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Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche

Jean-Claude Michéa, Ed. Climats, Coll. Sisyphe, Castelnau-le-Lez 2002, 16 €

octobre 2003, par Pascal Vankenhove

Face à une propagande officielle chargée de faire croire que plus nous avons d’emprise sur le monde grâce à la technologie, moins nous en avons sur nos conditions d’existence qui se dégradent d’autant, pourquoi aussi peu de résistance de la part des déshérités du système ?
Pourquoi ce mouvement historique de grande ampleur qu’est la Gauche n’a-t-il jamais rompu avec le capitalisme en faveur d’une société véritablement humaine, libre, égalitaire et décente ?

Dans une première partie, Jean-Claude Michéa, agrégé de philosophie, enseignant, auteur de "L’Enseignement de l’ignorance" qui cite dans ses ouvrages Castoriadis, Nico Hirt, Serge Latouche et Debord, remonte aux guerres de religions du 16 ème siècle pour comprendre comment s’est ancré dans les esprits le postulat individualiste de l’état de nature comme étant celui où règne la guerre de tous contre tous. La lente maturation de la science, de Galilée à Newton, considérée comme la forme la plus achevée de la raison et devenue la seule forme de progrès non seulement technique mais aussi humain puisque la religion avait échoué dans son entreprise de pacification du monde connu, n’a fait que valider ce postulat et lui trouver un moteur, une force quantifiable, équivalent psychologique de l’attraction universelle : l’Intérêt bien compris. Cette vision, constituera le socle intellectuel de la philosophie des Lumières que l’Utilitarisme viendra parachever. L’harmonie universelle enfin réalisée adviendra grâce à la reconnaissance des intérêts égoïstes humains, la théologique Main invisible du Marché d’Adam Smith garantissant sa pérennité.
Le système libéral, où flexibilité et innovation doivent être absolues, ne peut pas être confondu avec l’esprit bourgeois conservateur et patriarcal comme persiste à le faire une bonne partie de la Gauche qui se présente comme la seule héritière des Lumières et se pose comme le parti du Mouvement, opposé aux partis de l’Ordre. Pour autant, Michéa sous-estime un peu la dimension proprement conservatrice de cette idée libérale : le "libéralisme" produit et reproduit des stratifications et des rigidités sociales, même maintenant, et il s’accommode très bien du conservatisme sociétal, on le voit bien en France quand même, et c’est encore plus vrai du XIXe siècle. Ainsi, selon lui, il est impossible à la Gauche de renoncer à ce culte, le changement se présentant à elle comme la seule forme à la fois légitime et efficace de lutte contre l’Ancien Régime. Mais la dynamique même de l’idéologie des Lumières lui impose d’aboutir précisément à l’individualisme libéral puisque s’abreuvant à la même source philosophique que le Libéralisme moderne. La marge de manœuvre de la Gauche vis-à-vis du Libéralisme est donc limitée à la production d’amendements puisqu’elle valide l’essentiel de l’idéologie de celui-ci.
Qui donc veut mener un combat cohérent contre l’utopie libérale doit opérer une rupture radicale avec l’imaginaire intellectuel de la Gauche. Cette rupture ne se fera pas sans difficultés, les résistances psychologiques étant nombreuses. Il s’agit de remettre en question ce qui s’est avéré pour beaucoup une sorte de religion de remplacement, la religion du Progrès.

C’est Orwell que Michéa convoque dans la seconde partie de son ouvrage (voir également le livre "Orwell, anarchiste tory" qu’il lui consacre). Orwell qui constate que capitalisme et collectivisme reposent sur le postulat désastreux d’un mécanisme d’où découlera le bonheur des individus. Rien de cela chez lui mais une common decency découverte à l’occasion d’enquêtes effectuées dans les milieux ouvriers (Le quai de Wigan, 1936), replaçant, contre Machiavel, le bien et le mal au centre au centre de la politique, grâce à un ensemble de codes intuitivement et communautairement acceptés par les gens ordinaires c’est-à-dire ne participant pas et ne cherchant pas à participer à la domination de leurs semblables. L’aspect communautaire ouvrier souligné par Michéa n’est pas forcément celui de la propriété commune mais, il me semble celui de la vie en commun comme on pouvait la rencontrer aussi dans les communautés (non décidées, simplement vécues) paysannes sous l’ancien régime, par exemple. Tout cela étant néanmoins plus présent dans le domaine de la morale que traduit réellement en institutions et rapports de forces politiques. Dans ce cadre, l’indécence consiste précisément à la volonté de puissance.
La common decency seule est en mesure dans le cadre nouveau d’une association d’individus libres et égaux, de conserver les traditions de civilités, d’entraide et de bienveillance réciproque. Pour cela, elle dépasse la crispation de la Gauche moderne due à une dichotomie simpliste tradition-modernité. Un certain conservatisme n’est pas forcément absent des mouvements révolutionnaires et c’est souvent en réaction à un changement inique des conditions de vie que les protestations surgissent.

