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L’Europe des extrême droites. Diversités nationales, convergences européennes.
janvier 2003, par
Lors de son intervention au du colloque " L’Europe face à l’extrême
droite " qui s’est déroulé à Paris, le 28 juin 2002, Jean-Yves Camus,
politologue au Centre européen de recherche
sur le racisme et l’antisémitisme, dresse une synthèse critique de la
situation européenne de l’extrême droite. Loin d’une vision politique bien
pensante de la dénonciation de l’extrême droite, il insiste sur l’extrême
diversité des situations nationales. Ce qui complique d’autant plus la
tâche de l’action militante face à cette famille composite.
Les différents mouvements d’extrême droite qui émergent aujourd’hui en
Europe - au sein de l’Union européenne, ou en Norvège et en Suisse -
forment-ils une communauté homogène ? Ou bien faut-il les apprécier au
regard des profondes différences de contextes dans chacun des pays de
l’Europe Occidentale [1] ? Il faut commencer par limiter l’utilisation du
terme " extrême-droite ". Étiqueter un parti conservateur de
" nationaliste " ou de " populiste " ne suffit pas à le ranger dans cette
catégorie. Le Partido Popular portugais utilise de temps en temps une
rhétorique nationaliste, mais il faut aussi désormais partie de la
coalition gouvernementale de centre droit. Par conséquent, il faut se
méfier de l’illusion de continuité, c’est-à-dire de l’impression qu’il y a
une simple gradation entre les idées de l’extrême droite et la droite
conservatrice et républicaine. Je pense pour ma part que dans l’immense
majorité des cas, c’est vrai en France, et aussi en Belgique avec le Vlaams
Blok, au Danemark pour le Parti du Peuple Danois, en Autriche d’une
certaine manière avec le FPÖ, nous sommes en présence de " droites de
rupture ". Même si à l’occasion, elles acceptent d’entrer dans les
coalitions au plan local, régional ou national, ce sont tout de même des
droites qui par leur spécificité historique et par le contenu de leur
idéologie, se situent en rupture avec les droites libérales et
conservatrices ; ce que l’on voit parfaitement en France, où Jean-Marie Le
Pen inclut dans la " bande des quatre " le RPR et l’UDF. Ses électeurs sont
effectivement plus à droite que ceux du RPR et de l’UDF, mais ils sont
d’une droite qui est d’une essence différente et qui a des repères
historiques différents.
La seconde chose à bien comprendre - et c’est à mon avis extrêmement
important pour l’orientation de l’action militante et la manière de contrer
la progression de l’extrême droite -, c’est que nous sommes en face d’un
phénomène qui n’a plus grand-chose à voir avec les idéologies fascistes,
national-socialistes ou autoritaires des années trente. De plus en plus,
ces références deviennent invalides. La carte de l’extrême droite actuelle
ne recouvre pas les zones " traditionnelles " des idéologies fascistes ou
nazie. L’extrême droite est faible au Portugal, en l’Espagne ou en Grèce :
lorsque l’extrême droite campe sur des positions nostalgiques, du
salazarisme au Portugal, du franquisme en Espagne, l’échec est au rendez-
vous. La transition démocratique en Espagne a constitué une période de
recomposition : les adeptes d’une idéologie de l’ordre ont compris qu’il
n’y avait plus grand avenir pour l’extrême droite et ont massivement voté
pour les partis de la droite traditionnelle, puis petit à petit se sont
insérés dans le jeu démocratique.
Il y a des exceptions. Et nous sommes, en France, sans doute le pays où
l’extrême droite est idéologiquement la plus dure et conserve encore un
certain nombre de continuités avec ce qu’ont pu être les extrêmes droites
traditionnelles d’avant 1945.
Deux points fondamentaux font la différence : le premier, c’est la manière
dont les partis d’extrême droite utilisent la démocratie, et le second,
c’est leurs idées économiques et sociales. Au plan de l’utilisation de la
démocratie, nous ne sommes plus dans la période des années trente où les
partis d’extrême droite avaient pour objectif de prendre le pouvoir par la
force. Cela fait maintenant trente ans, puisqu’on a "fêté" le trentième
anniversaire du FN le 5 octobre 2002, que l’extrême droite joue le jeu
démocratique, participe aux élections, siège dans les assemblées et modifie
sans cesse ses stratégies vis à vis des partis de droite (rappelons que la
scission du FN en 1998 était dû en partie à la question des alliances avec
la droite classique pour précisément utiliser le cadre démocratique pour
arriver au pouvoir). Ce que réclame le Front National, c’est l’instauration
d’une sixième république et il n’y a pas que lui pour le faire.
