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L’inexorable ancrage du Front national
janvier 2003, par
Depuis le 21 avril 2002, la France reparle de son extrême droite. Elle
avait cru pouvoir l’oublier suite à la scission de fin 1998, oubliant que
l’influence d’un parti ne se mesure pas par des sondages. Erwan Lecoeur,
sociologue, auteur d’une récente thèse sur le « Front national : sens et
symboles » (à paraître), estime que le retour du FN repose des questions
essentielles sur le devenir de nos sociétés, dont il n’est qu’un produit :
celui qui vient répondre, à sa façon, à la « crise du sens ».
Parler du Front national, depuis le 21 avril 2002, nécessite de reprendre
le fil d’une histoire qu’on avait cru pouvoir oublier trois ans
auparavant ; lorsque le parti, qui envahissait la vie politique française
depuis les années quatre-vingt, avait un peu disparu suite à une scission.
Le choc de l’élection présidentielle en fut d’autant plus douloureux. Le
duel droite-gauche qui était prévu se transforma en clivage « démocrates/lepénistes ». Cet « accident » électoral [1] a suscité d’importantes
mobilisations et abouti à la réélection confortable de Jacques Chirac au
second tour.
La réussite du candidat du Front national à cette élection peut s’expliquer
en partie par des raisons conjoncturelles : la multiplication des
candidatures (16, un record pour une Présidentielle), la mauvaise campagne
de Lionel Jospin, l’abstention qui s’élève à 28,5 % des inscrits (second
record)... On peut aussi chercher à expliquer la qualification de Jean-
Marie Le Pen peut s’expliquer par la réussite de sa propre campagne, qui
l’a fait sortir du silence qui l’entourait depuis trois ans (dramaturgie
autour de la course aux signatures, recentrage de l’image de Le Pen [2]).
Mais cette « surprise » montre surtout à quel point on a pu oublier combien
l’extrême droite française est implantée durablement dans le paysage.
Des votes complexes
Dans les semaines, qui ont suivi le 21 avril, des avis divers et alarmés
ont emplit les journaux et les revues. Quelques livres ont repris et revu
les classiques explications sur Ces Français qui votent Le Pen [3]. On y
retrouve les chômeurs et les ouvriers en tête, les hommes majoritaires.
Mais le vote Le Pen devient aussi inter-générationnel, touche presque
toutes les catégories socioprofessionnelles, les banlieues comme les
campagnes... Les explications classiques, proprement économiques ou
sociales deviennent difficiles. L’immigration et le chômage sont toujours
les thèmes rémanents ; on parle aussi de l’effet « insécurité », ce
leitmotiv dangereusement agité pendant la campagne. Mais tous les chiffres
n’expliquent pas la généralisation observable du phénomène, au-delà des
catégories habituelles des « exclus » qui se réfugient dans ce vote que
l’on voudrait comme une simple « sanction ».
Aujourd’hui comme hier, le phénomène frontiste ne peut être interprété
comme un simple accident politique, dont on se souvient après chaque
élection, pour l’oublier ensuite. Plutôt que de balancer entre la posture
moralisatrice et effarouchée du « tous racistes » et celle de
l’indifférence, il serait plus judicieux d’appréhender le Front national
comme un phénomène social (un « fait social », dirait Durkheim), qui exerce
son influence continue et progressive sur au moins deux plans principaux :
la généralisation des thèmes qu’il porte (immigration, insécurité, refus du
« système » et rejet des « politiciens »), ainsi que l’attrait de sa
posture pour une portion de la population qui ne se sent plus en phase avec
ses représentants.
Contre la « crise »
Le FN reste le parti de référence dès qu’il s’agit de marquer un refus du
système généré par les angoisses consécutives à la perte d’une identité
collective et de repères ; éléments constitutifs d’un « sens » global.
C’est sur la crise globale qui touche nos sociétés que se construisent - et
pas seulement en France, ni même en Europe - des appels au repli
identitaire et à la remise en place d’un ordre garant de la place de
chacun, en forme de retour à un âge d’or puisé à une mémoire réinventée.
Cette « crise du sens » [4] ne touche pas seulement aux structures
économiques et sociales. Elle est une perte d’ordre symbolique, pour des
individus en manque de repères dans une « sur-modernité » exacerbée.
L’excès de signes, d’informations éparses, qu’aucune vision globale ne
permet d’appréhender, entraîne un manque de compréhension et de guides pour
s’orienter. C’est à ce besoin que s’alimentent ces demandes de « retours »,
qui peuvent prendre des formes variées : retour aux valeurs
traditionnelles, à celles de la nature ou à l’authenticité de rapports
fondés sur la communauté (« ethnique » ou religieuse). Ces formes ont en
commun de donner à voir une identité collective potentielle (un « entre-soi » rassurant) en même temps qu’une explication du monde et une vision
d’action à y accomplir pour lui donner du sens.
