de base de la monnaie (unité de mesure, réserve de valeur, moyen d’échange) rendent possibles et facilitent ces activités économiques : à chaque bien et service est attribuée une équivalence monétaire qui rend ceux-ci comparables et substituables jusqu’à un certain point. Leurs valeurs monétaires sont sommables et utilisables dans le cadre d’allocations budgétaires, ce qui a conduit la monnaie à être largement admise et intégrée dans nos institutions. Considérée comme un langage
commun aux différents agents, la monnaie et les évaluations monétaires se voient alors attribuer différents rôles dans la littérature. D’une part, elles ont pour tâche de sensibiliser, d’informer et de convaincre : une évaluation monétaire de la contribution de la biodiversité à nos activités économiques persuade les agents de son importance. D’autre part, elles ont pour tâches d’aider à la gestion des ressources : elles constituent des informations utilisables dans les systèmes de comptabilité, des chiffrages de référence pour calibrer les instruments économiques et les systèmes de compensation-réparation (procès environnementaux, payement pour les services écosystémiques), et des estimations nécessaires à la réalisation d’Analyses Coûts-Bénéfices (ACB). [3]

Attardons-nous maintenant sur trois grandes approches utilisées pour le calcul de la valeur monétaire des variations de biodiversité. En fonction du contexte et des besoins d’informations des acteurs et décideurs, les estimations de valeur monétaire peuvent se concentrer sur une dimension économique bien particulière de la biodiversité, sur l’ensemble des dimensions économiques de la biodiversité ou sur l’ensemble des dimensions, économiques et non économiques, de la biodiversité. [4]

L’estimation de la valeur monétaire d’un bien ou d’un service particulier procuré par la
biodiversité à nos sociétés (via l’intervention humaine) correspond à la première catégorie. Par exemple, dans (Farber, 1987), seule la valeur monétaire du service de protection fourni par les zones humides côtières aux habitations avoisinantes lors d’ouragans est estimée. L’estimation de la valeur récréative d’un parc naturel est un autre exemple d’analyse concentrée sur une seule dimension économique de la biodiversité : son utilisation pour des loisirs. Au moyen de la Méthode des Coûts de Transports (MCT), l’économiste estime l’ensemble des coûts supportés par les ménages qui viennent visiter le site (coûts matériels, coût du temps), il reconstitue leur fonction de demande pour ce site, et assimile les coûts et dépenses que supportent les ménages concernés à la valeur monétaire que ces derniers
accordent au site. Dans ce cas, le fonctionnement de l’écosystème importe peu
 ; ce sont les choix opérés par les individus (leurs préférences), observables (nombre et prix d’entrées au site, origine géographique des visiteurs) qui importent.
L’approche par les services écosystémiques [5] quant à elle, est une approche qui tente d’appréhender l’ensemble des dimensions économiques de la biodiversité. On ne s’intéresse plus à un seul service (le service de protection contre les ouragans par exemple), mais à l’ensemble des biens et services procurés par la biodiversité des écosystèmes aux sociétés. Il s’agit d’identifier le lien entre les structures et processus des écosystèmes, les fonctions que remplissent les écosystèmes, les services que les individus en dérivent, puis de traduire ces services en bénéfices dont la valeur monétaire peut être estimée. Depuis le rapport du Millennium Ecosystem Assessment (cf Arico & al., 2005) en particulier, le rapprochement entre le fonctionnement des écosystèmes et la qualité de vie des individus est couramment fait et admis - même si dans la pratique, les écologues et biologistes sont encore loin de pouvoir expliciter le lien entre biodiversité, fonctionnement de l’écosystème et services-. En matière de valorisation économique, on s’attache essentiellement à l’identification de bénéfices et à leur estimation : il s’agit donc d’identifier les méthodes appropriées pour estimer tel ou tel service. L’application de cette approche est toutefois bien plus vaste et interdisciplinaire que la valorisation économique. Monétarisés ou non, les services écosystémiques constituent une interface possible entre l’écologie et l’économie, permettant la prise en compte par les premiers de la population vivant dans l’écosystème et par les seconds, la prise en compte des conditions naturelles de cet écosystème, évitant ainsi la dictature de l’une ou l’autre des disciplines quant à ce qui compte et doit être préservé. Elle a aussi des limites claires. Le passage d’une étude de la biodiversité à une étude des services écosystémiques ne comble ni les incertitudes majeures que les écologues et les biologistes ont quant aux écosystèmes, et leur capacité à s’adapter, évoluer et être résilient, ni les incertitudes que les économistes ont quant aux « socio-systèmes ». L’inclusion de processus participatifs dans cette approche tente toutefois de réduire ces incertitudes sociétales, puisqu’elle permet aux participants de débattre ensemble des services écosystémiques les plus importants et de leurs conflits d’intérêt. Une valorisation monétaire des services écosystémiques, par ces participants, peut en résulter.

