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Politique de la ville : encore un effort !

vendredi 13 mai 2005

Les actions entreprises sous le titre de la "politique de la ville", si elles ont correspondu à un progrès dans la prise en compte des problèmes des banlieues, se sont souvent révélées insuffisantes à affronter des problèmes tels que l’exclusion ou le multiculturalisme. Les limites de ces expériences ne doivent cependant pas faire céder sur la nécessité d’une profonde transformation des pratiques politiques. Entretien avec Gabrielle Grammont, coordinatrice de quartier à Aubervilliers.

EcoRev’  : Dans une étude que tu as faite sur le quartier du Neuhof à Strasbourg, à partir de ton expérience dans une association locale, tu insistes sur la dimension "territoriale" des problèmes de chômage et d’exclusion : infrastructures et transports, services publics, tradition de stigmatisation du quartier par rapport à l’ensemble de la ville, etc. On a l’impression que malgré 20 ans de politique de la ville, on commence à peine à s’intéresser à ces problèmes. Vois-tu des évolutions positives ?

Gabrielle Grammont : Ce que j’ai pu constater au Neuhof à l’époque, c’est que la question du chômage était surtout abordée à partir des problèmes de qualification de la population, mais qu’on ne prenait jamais en compte toute une série d’éléments "extérieurs" qui le renforçaient. Je pense aux problèmes de transports en commun et d’urbanisme, avec une tendance à séparer des zones de travail et des zones d’habitat qui n’étaient pas forcément reliées entre elles, alors qu’auparavant les usines étaient à la porte du quartier, ou alors il y avait des cars de ramassage. A l’époque, il y avait encore un grand nombre d’emplois non-qualifiés disponibles, mais ils étaient difficilement accessibles à ceux qui auraient pu les occuper pour ces raisons de transports, de garde d’enfants, etc. Il y a aussi une dimension importante, jamais prise en compte, la culture territoriale : il s’agit d’une population qui a peu bougé, habituée à un certain type d’emploi stable, à passer toute sa vie dans la même usine. L’évolution économique se fait souvent beaucoup plus rapidement que l’évolution des mentalités, et j’étais souvent étonnée d’entendre à l’époque des jeunes de 16 ans qui, quand on leur demandait ce qu’ils voulaient faire plus tard, répondaient ouvrier à Suchard ou à General Motors, comme leurs parents.

C’est vrai que dix ans ont passé, et maintenant, au niveau des mentalités générales, la précarité et les petits boulots ont été très fortement intégrés dans les comportements, en particulier chez les jeunes générations, avec un renforcement de la débrouille, une certaine instabilité qui rend difficile et l’obtention d’un emploi et la possibilité de le garder, et enfin un certain état d’esprit selon lequel le travail n’a jamais trop d’intérêt, il s’agit de gagner de l’argent et c’est tout.
En même temps, les difficulté "extérieures" au travail de ces populations se sont aggravées : problèmes de garde d’enfants, horaires atypiques, trajets de plus en plus longs, etc. Il y a des femmes dans mon quartier qui partent le matin faire des ménages à La Défense, et puis le soir à l’autre bout de la région parisienne, et entre-temps elles rentrent chez elles pour s’occuper de leurs enfants. D’autre part, le service public, qui est quand même là pour faciliter la vie dans tous ces domaines, est de plus en plus réduit. Les évolutions sont contradictoires, parce que d’un côté on se pose plus les questions en termes de "globalité" qu’il y a dix ans. Par exemple, il y a une réflexion dans beaucoup de villes sur les horaires d’ouverture de gardes d’enfants, comme à Paris avec le Bureau du Temps. Mais d’autre part, tout cela est très difficile à mettre en place car il y a de moins en moins d’argent pour les services publics, de moins en moins de monde pour servir, moins de plages d’ouverture. Et puis il y a une certaine réticence des professionnels de ces secteurs...

Ce problème des services publics ne fait donc qu’aggraver les tensions et les problèmes de cohabitation qui peuvent apparaître dans les quartiers.
Souvent les tensions renvoient à des petits problèmes de cohabitation qui ne sont pas pris en compte, et cela pose effectivement la question de l’efficacité des services publics. Cette question joue énormément sur la manière dont les gens vivent les problèmes, il y a beaucoup de populations qui ont l’impression d’être abandonnées. Ce sont des gens qui ont des difficultés qui s’aggravent, et donc ont fortement besoin du service public. Ils passent littéralement leur vie dans les administrations, parce qu’ils sont dépendants de l’arrivée du RMI, des allocations familiales, de la sécurité sociale, de l’assistante sociale, etc. Or, les services publics, et là aussi il y a contradiction entre le niveau de la réflexion et celui du terrain, se dégradent de plus en plus. Moralité : ce sont ceux qui en ont le plus besoin qui en sont le plus privés. Pour les services municipaux ou l’office HLM, c’est souvent aussi un peu la même chose : les quartiers où il y a des conflits de voisinage ou des dégradations sont ceux où ils sont le moins présents. Non réglés, les conflits ne peuvent que s’envenimer, et cela finit par pourrir la vie.