Ce besoin d’un « sens » à donner au monde fut longtemps rempli par les
grands récits : religions, idéologies. Et cette absence se fait sentir à
chaque fois qu’une crise vient mettre en cause l’organisation des
sociétés ; comme c’est le cas aujourd’hui, de plus en plus fréquemment, au
rythme des mutations de nos sociétés « post-industrielles » (A. Touraine).
Ces crises attendent leur résolution par des évolutions majeures, des
conflits (externes ou internes) ou des réponses « déviées ». Ce que propose
l’idéologie d’extrême droite est justement une « déviation », sous la forme
d’un conflit qui donne à voir des « étrangers » envahir la nation, suite au
complot d’une classe de politiciens corrompus et profitant de la faiblesse
du peuple.
Contre le système
Pour pouvoir sembler incarner un recours face à la « décadence », le Front
national s’est avant tout positionné en dehors d’un système qu’il n’a de
cesse de dénoncer sur un mode agressif. Il adopte ainsi la posture de la
« minorité active », vecteur d’influence et d’innovation en période
troublée [5]. D’où ses attaques permanentes contre les « lobbies », la
« ripoublique », la « bande des quatre » et autres membres de
l’« établissement » ; à force d’utiliser un vocabulaire spécifique, créant
des amalgames et des raccourcis, le discours devient repérable, évocateur.
Et l’effet de propagande peut agir. les attaques, les injures, les jeux de
mots douteux et les formules grandiloquentes sont la marque de fabrique, de
re-connaissance du FN, tant pour ses partisans que pour ses adversaires ou
ses électeurs potentiels. Il se distingue alors des autres partis, prônant
le consensus et les réformes. Pendant que les clivages s’effacent au sein
de la société, le FN en propose de nouveaux et présente la politique comme
un combat, auquel il invite des millions de Français.
Jean-Marie Le Pen est un tribun de son temps, contemporain, à l’aise dans
une France qui se vit en crise, s’ennuie et prend peur. Il est un
manipulateur de mots, de symboles et d’images, dont la société se sert,
elle aussi, pour expurger ses angoisses et ses névroses collectives. Le
vote Le Pen est un vote d’alarme, capable de cynisme, face à la comédie du
politique tel qu’il se joue. Il est aussi un moyen de s’inventer une sorte
d’estime de soi, un « honneur ethnique », dans un monde indifférencié et
inquiétant.
Des symboles efficaces
L’efficacité de la propagande du parti-Front tient aussi à son utilisation
importante de symboles pour soutenir ses apparitions et utiliser la force
de l’évocation d’une tradition ; la religion catholique est convoquée, sur
un air martial et sous-tendu par un parfum de sacré (le rituel des fêtes
des Bleu-Blanc-Rouge, qui s’ouvrent par une messe en latin et se terminent
par le discours-fleuve du chef). Ces symboles ont un rôle dans
l’édification de la communauté frontiste et de ses valeurs ; ainsi de
Jeanne d’Arc, que le tribun Le Pen appelle à célébrer chaque année ; ainsi
de la flamme, emblème du parti évoquant la pureté de la mission ; ainsi de
Clovis, pour les réseaux catholiques traditionalistes. [6] Le FN récupère
les lambeaux d’un corpus religieux dont les Eglises institutionnelles ont
perdu le monopole. Par l’évocation, c’est un air de « déjà-vu » qui
s’exprime, une sorte de tradition aux accents rassurants. Au soir de son
succès du 21 avril, le tribun Le Pen lançait aux millions de spectateurs
encore sous le choc : « N’ayez pas peur, Rentrez dans l’espérance. » La
reprise du titre de l’encyclique papale (Entrez dans l’espérance) est une
vraie piste pour comprendre ce que produit le symbolique en politique.
Plus, sans doute, que les recherches de filiation soit-disant hitlériennes
du « Je suis socialement de gauche, économiquement de droite, et plus que
jamais, nationalement de France » [7].
Une alternative ?
Au fil des années, le Front national a réussi à construire sa spécificité
dans le champ politique en proposant un exutoire aux besoins de sens :
immigration, chômage, insécurité ne sont que les traductions frontistes
d’angoisses plus profondes et plus essentielles qui touchent à la place des
individus dans le monde et au sens à donner à leur action. Elles pourraient
se traduire tout autrement que par le nationalisme ou le racisme. Il aurait
pour cela fallu que d’autres projets viennent donner des repères clairs (et
symboliquement soutenus) aux « foules sentimentales » (A. Souchon).
