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Les sociétés traditionnelles au secours des sociétés modernes

vendredi 1er décembre 2006, par Didier Muguet

Sabine Rabourdin

Paris, Delachaux et Niestlé, 2005, 224 pages, 19 euros

L’enquête minutieuse et approfondie menée dans ce livre pour répertorier et caractériser la diversité des pratiques et des savoirs de multiples peuples qualifiés de traditionnels, indigènes ou autochtones dans une perspective ethnoécologique doit d’abord être saluée à un premier titre. Voilà un essai qui prend le contre-pied de trop d’études d’anthropologie et d’ethnologie qui ont assimilé les populations "autochtones", leurs structures, leurs activités, leurs économies à des formes naturelles, ou symétriquement qui ont abondamment décortiqué les systèmes culturels de ces peuples, mais vus uniquement sous l’angle de croyances, d’idéologies, de purs systèmes symboliques à plus ou moins grande distance du seul savoir vrai, objectif, sur la nature défini par les sciences modernes. Dans tous les cas, qu’elles soient naturalistes ou culturalistes, renvoyant les primitifs soit à la nature soit au contraire au-delà dans la surnature et la magie, les sciences humaines modernes ont définitivement manqué la seule question intéressante qui "n’est pas de déterminer la relation des peuples indigènes avec notre Nature, mais plutôt de savoir comment les collectifs indigènes, en exerçant leurs facultés immanentes d’autodétermination ontologique (comme n’importe quel autre collectif humain), constituent leur propre dimension de l’extériorité." [1]

Dans le meilleur des cas, la reconnaissance du fait que ces sociétés ont construit des rapports singuliers et différents entre humain et non-humain ne saurait conduire à remettre en cause notre nature, "à modifier notre propre rapport à la nature", comme l’affirme ainsi P.Descola [2] qui a tant fait pour montrer que notre conception du milieu naturel, celle propre à l’Occident depuis le 16ème siècle, ne se retrouve chez aucun peuple "traditionnel".

Entre les bibliothèques remplies de savantes études enfermées dans des logiques épistémiques auto référencées propres aux savoirs disciplinaires qui n’engagent à rien et la folklorisation qui nourrit la consommation culturelle en quête d’exotisme en neutralisant l’autre par sa muséification, entre les réifications par réduction esthétique ou scientifique, c’est une voie en direction des pratiques qui entrent en résonance avec nos interrogations sur les conséquences catastrophiques de la division moderne homme/nature que tente de suivre Sabine Rabourdin. La manière dont elle rend compte des pratiques d’autres peuples sort des jugements à partir de l’histoire comme continuité progressive orientée, de succession de stades de développement, de division entre un passé dépassé et un présent nécessaire. S’il y a une continuité évoquée (de manière très simpliste et naïve il faut bien le reconnaître !) c’est bien plutôt du côté de la contemporanéité de pratiques et de problématisations. La division est introduite dans notre modernité pour rendre contemporaines des pratiques qui se différencient dans les manières de construire le rapport à la "nature", entre celles qui se pensent sur le mode de l’arrachement et d’autres sur le mode de l’attachement. Pour l’auteure, le but annoncé est clairement de montrer que l’étude de l’impact des sociétés traditionnelles sur la nature est riche d’enseignement et apporte une réponse "aux maux de la modernité".

Le point de départ du livre est une expérience au Ladakh et l’étude de la gestion de l’environnement par des populations qui vivent à 4000 m d’altitude qui représente pour l’auteure un modèle de développement durable. Si le terme "développement durable" peut avoir un autre sens que les grotesques impostures de sauvetage des "externalités négatives" du capitalisme et ses politiques transnationales "d’avidité durable" (pour reprendre l’expression proposée par le Sommet des peuples indigènes de Kimberley en 2002), ce serait bien plutôt pour caractériser ces sociétés qui privilégient "l’intégration harmonieuse" des activités de production dans le milieu avec le "bien-être social de tous", tout à l’opposé de l’ensemble des pratiques modernes gouvernées par l’incohérence et l’inconséquence.

Il faut être indulgent pour la partie où l’auteure fait une rapide évocation décousue et simpliste de ce qui caractériserait notre modernité vue sous l’angle de l’industrialisation combinée à l’individualisme, qui oublie totalement le cadre général de l’accumulation, régulation, domination capitaliste, l’absence de prise en compte de la rationalité globale de la gouvernementalité capitaliste qui du coup lui apparaît comme une absence de sens, là où c’est celui très concret d’un pouvoir.
Il faut passer directement à la suite qui apparaît un peu il est vrai comme un catalogue des bonnes pratiques, des bons modes de gestion dont il n’y aurait plus qu’à s’inspirer.

Didier Muguet


[1Eduardo B. Viveiros de Castro, "Une figure humaine peut cacher une affection-jaguar", Multitudes n°24

[2P.Descola : "Diversité biologique, diversité culturelle", Ethnies n°24-25, p.213-235. Dans son dernier livre Par delà nature et culture, ce successeur de Lévi-Strauss fait le tour de tous les peuples qui ignorent cette curieuse habitude typiquement occidentale qui consiste à diviser le monde entre deux sphères séparées, la nature et la culture, le monde physique et l’esprit. Titulaire de la récente chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France, il étudie depuis sa thèse sur les indiens Achuars d’Amazonie les multiples figures des interactions homme/nature dans les sociétés non-modernes, et ceci dans le but de montrer que la dualité nature/culture ( qui fonde la constitution politique des pratiques et savoirs modernes) est en fait une manière parmi d’autres de penser la relation humain/non-humain, mais une manière qui sépare, divise, différencie, hiérarchise ce que d’autres peuples unissent. Ce dernier livre est une synthèse gigantesque des différentes façons dont les peuples de l’Amazonie à la Mongolie en passant par l’Afrique ont construit et pensé leurs liens avec les animaux, les plantes, le milieu naturel, et précisément dont ils construisent des relations sociales avec tous les êtres du cosmos.