Accueil > Les dossiers > De l’automne 2004 à l’automne-hiver 2005/2006, du n° 18 au 21 > N° 20 (été 2005) / énergie : à contre-courant / vert Brésil ? > énergie : à contre-courant > Entropie et décroissance
Entropie et décroissance
vendredi 9 septembre 2005, par
Il faut rendre hommage à Georgescu-Roegen pour sa critique de la "fièvre du développement" et de la "surcroissance", sa tentative de réinscrire l’économie dans la biosphère et le long terme, son insistance sur les limites des ressources de la planète et ses avertissements sur les risques écologiques qui nous menacent. De même, le mouvement pour la décroissance qui s’en inspire est fort bien venu pour réveiller une écologie de gestion qui se borne de plus en plus à l’accompagnement du capitalisme sans pouvoir continuer à prétendre le rendre plus durable ou supportable. Si nous croyons devoir critiquer malgré tout les fondements de la pensée de Georgescu-Roegen et de la décroissance, c’est parce qu’ils nous semblent entachées d’erreurs théoriques qu’une revue d’écologie-critique se doit d’interroger pour éviter sa dogmatisation. Ce n’est donc en aucun cas pour remettre en cause l’apport du mouvement pour la décroissance à la prise de conscience écologiste.
Lorsque Franck-Dominique Vivien présente Georgescu-Roegen comme opposé à l’éco-énergétique, il faut comprendre exactement en quoi. S’il se refuse effectivement à faire de l’énergie l’unique objet de l’écologie, c’est en restant malgré tout enfermé dans la thermodynamique. Son originalité est d’étendre l’entropie à la matière, car la matière aussi se dégrade et n’est pas entièrement recyclable ("Matter matters, too", la matière compte aussi !). La matière première minérale "n’est utilisable pour l’activité industrielle de l’humanité qu’au prix de sa dissipation irrévocable". De "matière utilisable", elle devient "déchet". Il en fait "la quatrième loi de la thermodynamique", ce qui ne manque pas de pertinence mais sa démarche, inspirée de Vernadsky et Lotka, relève largement des mêmes critiques que celles adressées aux énergéticiens puisqu’au fond, il substitue au carburant énergétique une sorte de carburant entropique nécessaire à tout organisme vivant qui s’efforce de "maintenir constante sa propre entropie". Cette assimilation de l’entropie à l’énergie est largement fausse. On ne peut dire qu’"en termes d’entropie, le coût de toute entreprise biologique ou économique est toujours plus grand que le produit" même si c’est le plus souvent vérifié, notamment pour ce que Prigogine appelle les structures dissipatives où un flux produit un ordre local comme un tourbillon dans une évacuation. Ce n’est pourtant pas une loi aussi universelle car ce n’est pas vrai pour bon nombre d’optimisations au moins, et cela reste de toutes façons une vision réductrice et technocratique de l’écologie, négligeant les dimensions véritablement biologiques, humaines et sociales, c’est-à-dire le domaine et la fonction de l’information qui est justement ce qui résiste à l’entropie !
Mais, reprenons. Qu’est-ce que l’entropie ? La deuxième loi de la thermodynamique stipule qu’il y a toujours dégradation et perte d’énergie, qu’on ne peut récupérer toute l’énergie dépensée dans un travail et qu’il ne peut donc y avoir de mouvement perpétuel. Il n’y a pas véritablement perte d’énergie malgré tout, puisque le premier principe établit au contraire que l’énergie se conserve toujours même si elle se transforme. Ce qui est perdu, c’est l’énergie utilisable, c’est-à-dire l’organisation initiale, le différentiel de chaleur qui permet d’actionner un piston (ou le gaz comprimé dans un réservoir, l’eau retenue par un barrage). La perte d’énergie utilisable se retrouve en chaleur ambiante qui tend à l’homogénéité des températures (l’égalisation des niveaux pour un liquide). Par extension, on peut appliquer le concept d’entropie à tout différentiel de départ, toute organisation ou structure qui tend à se désagréger avec le temps et finit par tomber en poussière... En ce sens, l’entropie s’interprète comme une perte de contrainte (ouverture du barrage) et la tendance de tout phénomène à sa diffusion vers son état d’équilibre le plus probable en l’absence de contrainte. C’est d’une certaine façon une tautologie résultant du caractère statistique de la thermodynamique puisqu’on exprime ainsi tout simplement la probabilité qu’un système tende vers son état de plus grande probabilité dès lors que rien ne l’en empêche !
Il y a une ambiguïté dans le terme de loi de l’entropie car, si on peut dire comme Einstein que c’est la loi la plus fondamentale de l’univers, cela n’en reste pas moins une loi statistique, c’est à dire seulement (très) probable, qui ne prend pas le caractère de nécessité pour un élément isolé microscopique mais seulement pour un comportement de masse, macroscopique. C’est ce que Georgescu-Roegen n’a jamais pu accepter. Pour lui le vieillissement, l’épuisement et la mort sont inéluctables et sans aucun recours, ce qui parait conforme à la simple physique mais que la vie contredit pourtant à chaque instant par ses capacités de régénération. Son erreur tient entièrement au fait qu’il ne prend pas en compte l’information dont la fonction biologique est justement la résistance à l’entropie (reproduction, croissance, différenciation, organisation, complexification). Il ne suffit pas de prétendre que le gain d’organisation d’un côté se paye d’une désorganisation de l’autre comme si l’entropie se déversait de l’extérieur à l’intérieur des corps.