L’écologie politique pourrait être une alternative. Les analyses
électorales montrent que depuis des années, deux types d’électorats
diamétralement opposés émergent en France comme dans d’autres pays : celui
du FN et celui des Verts [8]. Aux Régionales de 1992, ils étaient tous deux
en hausse, au coude à coude (13,9 %), et les partis institutionnels
perdaient du terrain (Gauche : 29,6% ; Droite : 38,6%.). Depuis, seul le FN
a continué sa progression, lente mais permanente, jusqu’à la scission de
fin 1998, et après le 21 avril 2002. Contrairement aux écologistes, il a
choisi de rester clairement en dehors d’un système qu’il pouvait ainsi
dénoncer ; au risque de ne pas peser sur les équilibres gouvernementaux et
les répartitions de postes. Il a fini par apparaître comme la seule
« alternative ». Ce rôle fut celui que joua une contre-société émergente au
cours des décennies passées, mais qui a ensuite majoritairement abandonné
le champ de la critique et de la radicalité, et donc de l’influence
sociale. Aucune alternative au FN ne semble envisageable aujourd’hui.
Filiation Naturelle ?
Et si, maintenant que l’extrême droite est à nouveau réunie - ou en passe
de l’être - derrière son chef incontesté, la ligne du FN devenait moins
« raciste », moins « extrémiste » et plus « néo-populiste » ?. Quel
discours de rejet, quels arguments d’indignation tenir, auprès de ces
électeurs à chaque fois plus nombreux ? Le piège lepéniste est tendu depuis
longtemps. On sent bien, déjà, que le stratégie lepéniste va consister à
adoucir son image, pour séduire au-delà de son électorat actuel. Dès 2004,
les élections régionales verront la région PACA trembler sous l’effet Le
Pen. Aux Européennes, le FN peut créer - comme en 1984 (11 %) - une
mauvaise surprise. Et pour la prochaine Présidentielle (2007) Jean-Marie Le
Pen se déclare déjà prêt ; et si ce n’est lui, ce pourrait être sa fille
qui prendrait le relais. Moins marquée par les années d’Algérie, moins
connue pour ses « dérapages » ou ses idées choquantes, Marine Le Pen a
toutes les vertus pour séduire cette nouvelle génération qui entre en
politique par l’extrême droite. Son émergence médiatique récente ne doit
rien au hasard. Elle pourrait rallier sur son nom au-delà de ce que son
père a déjà réussi jusqu’ici. Les modes de scrutin et les atermoiements ne
changeront pas grand-chose, au fond. Jean-Marie Le Pen et le Front national
sont le produit d’une société, comme d’autres ailleurs en Europe ou dans le
monde. Pour en sortir, il n’y a pas beaucoup de choix. Nous l’avions peut-être oublié. Il faut changer la société.
[1] Au premier tour, Jacques Chirac totalise 19,71 % des voix (des
exprimés) ; le candidat du Front national 16,86 % et Lionel Jospin
16,12 % ; l’écart est d’environ 200 000 voix. Bruno Mégret réalise un score
du 2.34 %.
[2] Au début de l’année 2002, l’épisode de la collecte de signatures de
soutien pour la candidature Le Pen emplit les journaux, avec le FN dans le
rôle de « victime du clan Chirac ». On peut citer également parmi ces
« coups », la mise en scène pour un mensuel à la mode du candidat FN fumant
le narguilé dans un café oriental de Pigalle, ou son repositionnement
affirmé comme « un homme du centre-droit ».
[3] Des « forums » voient le jour sur les ondes, dans les journaux. Voir,
par exemple, le livre publié après le second tour par Pascal Delannoy et
Jean Viard (dir.) : La République du 5 mai. éd. France Info-l’Aube, Paris,
2002. Nonna Mayer reprend son livre de 1999 (Ces Français qui votent FN)
après le 21 avril : Ces Français qui votent Le Pen, éd. Flammarion, 2002.
[4] Alain Bihr reprend, en mai 1992 (« Crise du sens et tentation
totalitaire », article du Monde Diplomatique) L’expression a été utilisée
auparavant par un disciple Tchèque de Husserl, Jan Patocka : La Crise du
sens, T. I et T. II . éd. Ousia, Bruxelles, 1985-1986.) Sur la crise du
sens et le FN, cf. A. Bihr : L’actualité d’un archaïsme, éd. Page-deux,
1999.
[5] La théorie des « minorités actives » de Serge Moscovici (1979) a été
appliquée au cas du FN par Birgita Orfalli : L’adhésion au Front national.
de la minorité active au mouvement social. éd. Kimé, Paris, 1989.
[6] Une exploration de ces utilisations nombreuses a été réalisée par
Cédric Housez dans son travail sur La perception des symboles par les
militants du FN et du MNR par les militants des fédérations Flandres,
mémoire de DEA de l’IEP de Lille, 1999. Il est approfondi pour le FN et ses
réseaux dans notre thèse, E. Lecoeur, Front national, sens et symboles.
(univ. de Tours), 2002. (publication en cours, début 2003, éditions La
Découverte).
[7] Une rumeur parlait d’une reprise d’un discours de Hitler en novembre
1932. Canular. Il s’agit seulement d’un entretien du maire de New-York, Michael Bloomberg.
[8] Cf. N. Mayer, Ces Français qui votent FN. éd. Flammarion, Paris, 1999.
Pp. 134 et s.