Une dernière approche, qui diffère potentiellement de la précédente en ce qu’elle tente d’être encore plus exhaustive, mais aussi plus subjective, par sa prise en compte systématique des valeurs de non-usage de la biodiversité (cf ci-après) est la Valeur Économique Totale (VET), introduite en 1989 dans le manifeste "Blueprint for a green economy", plus connu sous le nom de "rapport Pearce" (cf Pearce, Markandya, & Barbier, 1989). Soulignons que ce rapport fut à l’époque salué comme un événement politique de première importance, comme une des grandes avancées du Développement Durable. La VET (voir catégories composant la VET en annexe), comme l’approche par les services écosystémiques, répertorie l’ensemble des valeurs attribuées à l’objet d’étude, et les classe en deux catégories, les valeurs d’usage (VU) et les valeurs de non-usage (VNU). Les VU résultent d’une approche instrumentale de la biodiversité et sont essentiellement basées sur les notions de fonctionnalité et de comparabilité (cf Merlo & Croitoru, 2005). Cela signifie que l’on se pose deux grands types de questions : "Que peut-on faire avec la biodiversité ?" (principe de fonctionnalité) et "Est-ce que le bénéfice tiré de l’utilisation d’un service écosystémique justifie que l’on préserve ce service et qu’on renonce à des projets de développement économique qui peuvent l’endommager ou le remplacer ?" (principe de comparabilité). Les VNU quant à elles regroupent généralement :
− la valeur d’existence (VE), introduite dès 1967 par l’économiste J. Krutilla dans son
article "Conservation reconsidered" (cf Krutilla, 1967) et basée sur la simple connaissance que la ressource valorisée est préservée et/ou continue d’exister ;
− les valeurs altruistes et de legs, associées à la satisfaction de savoir que la ressource valorisée peut être éventuellement utilisée par ses contemporains (valeur altruiste) ou les générations futures (valeur de legs).
Plusieurs autres types de VNU ont été définis afin de raffiner cette liste (cf par exemple Crowards, 1995) pour plus d’informations). Toutefois, pour de nombreux auteurs, seule la VE peut être réellement considérée comme une VNU (les valeurs altruistes et de legs se basant sur des usages potentiels), ce qui conduit à assimiler ces deux notions de VE et de VNU. Dans ces conditions, pour certains économistes, les services écosystémiques peuvent être confondus avec l’usage d’un écosystème et les VU confondues avec les valeurs des services écosystémiques. La VE en revanche, apparaît comme une valeur à mi-chemin entre une valeur économique et autre chose. Une fois ces valeurs décrites, l’étape suivante consiste à les estimer, habituellement de façon monétaire. Dans certains cas cet exercice est assez aisé (une VU possédant un prix de marché) ; dans d’autres cas, notamment en l’absence de marchés, on doit avoir recours à d’autres méthodes. S’agissant de la VE sur laquelle nous allons insister dans la suite, le procédé habituel de valorisation monétaire est une Évaluation Contingente (EC) ; dans le cas de la biodiversité, l’EC consiste à présenter une situation hypothétique mais réaliste à des individus, et à demander leur Consentement A Payer (CAP) pour que la biodiversité soit préservée, ou un Consentement A Recevoir (CAR) pour accepter la perte de biodiversité. La VE de la biodiversité est ainsi finalement résumée à un CAP ou un CAR...