Le "démon de Maxwell" est une image amusante imaginée par le grand physicien pour illustrer le caractère statistique de l’entropie : si un démon microscopique pouvait trier les molécules selon leur vitesse, c’est-à-dire leur chaleur, pour les répartir entre deux compartiments il ne serait pas impensable que le gaz froid se refroidisse et le gaz chaud se réchauffe. Bien sûr, ce qui est impossible à ce niveau, c’est que l’énergie dépensée pour trier les particules au niveau microscopique ne soit largement supérieure à l’énergie gagnée. Ce n’est pourtant plus vrai au niveau macroscopique où cette capacité de tri, c’est-à-dire de traitement de l’information, a souvent un bilan énergétique positif sinon il n’y aurait pas de biochimie ni d’organisme vivant capable de se reproduire, de se développer et de résister à la mort.
Tout ceci est contesté explicitement par Georgescu-Roegen, qui ne comprend pas le caractère statistique de l’entropie et préfère reprendre sa première formulation, sous sa forme impérative :
"La chaleur ne s’écoule d’elle-même que du corps le plus chaud vers le corps le plus froid, jamais en sens inverse." Une formulation plus complexe mais équivalente dit que l’entropie d’un système clos augmente continuellement (et irrévocablement) vers un maximum ; c’est-à-dire que l’énergie utilisable est continuellement transformée en énergie inutilisable jusqu’à ce qu’elle disparaisse complètement.
Comme le dit son disciple Jacques Grinevald : "Au XXe siècle, le triomphe de la mécanique statistique, avec son interprétation probabiliste de l’entropie, ses "démons de Maxwell" et sa "contrebande d’entropie" (avec l’idée que l’information est de l’entropie négative, de la néguentropie !), porte, si l’on comprend bien la critique de Georgescu-Roegen,une lourde responsabilité intellectuelle dans nos mythes économiques modernes à propos de l’énergie et de la matière."
On ne peut nier que le caractère statistique de l’entropie soit difficile à comprendre, il a fait l’objet de nombreuses contestations, par Karl Popper notamment, comme les paradoxes de la relativité ont pu l’être par d’autres, mais c’est un débat scientifique en grande partie dépassé aujourd’hui et force est de constater que Georgescu-Roegen se met en marge de la physique par son dogmatisme. Il y a comme toujours un noyau de vérité dans sa certitude subjective. Il se pourrait qu’un phénomène comme la décohérence quantique témoigne d’une perte d’information dans les interactions qui se rapprocherait d’une entropie plus universelle, une "friction" inévitable, mais pour reconnaître une place à cette entropie fondamentale, sorte de bruit de fond du passage du temps, il faut d’abord reconnaître l’entropie statistique (le retour à l’équilibre, à la moyenne, l’homogénéisation) dont le rôle est bien plus considérable, en premier lieu pour la thermodynamique. Les "fluctuations d’entropie" purement statistiques sont d’ailleurs à la base du mouvement brownien à partir duquel Einstein a pu prouver l’existence des atomes en 1905.
Bien sûr la plupart des lecteurs ne sont pas à même de trancher ces questions scientifiques, sur lesquelles il suffit de lire quelques livres (notamment Cosmopolitiques III et V d’Isabelle Stengers), mais il est tout de même embêtant de fonder une théorie écologiste sur une idée fausse. Il faut du moins en avertir ceux qui voudraient faire de Georgescu-Roegen le grand théoricien d’une décroissance qui n’a pas besoin d’être justifiée par une loi de l’entropie élevée en dogme (The Entropy Law and the Economic Process). Cela n’empêche pas que la nécessité d’une décroissance de nos consommations matérielles reste plus que pertinente, et qu’un pan entier de son [...] œuvre garde toute sa valeur comme précurseur de la réinscription de l’économie dans la biosphère et le long terme.
Cependant, son erreur théorique est loin d’avoir une portée négligeable à l’ère de l’information et des nanotechnologies où il n’est plus tout-à-fait vrai que "l’homme ne peut produire ni matière ni énergie" (Marshall, 1920) ! Surtout, il n’est pas toujours vrai qu’une "baisse d’entropie ne peut être obtenue qu’au prix d’un accroissement plus important ailleurs", tout simplement par ce qu’il y a un gaspillage considérable d’énergie qu’on pourrait mieux utiliser (ce qu’il reconnaît d’ailleurs). Une économie d’énergie est un gain net, comme toute optimisation. Or, c’est justement ce que permet l’information en intervenant au moment opportun pour profiter des occasions ou éviter les catastrophes, permettre des régulations par rétroactions, cultiver la terre. La traduction politique en est immédiate. L’écologie est complètement liée à l’information comme réaction à la dégradation de l’environnement et projet politique. L’information s’oppose à l’énergie comme le discontinu au continu ou les processus non-linéaires à l’équilibre des forces. Avec l’information il n’y a plus aucune proportionnalité entre la cause et l’effet et donc entre entropie gagnée ou perdue : une petite information peut tout changer. Sa valeur est dans son improbabilité et sa réduction de l’incertitude, sa capacité de différenciation, c’est "une différence qui fait la différence", comme dit Bateson.