Il y a aussi le problème de la coordination entre les services publics : là encore on commence à se poser ce type de problèmes, mais sur le terrain chaque institution continue à travailler avec sa logique propre. L’idée de la politique de la ville était justement de changer ces manières de travailler.

Comment expliques-tu les difficultés de la politique de la ville à changer les choses ? C’est une question de pesanteur des institutions, de culture administrative, de manque de moyens ou de volonté politique ?

Toutes ces raisons sont valables. De plus, beaucoup de villes du 93, notamment celles gouvernées par le PC, sont exsangues du point de vue financier. Elles avaient une tradition d’intervention auprès de la population qui consistait en "On encadre, c’est la ville qui fait, la ville peut tout faire, la ville fait tout bien, etc." La première conséquence est que la population est globalement une population "assistée", et que cela n’a pas du tout favorisé ni la vie associative autonome, ni la prise en charge par les habitants de leurs problèmes. Deuxièmement, vu leurs problèmes financiers, elles ont effectué un virage à 180 degrés, et leur priorité actuelle est d’attirer une population qui a plus d’argent. Sont ainsi prioritaires les constructions de co-propriétés, les grands projets urbains, pour faire venir de la taxe professionnelle, au détriment des cités. Ce n’est pas que les municipalités ne veulent pas s’occuper de ces quartiers, mais ils pensent devoir faire venir de l’argent avant de pouvoir refaire ce qu’ils faisaient avant.
A l’origine, la politique de la ville était surtout une manière de concevoir les choses, de travailler ensemble, de concevoir des projets ensemble et de prendre en compte toutes les réalités... Maintenant c’est devenu un guichet financier. Enfin, les gens qui s’en occupent sont de plus en plus des technocrates et des remplisseurs de dossiers de demande de subventions. La population y est très peu associée, précisément parce que toute la dimension de citoyenneté a été oubliée.

Quel bilan tires-tu à cet égard des expériences de participation des habitants ?

Il est clair que ces expériences restent très limitées, mais il ne faut pas non plus être complètement négatif. Il y a tout de même une écoute plus importante de la parole des habitants qu’il y a 20 ans par exemple. Le fond du problème est le non partage du pouvoir. Tant qu’on n’est pas capable de prendre des risques, de libérer de la parole, de lâcher un peu de pouvoir à d’autres groupes qui ne sont pas forcément d’accord avec toi, effectivement les expériences resteront limitées. Et elles sont limitées par tout le monde, pas seulement par les collectivités et les institutions, mais aussi par les habitants. La tradition "lutte de classes" a aussi renforcé une certaine mentalité qui ne facilite pas les choses : la négociation a toujours été très décriée, il fallait lutter jusqu’à ce qu’on gagne. Ce n’est pas exactement la même chose que la démocratie, il faut trouver un moyen de concilier les deux. D’autre part, au sein des quartiers, les groupes d’habitants s’excluent beaucoup. Il y a des catégories d’habitants qui se considèrent comme très légitimes, parce que ce sont eux qui paient des impôts, et qui tendent à dénier la parole à des gens considérés comme des assistés sociaux, aux jeunes ou aux enfants. A cela s’ajoute les problèmes de racisme ou plutôt, ce qui est beaucoup plus fort, le rejet des nouvelles populations par des habitants qui ont peur de voir changer le monde dans lequel ils étaient habitués à vivre, et qui se battent pour le préserver.

Il y a aussi l’opposition entre professionnels et habitants. Un comité de quartier devrait rassembler un peu tous les types d’intervenants - les gens qui travaillent sur le quartier, ceux qui y habitent, les élus -, en sachant que chacun a une compétence particulière, l’habitant a l’expertise de son quotidien, le professionnel a de la technicité, et l’élu peut faire le lien avec les institutions. Mais il n’y presque jamais cet effort de reconnaître le savoir, l’expérience et les besoins des autres (y compris entre habitants) et, à partir de là, mettre en place des projets et des actions qui, toutes ensemble, devraient composer l’action municipale. Je pense que cette manière de travailler serait tout à fait possible à mettre en œuvre en France, ici et maintenant, mais pour l’instant cela ne marche que pour les petits projets. Cela ne veut pas dire qu’il faut jeter tout ça aux orties comme le font certains : on balbutie, on expérimente... C’est toute une façon de fonctionner politiquement en France qui change, cela ne va pas se faire du jour au lendemain.