Et l’Écologie Politique dans tout ça ?

Nous nous sommes attardés dans la première partie sur les méthodes actuelles de valorisation de la biodiversité et sur l’utilisation possible de cette valorisation, notamment dans la prise de décision. Quelle que soit la méthode retenue et l’utilisation qui en est faite, le but de la valorisation est d’obtenir un unique chiffre sensé représenté l’ensemble de la biodiversité, afin que celle-ci devienne un paramètre unidimensionnel parmi d’autres. Dans cette partie, en partant de la notion de VE, qui révèle les limites de l’approche économique, nous allons tenter dans cette partie de proposer (en tout cas, donner quelques pistes pour) une autre vision de la prise en compte de la biodiversité, plus proche de l’Écologie Politique.

Afin d’étudier les problèmes posés par la VE, certains auteurs proposent de l’éclater en trois composantes (cf More, Averill, & Stevens, 1996) : la valeur de l’objet en elle-même, la valeur provenant du fait d’avoir connaissance de cet objet et la valeur associée au plaisir dérivé de cet objet. Ainsi la VE contiendrait en elle trois dimensions : une dimension émotionnelle (le plaisir dérivé de l’objet), une dimension cognitive (la connaissance de l’objet) et enfin une dimension intrinsèque à l’objet. On remarque que cette dernière dimension est plus problématique que les deux autres ; en effet, est-ce qu’une telle dimension existe ? Peut-on faire émerger celle-ci sans avoir connaissance de l’objet ? Un objet dont nous n’avons pas connaissance, comme une espèce végétale ou animale non découverte, a-t-il quand même une dimension intrinsèque pour nous ? Cette valeur intrinsèque (VI) est-elle finalement une valeur économique ? En fait, avec ce concept on bascule du champ de l’économie à celui de l’éthique environnementale. Dès lors, plusieurs positionnements existent chez les économistes : soit la VI est réellement incluse dans la VE ; soit on considère qu’il s’agit en fait d’autre chose et que la VE est purement la valeur assignée par un agent économique à la modification de son bien-être liée au fait que l’objet (par exemple la biodiversité) continue à exister, ce qui est mesuré par un CAP ou un CAR. En outre, les économistes sont divisés pour des raisons très diverses sur la réalité et la pertinence de cette VI. Certains estiment que la VI est inconciliable avec l’économie néoclassique (cf Weikard, 2005), d’autres qu’il est simplement impossible de conceptualiser une valeur intrinsèque car la valeur est toujours dépendante de l’évaluateur. La VI, souvent mise en avant dans l’Écologie Profonde, a surtout l’avantage d’inciter à se poser deux questions essentielles mais souvent oubliées : Qui évalue ? Qu’est-ce que l’objet soumis à l’évaluation ?

Le premier questionnement, portant sur l’évaluateur, qui projette nécessairement ses
propres attentes et intérêts anthropocentrés sur l’objet évalué, peut être abordé suivant le travail de John Barry, politologue et ancien co-secrétaire des Verts Irlandais, sur l’éthique de l’utilisation. Dans (Barry, 1998) et (Barry, 2006), J. Barry défend l’idée que la gestion au cœur de l’Écologie Politique doit être basée sur la recherche de mécanismes adaptatifs pour continuellement négocier et renégocier notre rapport à l’environnement. Cette négociation se doit d’être collective et d’avoir des dimensions morales et matérielles afin de délimiter l’usage de l’abus illégitime. Ainsi l’éthique environnementale et l’Écologie Profonde, par le biais de la VI, essaie de garantir la prise en compte intrinsèque, pour eux-mêmes, des objets environnementaux, tels que la biodiversité, tandis que l’éthique de l’utilisation propose une gestion collective, démocratique et adaptative de ces mêmes objets : en s’appuyant sur de nombreux auteurs, J. Barry défend la thèse que ces deux approches convergent l’une vers l’autre. Dès lors, l’éthique de l’utilisation est la reconnaissance de notre incapacité en tant qu’êtres humains à concevoir d’emblée un objet naturel pour lui-même mais qu’à force d’un travail collectif sans cesse renouvelé, nous pouvons progressivement mettre en place des politiques intégrant de mieux en mieux le caractère intrinsèque de cet objet.