A la différence de l’analogique, le numérique, tout comme les gènes de l’ADN, c’est aussi la reproduction sans perte, grâce à la correction d’erreur (véritable mécanisme antientropique), et à un coût presque nul car on reproduit le signe et non la chose, sans perdre ce qu’on a donné. On voit qu’on n’est plus du tout dans le monde de l’entropie et de l’énergie. Avec le numérique, on n’est plus dans le monde de la rareté matérielle mais de la surabondance d’informations et de communications saturées ; ce n’est plus la lutte pour l’appropriation des ressources mais la coopération des savoirs qui prime. La réorientation de l’économie vers l’immatériel (la dématérialisation) est un élément décisif qu’on ne peut ignorer dans la décroissance des consommations matérielles et la construction d’une alternative écologiste.
Ce n’est pas dire qu’il n’y a pas de problème entropique du tout, ni d’épuisement des ressources. L’information ne supprime pas l’entropie et ne permet d’y échapper que très localement par l’activité vitale. Plus on raisonne à très long terme et plus on doit donner raison à Georgescu-Roegen. Comme René Passet l’a souligné, la Terre étant un système ouvert, traversé par l’énergie solaire, on peut sans doute penser qu’il n’y a pas de véritable problème énergétique, mais il y a bien épuisement inexorable des ressources terrestres et donc, au moins la nécessité d’une décroissance spécifique d’un certain nombre de matières premières. On ne peut lui donner tort sur ce point mais l’écologie ne peut se réduire pour autant à la thermodynamique, ni se limiter aux dimensions géochimiques pas plus qu’à l’énergie. Il est certes très utile d’insister sur les limites du recyclage ou sur le stock limité de nos minéraux, et donc sur la nécessité d’une diminution de nos consommations matérielles, mais l’écologie-politique ne peut se suffire d’une simple décélération quantitative alors que c’est un changement d’orientation et de valeurs, un projet politique et humain.
D’ailleurs, si on suivait la logique de Georgescu-Roegen jusqu’au bout, ce n’est pas seulement la croissance ni même "l’état stationnaire" qui ne sont pas durables, mais la décroissance elle-même qui ne fait que repousser un peu plus l’échéance alors que seule une consommation réduite à zéro permettrait de ne plus rien prélever sur le stock des générations futures (et pour sauver l’humanité la rayer de la surface de la Terre) ! Les capacités biologiques de recyclage, et donc la stabilisation des équilibres environnementaux sont des objectifs plus raisonnables pour une décroissance de notre "empreinte écologique" vers un "état stationnaire" malgré tout.
Il ne faudrait pas caricaturer pour autant le mot d’ordre des partisans de la décroissance conviviale qui est certes une "décroissance" physique des activités humaines, principalement dans les pays "surdéveloppés", mais qui revendique aussi une convivialité plus écologique et qu’on peut définir comme "moins de biens et plus de liens". Georgescu-Roegen admet lui-même, à la suite de Schumpeter, que "toutefois, au niveau purement logique, il n’y a nul lien nécessaire entre développement et croissance ; on pourrait concevoir le développement sans la croissance. C’est faute d’avoir systématiquement observé les distinctions précédentes que les défenseurs de l’environnement ont pu être accusés d’être des adversaires du développement". Le choix est plutôt entre une crise économique incontrôlable et une adaptation maîtrisée, une désescalade organisée au nom de nos finalités humaines. Pour cela, on ne saurait en rester à une contrainte extérieure et une simple décroissance quantitative alors que l’écologie-politique est d’abord l’objectif d’une meilleure qualité de vie dont la décroissance matérielle n’est attendue que par surcroît !
Notre critique porte donc précisément sur deux points, le rôle de l’information pour lutter contre l’entropie (ce qui oppose le développement complexifiant à la croissance matérielle) ainsi qu’une vision trop technocratique et quantitative de l’écologie. Ce n’est pas pour introduire une scission artificielle au nom d’arguties théoriques parmi les écologistes qui veulent sortir du productivisme, mais pour situer les enjeux politiques réels dans la construction d’alternatives concrètes à la globalisation marchande, où il ne peut être question d’un quelconque retour en arrière quand il faut prendre toute la mesure au contraire de la part de l’information et des technologies numériques, du basculement vers la production immatérielle et les services, sans quoi on a bien peu de chances de sortir du productivisme et d’une société de consommation insoutenables.
Jean Zin