Il y a aussi le problème de l’absence de toute une série de populations, comme les jeunes, les femmes ou les immigrés, dans les instances participatives.
Dans les quartiers, les gens s’investissent très différemment sur des choses très différentes : par exemple, les femmes immigrées s’investissent fortement dans la vie associative, et prennent souvent en charge plein de choses du quartier, et les jeunes aussi, mais pas dans des choses plus officielles. C’est aussi une question d’inconscient collectif : il s’agit de populations qui n’ont pas le droit de vote, donc c’est normal qu’il y ait une distance vis-à-vis des institutions. Les phénomènes culturels sont vraiment importants, on ne les prend pas assez en compte, et cela ne bouge que lentement, avec les nouvelles générations. Là où je travaille, des jeunes et des femmes sont venus à des comités de quartier, mais c’était pour parler de choses précises, parce que je leur avais demandé. Ils ne sont pas revenus parce qu’effectivement ils ne se sentaient pas concernés.
C’est très difficile de faire cohabiter ces paroles différentes. Il y a quand même plein de difficultés, plein de malentendus, de choses auxquelles on ne sait pas répondre. Et donc cela va prendre du temps, parce qu’en fait le brassage culturel ne s’est pas encore fait. Il commence à se faire sur des petites choses, autour d’initiatives de convivialité, de petits projets, ou autour des enfants. C’est un premier pas, il ne faut pas non plus aller plus vite que la musique.

Il y a un autre reflet de cette exclusion de la citoyenneté, qui a aussi des conséquences en termes de tensions sociales : l’absence de prise en compte des jeunes et des enfants dans les aménagements urbains.
C’est vrai, les jeunes et les enfants ne sont pas considérés comme des habitants à part entière. Certes il y a des problèmes avec les jeunes, des tas de trucs se cristallisent en conflits et en agressivité, mais en même temps le problème fondamental, c’est qu’ils ne savent pas où se mettre. Les familles les envoient dehors parce que c’est dans la culture : le père doit se reposer. Le fait de faire venir les enfants les uns chez les autres, cela aussi se perd et n’est pas du tout dans les cultures étrangères. Donc ils restent dehors et ils traînent. Et ce fait, trouver de endroits où les jeunes puissent se mettre, des espaces de jeu, n’est jamais pris en compte dans les aménagements d’une ville. Nous avons fait l’inventaire sur Aubervilliers, en mettant toute la ville à plat, et nous nous sommes rendu compte que de ce point de vue la situation était absolument catastrophique. De même pour les questions de voirie : ce qui prime c’est la circulation de la voiture, pas les traversées des enfants. Ils ont construit un nouvel axe qui n’est pas en circulation, et donc pas éclairé, or c’est un chemin qu’empruntent les enfants à pied pour aller à l’école, et l’hiver ils y passent quand il fait nuit. Cela montre à quel point les enfants et les jeunes ne sont pas pris en compte dans la vie globale de la cité. Et donc effectivement cela entraîne beaucoup de conflits, cela rend la vie plus compliquée à tout le monde. C’était justement le type de problèmes que la politique de la ville aurait pu régler si elle avait réellement correspondu à un changement dans les manières de travailler.

Pour revenir sur les questions de brassage culturel, tu as été amenée à travailler sur les problèmes de conflits interculturels entre les familles et les pouvoirs publics, en particulier l’Education Nationale.

Nous avons cette culture, en France, qui a certes des avantages, selon laquelle tout le monde est dans la République et tout le monde doit être pareil, ce qui fait que pour toutes les familles qui sont arrivées, on n’a pas pris du tout en compte cet aspect de choc des cultures, de conceptions tout à fait différentes de l’éducation. Et maintenant on en paie un peu les conséquences, avec une situation très conflictuelle. Depuis des années, le regard des enseignants sur les parents est devenu un regard négatif, on a transmis partout l’idée qu’ils ne s’occupent plus de leurs enfants. Mais, par exemple, les familles africaines s’en préoccupent en fait beaucoup, seulement dans leur culture, quand tu confies ton enfant à quelqu’un, tu dois lui faire entièrement confiance, et donc ils ne se sentent pas en droit de parler avec l’enseignant. D’autre part, l’école communique beaucoup par écrit avec ces familles, et il y a quand même beaucoup de mères africaines qui ne savent pas lire, surtout les libellés officiels. Il y aussi le fait que les enfants africains viennent d’une culture orale, mais comme les aspects positifs de la culture d’origine se délitent petit à petit (on ne leur raconte plus de contes), et qu’ils ne sont pas non plus bien intégrés dans notre fonctionnement culturel (on ne leur lit pas d’histoires le soir avant de se coucher), il y a une espèce de vide, et c’est de là que vient une partie des problèmes d’apprentissage de la lecture. Si l’on pouvait déjà travailler à une meilleure connaissance mutuelle des fonctionnements des familles et des enseignants, on pourrait beaucoup avancer dans la prise en compte de ces problèmes. C’est ce que l’on a essayé de faire au collège, un travail de lien avec les familles et de valorisation des cultures d’origine. On a fait une semaine maghrébine, les mères des élèves sont venues au collège, ont fait des ateliers de henné, de gâteaux, et aussi un couscous pour les professeurs. Cela ne résout pas les problèmes, mais cela a été ressenti de manière très importante tant par les élèves et les parents que par les professeurs, un vrai moment d’échange. Là, on va faire une semaine africaine avec des débats sur ces différences de conceptions de l’éducation.

Entretien réalisé par Olivier Petitjean