La seconde question renvoie à ce qu’on appelle traditionnellement une question
ontologique [6] : qu’est-ce que la biodiversité ? Ainsi, dans le cas de la biodiversité, avant de se demander "à quoi peut servir la biodiversité ?", il est nécessaire de se demander "qu’est-ce que la biodiversité ?" (cf Coufal, 1997). Est-ce que la biodiversité est un ensemble de services ? Est-ce un simple agrégat d’espèces animales et végétales ? Cette question est souvent délaissée ou laissée aux scientifiques, mais là encore, est-ce que la biodiversité peut être simplement appréhendée par des outils scientifiques ? Pour certains auteurs par exemple (cf de Laplante, 2004 et Gilstrap, 2008), il existe ainsi une sorte de déficience communicationnelle concernant l’environnement : le langage généralement utilisé est soit scientifique, soit économique, ce qui empêche la création de dimensions symboliques spécifiques aux problèmes environnementaux. Quoiqu’il en soit, un des arguments clé de l’Écologie Profonde est d’expliquer que l’ontologie précède l’éthique (cf Zimmerman, 1997) : savoir ce qui existe est prioritaire sur savoir comment "bien" se comporter ; en effet, dans ce cas, le respect pour l’environnement devient spontané et naturel. Ainsi au lieu de considérer la biodiversité comme une simple ressource dont on cherche à savoir comment bien la gérer, voir la biodiversité comme une entité propre incite à un respect naturel. Maintenant, plusieurs attitudes sont possibles faces au problème ontologique. Celui-ci peut déjà être simplement occulté ou résolu grâce à une ontologie dominante, imposée et présentée comme objective, comme dans le cas des ontologies scientifiques et économiques. À l’extrême opposé (cf Allenby, 2005a et Allenby, 2005b), on peut reconnaître une pluralité d’ontologies, sans hiérarchie, sans ordonnancement, comme une sorte de superposition d’ontologies non-articulées entre elles. Mais ces deux positions sont difficilement tenables : l’une nie la complexité de la biodiversité, l’autre est inutilisable concrètement. Ici encore pour résoudre ce problème ontologique, divisé entre un modèle dominant et objectivisé, et un second où tout doit être pris en compte sans hiérarchisation, à la suite des travaux de Bruno Latour, l’idée est d’avoir recours à la démocratie. Dans (Latour, 1999), qui s’inscrit dans un projet d’Écologie Politique, B. Latour propose de créer un Parlement des Choses divisé en deux chambres : la première doit traiter de la prise en compte des entités de notre environnement et parvenir à une sorte de convergence ontologique, décidée démocratiquement ; la seconde débat du "comment vivre ensemble" avec les entités décrites dans la première chambre : ceci permet d’ordonner nos priorités. La question ontologique est donc résolue collectivement et citoyennement grâce à des porte-paroles qui ont pour tâche de représenter les objets de notre environnement comme la biodiversité, via notamment les ontologies développées dans chaque spécialité : la représentation subjective de la biodiversité se transforme ainsi en une représentation démocratique devant un parlement ; il revient aux citoyens de débattre et décider ce que sont les choses et comment vivre avec.