Enfin, dans la troisième partie, citant Leroux, l’inventeur du Socialisme et Mauss et sa théorie sur le Don (lire à ce propos Les 3 neveux ou l’altruisme et l’égoïsme réconciliés [1], sur la convergence théorique de Leroux, Mauss et Paul Diel psychanalyste, excellente référence donnée dans l’ouvrage qui nous préoccupe), Michéa évoque les bases théoriques que les mouvements ouvriers, bien au fait de la common decency sans toutefois la reconnaître, n’ont pas su s’approprier. Des bases qui permettent de comprendre qu’il existe, depuis l’aube de l’humanité, des structures universelles de relations non régies par l’intérêt et n’éliminant plus l’intersubjectivité au profit d’un individu devenu tellement central que l’on ne saisit pas pourquoi il supporterait ses contemporains à moins de les considérer comme des ovins, plus ou moins rétifs, à tondre.

Ce court ouvrage, au style très incisif et qui ne manque pas d’humour assorti parfois d’une délicieuse pointe de mauvaise foi, pensons-nous, quand il s’agit de déboulonner un peu trop rapidement, des icônes de la Gauche intellectuelle telles Bourdieu, est construit à la manière de l’Ethique de Spinoza avec trois suites de propositions assorties de leurs scolies ce qui permet plusieurs lectures possibles.
Suivent, pour mémoire, trois préfaces (non évoquées ici) de Christopher Lasch, philosophe américain.
Ce livre lance véritablement une réflexion visant à sortir la Gauche d’une impasse - notamment en interrogeant certaines sources politiques ou philosophiques que l’action politique lui ont fait oublier… - dont il lui est d’autant plus difficile de reconnaître l’existence qu’elle la fonde philosophiquement et qu’elle comporte, Michéa le constate volontiers, de prestigieuses réussites. Mais quelle Gauche ? Une Gauche paradoxalement traditionnelle, issue des Lumières, camp républicain, autoproclamée parti du Savoir, du Progrès et de la Raison, bien différente de la sensibilité socialiste, plus récente, qui se forgea au XIXème siècle en réaction aux pires dégradations de la vie ouvrière anglaise et irlandaise imposées par la première modernisation industrielle. Une Gauche qui entretint la confusion, née principalement de l’affaire Dreyfus, entre elle et ce Socialisme. Une Gauche donc qui devrait reprendre l’attitude plus circonspecte à l’égard du Progrès et l’idéal de vie communautaire de ce Socialisme ouvrier au lieu de, sans cesse, essayer de le phagocyter sous prétexte de lutter contre un supposé archaïsme. Pour Michéa, la référence au socialisme est celle inventée par le terme de Leroux (pour plus de détail sur son itinéraire intellectuel et politique voir Les trois neveux, déjà cité). Et ce n’est pas forcément le même socialisme auquel on se réfère aujourd’hui puisque, précisément, la gauche traditionnelle l’a, en quelque sorte, usurpé (selon l’auteur). Bien sûr, cette voie est déstabilisante car elle remet en cause les traditionnels partages d’attribution entre la Gauche et la Droite ; mais c’est cela précisément le projet de Michéa : c’est justement d’essayer de briser une sorte de mécanique de la pensée, binaire et actuelle, en interrogeant les critères originaux de la fondation du socialisme, utopique. Les grands libéraux l’ont bien compris, eux qui ne manquent pas une occasion de qualifier de réactionnaires leurs détracteurs et de se poser en force de progrès.
D’un point de vue strictement écologique cet opuscule permet de penser une voie communautaire fondée historiquement et non plus utopiquement, qui briserait la mécanique emballée d’un productivisme fou, la remplaçant par des échanges authentiques et des valeurs véritablement humaines mais aussi de réviser certaines options de positionnement politique des partis écologistes.


[1Bruno Viard, Les 3 neveux ou l’altruisme et l’égoïsme réconciliés, PUF, 2002.