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Horizons du net
lundi 8 octobre 2007, par
Paul Mathias est professeur agrégé de philosophie au lycée Henri IV (Paris) et Directeur de programme au Collège international de Philosophie. Il a publié en 1997 La Cité Internet (Presses de Sciences-Po), où il posait la question du rôle de l’Internet dans les relations sociales et politiques. EcoRev’ a souhaité revenir sur cette histoire récente de l’Internet et l’interroger sur les principales perspectives ouvertes par cet outil.
EcoRev’ - Dans quelle mesure peut-on dire de l’Internet qu’il constitue un authentique espace de liberté ?
Paul Mathias - Il faut peut-être remonter aux premiers temps de l’Internet pour le comprendre. On peut en effet dire que dès le milieu des années 80, le monde académique, du moins celui des pays dits "développés", a eu entre les mains l’outil de sa propre expansion communicationnelle. Grâce à la mise en réseau des ressources, les savoirs ont pu commencer à circuler de façon presque instantanée et uniforme d’un point à l’autre d’un espace informatique qui reliait entre eux de multiples centres universitaires et de recherche. Les bénéfices en termes de productivité scientifique ne sont plus à démontrer. Ainsi l’Internet a sans doute commencé par cristalliser un vif sentiment de liberté : la liberté d’échanger des compétences et des savoirs.
Les entreprises qui développent l’e-commerce revendiquent également cet idéal de liberté. Se situent-elles dans la continuité des universitaires fondateurs ?
À la fin des années 90, l’Internet s’est enrichi de l’afflux d’usagers issus de tous les horizons sociaux et économiques, ou culturels et linguistiques.Il est clair qu’il en a résulté une mutation des idéaux dont il pouvait être porteur. Le primat de la liberté de pensée et d’expression s’est manifestement commué dans les termes d’un libéralisme économique revisité. Nouvelles contraintes, nouvelles figures de la liberté, sans doute. Au premier chef de ces contraintes, le commerce et ses règles ainsi que ses besoins, notamment pour ce qui concerne la sécurité des transactions. On a pu observer une "commodification" de l’Internet, pour employer une expression anglo-saxonne, qui a correspondu à la montée en puissance d’une vision entrepreneuriale et régulatoire du Réseau. Dans le même temps cependant, le besoin de s’exprimer, d’écrire, et d’exister sur la Toile, a continué de renvoyer à une conception plutôt éthique de la liberté, comme essence individuelle, intime et irréductible. Conception du reste elle-même classique, réactualisée en quelque sorte, et dont on peut essayer de mesurer les effets "catastrophiques", si l’on peut user de cette image due au mathématicien René Thom : blogues, pages personnelles en nombre infini, échanges sur les réseaux de P2P, forment ensemble des pratiques au développement très complexe et passablement erratique. Ce qui est clair, c’est qu’on ne se situe désormais plus dans un espace académique policé et rationnel, mais dans un lieu polymorphe, pluraliste, "singulariste", et qui correspond à la montée en puissance des individualismes. Pour résumer, disons très vite qu’on est passé d’une conception à la fois idéaliste et univoque de la liberté, comme liberté de communication, à des formes multiples de la liberté, pragmatiques et concurrentes, et étroitement liées aux opportunités plus ou moins bien comprises qu’offre l’Internet à ses usagers individuels et collectifs.
Peut-on vraiment faire correspondre une réalité à cette impression de liberté que suscite l’usage de l’Internet ?