La deuxième différence, c’est que dans tous les partis d’extrême droite qui
ont aujourd’hui quelque poids en Europe, depuis le FPÖ jusqu’au Parti du
Progrès norvégien, en passant par la Ligue du Nord en Italie, jusqu’au
Front National et au MNR, les idées défendues au plan économique et social
par l’extrême droite sont ultra-libérales. En fait, leur credo économique
et social est un mélange de reaganisme et de thatcherisme : la place
assignée à l’Etat, dans l’économie et le social, est de moins en moins
forte et c’est cela qui fait la différence fondamentale avec ce qu’a pu
être le fascisme ou ce qu’ont pu être les idéologies autoritaires des
années trente. Le corporatisme n’est pas le programme économique et social
du FN. Précisément, la façon qu’ont les partis d’extrême droite de faire
" avaler " aux couches les plus populaires qui constituent aujourd’hui la
majorité de leur électorat, ce ralliement massif aux thèses ultra-libérales
(comme Christophe Blocher en Suisse) consiste à proposer la préférence
nationale. Autrement dit, l’idée centrale de ces mouvements consiste à dire
" nous allons effectivement déréglementer dans un sens qui va contre vos
intérêts, mais au minimum, ce qui va rester, le peu qui va rester, on va
vous le réserver. Vous aurez moins de droits sociaux, moins de garanties,
moins de retraite, vous travaillerez plus, vous n’aurez plus de Smic, mais
au minimum le travail sera pour vous, le logement sera rien que pour vous,
les prestations sociales et les caisses de retraite ne seront que pour
vous. " L’idéologie de la préférence nationale, c’est le deuxième pilier
qui vient contre-balancer le premier, qui permet aux victimes de la
mondialisation libérale de supporter la dérégularisation massive de
l’économie et des rapports sociaux, par le biais du repli sur l’ethnicité,
sur la nationalité. C’est pour cela que le FN et le MNR défendent une idée
de la Nation française dans laquelle tous les citoyens français n’ont pas
les mêmes droits, puisque seuls auraient tous les droits les français de
souche, c’est-à-dire ayant un patrimoine " ethnique " commun. Voilà
véritablement l’évolution majeure.
Les partis d’extrême droite qui se situent en dehors de ce nouveau credo
sont marginaux. En Italie, l’Alliance Nationale est aujourd’hui - à son
sommet, mais pas encore à sa base - un parti de droite conservateur. Le
parti ouvertement néo-fasciste dirigé par Pino Rauti, le Mouvement Social
Flamme Tricolore, ne représente plus que 0,5%, avec son vieux programme
corporatiste et étatiste hérité directement du premier programme du Parti
fasciste. En conséquence, il convient de ne pas accorder une importance
excessive à ces mouvements, qui certes sont impressionnants par les
réminiscences historiques qu’ils véhiculent, mais qui finalement servent
d’écran de fumée puisque électoralement et socialement, ils n’ont aucune
prise sur la réalité [2].
Que ce soit en Allemagne ou ailleurs, le problème est le déplacement vers
la droite de l’axe central du débat politique, que l’on constate outre-Rhin
avec le discours sur l’immigration de Edmund Stoiber, qui dirige la CSU, ou
du Parti de l’Offensive de l’Etat de Droit (PRO), qui siège au gouvernement
du Land de Hambourg. Nous assistons à l’émergence de droites autoritaires,
xénophobes, dures, qui ne sont pas issues d’une extrême droite
traditionnelle et qui sont beaucoup plus importantes que la résurgence de
groupuscules marginaux.
Tout cela permet-il un minimum d’unité d’action ou d’unité
organisationnelle entre les mouvements d’extrême droite en Europe ? Il
existe sur ce sujet aussi un mythe journalistique et militant de
" l’internationale de l’extrême droite ". Lorsqu’elle existe, elle ne
concerne qu’une faible frange de la mouvance d’extrême droite [3]. Mais il
faut souligner que jusqu’à présent, les grands partis d’extrême droite
européens n’ont pas réussi à constituer de véritables réseaux structurés et
pérennes. Cela montre les multiples incompatibilités qui existent entre
eux. Cette unité d’action est impossible en raison des contentieux
historiques, voire ethniques et territoriaux qui les séparent. On ne peut
mettre durablement à la même table l’Alliance Nationale italienne, le FPÖ
autrichien, les Hongrois du Parti de la Vérité et de la Justice (MIEP), qui
ont souvent dans leur programme des revendications qui sont extrêmement
antagonistes sur des questions territoriales ou de minorités ethniques. Un
groupe commun a existé au Parlement européen pendant un certain nombre
d’années ; mais très vite il a éclaté sous la pression de l’Alliance
Nationale qui ne voulait plus siéger avec le FN parce qu’elle était en
phase de recentrage et n’avait pas envie de se marquer aux côtés de Le Pen.