Il reste à nous poser la question suivante : est-ce que cette gestion démocratique et
citoyenne implique une bonne gestion écologique ? La thèse de convergence de J. Barry (cf ci-dessus) fonctionne-t-elle ? Pour répondre à cette dernière question, nous pouvons nous appuyer sur l’éthique de la vulnérabilité. En effet, cette éthique efface la dichotomie objet-sujet. La vulnérabilité appliquée aux êtres humains permet de "déplacer le regard d’une focalisation excessive sur la prise en considération de l’agent, sujet de droits, à la personne sujette à des besoins, rejetant tout modèle de l’autonomie [7] enté [ndla : greffé] dans une anthropologie de l’autosuffisance individuelle." (in Garrau & Le Goff, 2009). Appliquée au domaine du soin, elle implique un "correctif de l’asymétrie (qui caractérise la relation d’aide ou la relation de soin), [et] peut apparaître comme une vertu éthique. Capacité à « être affecté » par autrui, elle nous amène à nous tourner vers autrui." (in Zielinski, 2009b).De façon générale, comme l’explique C. Pelluchon dans son essai traitant d’Écologie Politique (un chapitre entier lui est consacré) (cf Pelluchon, 2011), l’éthique de la vulnérabilité "tient à l’idée d’une responsabilité fondamentale de l’homme liée, par sa fragilité de vivant et par son privilège de connaissance qui l’ouvre à la complexité du réel, à la dimension éthique de son rapport à l’autre, à tout autre, et au devoir être de son droit." Cette prise en compte de la vulnérabilité et de la gestion collective et démocratique de J. Barry et B. Latour impose de traiter les entités environnementales, telles que la biodiversité, comme de réels sujets, dont le statut de sujet doit être débattu par les citoyens, pour arriver à vivre avec, en partant du principe que nous sommes interdépendants de et co-affectés par ces entités, et que nous avons une responsabilité particulière envers elles. On voit ainsi se dessiner une tentative de réponse politico-écologiste au problème de la gestion de la biodiversité, qui impose de ne pas réduire celle-ci à une recherche d’usages valorisables qui puissent être résumés à un unique nombre, que des décideurs intégreront dans des formules "toutes faites". C’est à la démocratie et aux citoyens, en intégrant des entités autres que les individus par le biais de représentants (entités environnementales mais aussi sociales telles que les ONG ou les entreprises), que revient la responsabilité, le droit et le devoir de décider comment il convient d’agir avec la biodiversité. Ainsi comme l’affirme B. Latour, "Tout est politique".

Alexandre Rambaud et Loraine Roy

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[1Comme l’écrivait Oscar Wilde.

[2Même si cet objet possède un prix de marché, celui-ci ne reflète pas nécessairement toute la valeur économique de l’objet. En outre, certains objets ne s’échangeant pas sur un marché, comme la biodiversité, n’ont pas de prix provenant de la confrontation d’une offre et d’une demande ; on peut néanmoins dans certains cas leur attribuer un prix "virtuel", comme dans le cas du carbone, après une analyse de leur valeur économique.

[3L’Analyse Coûts-Bénéfices (ACB) correspond à un processus d’identification et de comptabilisation des coûts et bénéfices d’une action donnée. La sommation de ces coûts et bénéfices révèle l’intérêt économique de cette action : celle-ci est intéressante si la somme est positive ou nulle. L’ACB de la construction d’un immeuble par exemple, doit prendre en compte des bénéfices tels que les futurs loyers, et des coûts tels que les coûts de construction. Pour que les pertes de biodiversité liées à la destruction de l’écosystème où se trouve à présent l’immeuble soient prises en compte, l’estimation de la valeur monétaire de cette perte est nécessaire. La philosophie de l’estimation de la valeur monétaire de la biodiversité dans le cadre d’une ACB repose donc sur le principe suivant : plus la biodiversité est valorisée, plus le coût lié à sa perte est élevé et moins il est rentable de mener à bien le projet considéré.

[4Notons que les frontières entre ces approches peuvent s’avérer floues dans la pratique.

[5Les services écosystémiques correspondent aux contributions directes et indirectes des écosystèmes au bien-être des hommes, via leur provision de bien et service.

[6L’ontologie étant l’étude de l’être en tant qu’être : il s’agit donc à la fois de l’étude de ce qui est, de ce qui existe, des entités constituant la réalité et l’étude de ce que signifie exister, de ce que les entités ont en commun. Une ontologie essaie ainsi de donner un compte-rendu explicite mais partiel d’une conceptualisation, des règles implicites qui contraignent la structure d’une part de réalité. Les ontologies dépassent par exemple les simples taxinomies en ceci qu’elles incorporent des problématiques d’organisation, de relation, etc...

[7L’autonomie voulue par l’Écologie Politique étant justement une autonomie relationnelle éloignée de l’autonomie libertarienne, plus proche de la notion d’indépendance (cf Zin, 2006 et Zielinski, 2009a).