L’Internet offre une très grande liberté d’usage, parce qu’il offre de multiples espaces d’expression, et qu’il les rend assez facilement disponibles. Il ne faut cependant pas en conclure que notre liberté est totale et inconditionnelle. En vérité, toute pratique réticulaire est repérable, au moins à deux égards : d’abord parce que les fournisseurs d’accès sont le plus souvent tenus d’enregistrer les traces de nos navigations et de les conserver pendant un temps variable selon les législations, mais relativement conséquent (plus de 6 mois). Tout abonné à l’Internet est donc susceptible d’avoir à rendre des comptes sur ses activités réticulaires. Ensuite, il est techniquement possible d’identifier de manière tout à fait transparente pour l’usager, c’est-à-dire invisible, l’usage qu’il fait de l’Internet, en mesurant notamment les flux que génère sa navigation. Cela permet par exemple de dimensionner l’offre technique aux besoins, comme de profiler les usagers pour leur proposer des services adaptés à leurs désirs. D’où nous conclurons que notre liberté est potentiellement sous surveillance, même si cela n’implique pas de nous sentir envahis dans notre vie intellectuelle, affective, ou privée.
Au travers des images comme celle du "village global" ou de la "communauté Internet", on a l’impression que ressurgissent des idéaux comme celui de l’égalité...
La notion de "village global" pouvait qualifier l’Internet jusqu’au milieu des années 90, alors qu’il constituait encore une sorte de société uniforme. Désormais, le Réseau est devenu un macrocosme pluraliste, fait d’événements très disparates et parfois étrangers les uns aux autres. Et s’il y a égalité, c’est plutôt une égalité dans l’inaudibilité ou le silence ! Il y a plus de 15 millions de blogues en France pour 60 millions d’habitants ! Qui donc lit ces blogues ? Il faut penser également à ce qu’on appelle le "Deep Web", le "Web profond", qui recèle à peu près 80% de l’information effectivement présente sur les réseaux, une information qui est "là" mais à laquelle il est pratiquement impossible d’accéder "naturellement". L’image des espaces intersidéraux me paraît donc mieux adaptée que celle du "village global", car on a vraiment l’impression qu’on n’écrit pour personne ou qu’on parle principalement dans le vide !
Pourtant, certains blogues sont plus lus que d’autres. N’y a t-il pas une correspondance entre les hiérarchies du Web et celles de la société réelle ?
Non, je ne le pense pas. Pour l’exemple, je rappellerai le sort de Pathfinder, un site extrêmement couteux que Time Warner lançait en 1996 avec l’espoir de préfigurer le Web de l’avenir. Quelques mois à peine ont suffi à en sceller le destin. Il n’y a pas, je crois, de connexion nécessaire entre les hiérarchies financières ou institutionnelles du monde physique et celle peut être plus symbolique de l’Internet ! Les hiérarchies du Web paraissent résulter des logiques internes au Réseau, comme si la notoriété devait venir du "dedans". On raconte ainsi qu’un jour deux étudiants sont allés proposer aux fondateurs du principal moteur de recherche de l’époque, Alta Vista, des algorithmes de recherche particulièrement performants. Ne suscitant aucun intérêt, ils fondèrent leur propre société et lui choisirent un nom bizarre. Google était né ! Et sa réussite doit autant à une technologie qu’à une compréhension du fonctionnement dynamique du Web, puisqu’elle est fondée sur une analyse des usages et des liens qu’ils produisent, et non pas tant des contenus offerts.
Comment l’Internet peut-il contribuer à infléchir l’organisation des relations sociales, notamment dans le domaine du travail ?
Incontestablement, le Réseau est un instrument d’optimisation de la productivité dans le travail, et libère à certains égards de contraintes horaires ou géographiques. Mais je crois que dans le système économique du travail, c’est-à-dire de rapports de force ou de tensions sociales, le Réseau est aussi un instrument d’aliénation. La dématérialisation du travail, c’est aussi son ubiquité ; pour dire prosaïquement, si mes objets de travail sont disponibles en permanence, je n’ai plus lieu d’arrêter de travailler ! Le Hollandais Geert Lovink [1] a réfléchi à ce problème et l’aborde dans un article que publie en février 2007 "Rue Descartes", la revue Collège international de philosophie. Il parle d’un principe de "notworking", que j’ai moi-même traduit par "inconnexion", et thématise ainsi la possibilité - ou impossibilité ? - de "couper le fil". Il s’agit à l’évidence d’un aspect important du problème de notre liberté. Le contraire du télétravail, ce pourrait être la négociation : les réseaux, les technologies mobiles, rendent possible une surveillance accrue des "travailleurs", dont il n’est pas si simple de s’affranchir par un ultime geste de "liberté". Il faut donc négocier, et peut-être se dire qu’on vit désormais dans un régime de liberté qui est principalement celui de la négociation.