Toutefois, une initiative nouvelle existe, qui est à surveiller de près :
Haïder, à plusieurs reprises, a semblé esquisser l’idée qu’il pourrait y
avoir en vue des élections européennes de 2004, une concertation sur une
plate-forme idéologique a minima entre partis populistes xénophobes des
pays membres de l’Union Européenne [4]. Compte tenu des derniers
développements aux Pays-Bas, de la progression du parti du Peuple danois,
du niveau des intentions de vote pour le parti du Progrès en Norvège (même
si ce pays n’appartient pas à l’Union européenne), on peut se demander si
cette question de l’harmonisation des programmes entre partis d’extrême
droite ne va pas devenir d’actualité.
Enfin, il faut aussi tenir compte de l’évolution sociologique de leurs
électorats. Depuis une dizaine d’année, la grande tendance consiste en ce
que les partis d’extrême droite drainent une fraction de plus en plus
importante des électorats populaires, et notamment de l’électorat des
ouvriers, des chômeurs et des personnes les moins qualifiées en terme de
niveau de diplôme. Une percée existe aussi chez les jeunes, notamment de la
tranche des 18-25 ans, et tout particulièrement chez ceux qui sont les plus
précarisés ou ceux qui ont le plus faible niveau de diplôme.
Ce sont les pistes principales qu’il faut avoir en tête pour bien
appréhender la nature du phénomène. Cependant, il faut aussi s’interroger
sur les raisons de cette percée dans pratiquement tous les pays de l’Union
Européenne depuis le début des années 80 de ce qu’on appelle la troisième
vague des nationaux- populismes. La première réside dans l’éloignement des
électeurs de l’action politique en général. La progression continue et
générale du taux d’abstention souligne la désaffection vis-à-vis du système
de représentation politique et de la remise en cause de la légitimité des
élites. Ce thème est central à la fois dans l’électorat du Vlaams Blok,
dans celui du FPÖ, dans celui du Front National et du MNR et explique le
succès de la liste Fortuyn aux Pays-Bas.
L’aseptisation du débat politique et la volonté de gouverner au centre, que
ce soit à droite comme à gauche (la conception sociale- libérale) constitue
la deuxième raison. Le ralliement total des partis de gouvernement aux
valeurs du marché, aux valeurs de l’ultra- libéralisme, contribuent à
valoriser l’expression d’un vote radical en faveur des formations
politiques qui apparaissent comme seules porteuses d’une alternative
politique. Et malheureusement, parmi les partis qui se situent hors
système, seuls ceux d’extrême droite réussissent à percer.
Enfin, la troisième raison se situe dans la difficulté d’un certain nombre
de pays, de sociétés, particulièrement ceux qui ne sont pas depuis très
longtemps des terres d’immigration et qui étaient très homogènes au plan
ethnique et religieux, à s’ajuster au multi- culturalisme. Ces pays n’ont
pas su comprendre que l’immigration, qu’on pensait être une variable
d’ajustement de l’économie, est devenue une immigration durable, qui
réclame une prise en compte de toutes les cultures et de tous les faits
religieux dans notre société. Ces à ces trois enjeux essentiels qu’il
faut répondre.
[1] Les partis d’extrême droite sont particulièrement nombreux en Europe
Centrale et Orientale et ils sont aussi particulièrement organisés,
particulièrement virulents et beaucoup plus en continuité que ce que nous
connaissons ici avec les mouvements fascistes et autoritaires des années
trente. Par ailleurs, il faut le rappeler, ils ont participé plusieurs fois
à des coalitions gouvernementales. C’était le cas sous Milosevic en Serbie,
ça a été le cas en Slovaquie et ça peut malheureusement redevenir le cas
dans un certain nombre de pays à l’avenir, même si les élections de 2002 en
Hongrie nous ont donné plutôt une heureuse surprise.
[2] Dans tous les documentaires diffusés à la télévision sur l’extrême
droite en Europe, on met en avant le NPD allemand qui compte 6 000 membres.
Certes, ils défilent dans les rues avec toute une panoplie et des slogans
néo-nazis, mais électoralement, ce parti recueille moins de 1 % des voix.
[3] Les skinheads compensent leur totale absence de poids politique et leur
marginalité numérique en établissant tous azimuts des contacts qui ne se
limitent d’ailleurs pas à l’Europe, mais au monde entier. A cette
stratégie, il convient d’apporter une réponse d’ordre public qui est de la
responsabilité de la police et de la justice (contrôle des propos et des
actes.).
[4] C’est pourquoi a eu lieu une rencontre en novembre 2001, en Autriche,
à l’initiative d’un de ses ex-conseillers, Andreas Mölzer, qui a rassemblé,
outre des élus du FPÖ, Bruno Mégret pour le MNR, des élus allemands de
l’aile la plus droitière de la CDU, des Republikaners, Istvan Csurka (le
dirigeant du MIEP hongrois) et une représentante d’un parti conservateur
d’Estonie.