Pensez-vous donc qu’une dispersion uniforme des activités professionnelles sur tout l’espace du territoire national soit une utopie ?
Oui et non. La dispersion est possible quand il s’agit de certains modes de production, de délocaliser les succursales d’une entreprise par exemple. Mais un travail qui ne serait que virtuel et ne reposerait sur aucun lieu physique commun entre partenaires et collaborateurs ne me paraît pas pouvoir fonctionner durablement ! Je ne suis pas sûr que la dématérialisation du travail soit vraiment efficace si elle doit être complète.
Pourquoi ? Qu’y a t-il de plus dans une relation "physique" ou un contact réel ?
Des relations de travail ne sont pas des relations purement rationnelles et discursives. Je crois que la chose est très banale à dire, mais il faut aussi tenir compte du "feeling", du toucher, des visages, etc. Dans les années 70, on a fantasmé le télétravail comme un mode ultimement libératoire du travail. Mais maintenant qu’on en a les moyens technologiques, on se rend compte je crois qu’on ne peut pas faire une totale économie des relations physiques entre collaborateurs. En fait il ne faut sans doute pas réfléchir en termes de substitution du virtuel au réel, mais plutôt en termes d’hybridation. On n’a pas véritablement affaire à une alternative entre présence et téléprésence, on a affaire à des inflexions distinctes.
Sur le plan politique, on évoque souvent la possibilité de créer une relation plus directe entre l’élu et le citoyen. Est-ce que cela favorise l’émergence d’une démocratie plus participative ?
Les réseaux ont suscité un vif intérêt pour la démocratie participative directe, avec l’idée qu’ils donnent aux citoyens les moyens d’exprimer leurs aspirations, leurs idéaux. Or toute "expression" existe de manière informationnelle et discursive. Le propre d’un discours, c’est d’être lisible, et sa destination, c’est d’être lu. Lire, c’est analyser, faire des synthèses, en tirer des maximes pour une action. Mais comment faire quand des millions de personnes s’expriment simultanément ? On pourrait concevoir des logiciels d’analyse sémantique pour produire des synthèses automatiques. Dans cette hypothèse, entre le discours populaire et le rendu politique, il y aurait un intermédiaire informatique, technologique. Ce ne serait donc plus le jeune et brillant énarque qui ferait les fiches de synthèse nécessaires à l’homme politique, ce serait la machine, ce qui laisse assez rêveur. Ainsi grâce aux réseaux, on espérait une désintermédiation du discours populaire ; en vérité, dans l’hypothèse de l’utilisation de programmes d’analyse sémantique, on devrait faire face à une surmédiatisation technologique ! Cela dit, je crois que nous assistons quand même à une sorte de déterritorialisation partielle de la politique, en ce sens que des intérêts peuvent se regrouper activement et indépendamment des partages territoriaux ou administratifs. Je peux comme européen m’intéresser à des problèmes américains ou asiatiques et agir en ce sens à travers les réseaux, participer à des groupes de pression, etc. Ce qui est en fait intéressant, c’est la volatilité de ces groupes de pression, et leur caractère protéiforme. Contrairement à un parti politique par exemple, qui se ne défait pas après qu’il a gagné ou perdu une élection, les groupes de pression ou des associations peuvent se dissoudre ou se reconstituer de manière presque naturelle et spontanée. C’est cette nouvelle figure de la politique qui me paraît intéressante, avec son caractère "imprémédité et fortuit", pour reprendre une belle formule de Montaigne.
Propos recueillis par Sarah Tessé
[1] Geert Lovinik, fondateur de http://www.networkcultures.org/