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Une fiction utopique : la santé parfaite
lundi 8 octobre 2007, par
Les utopies ont une histoire marquée par un certain nombre de permanences analysées ici par Lucien Sfez, professeur à l’Université Paris I-Panthéon-Sorbonne. Dernière en date, la "Santé Parfaite" semble toutefois faire rupture avec le discours de ces utopies classiques. Pour Lucien Sfez, le développement de la science et des nouvelles technologies pousse à un mélange de fiction et d’idéologie laissant croire à la possibilité réelle d’un "corps sans organe" et d’un "temps sans présent". Cette "science fiction utopiste", bien loin des utopies mobilisatrices du 19e siècle, ne laisse pas d’inquiéter sur ce monde mi-réel, mi-imaginaire dont certains pourraient être convaincus de son caractère inéluctable.
Histoires de voyage
Je vais tenter de rapporter ici quelques éléments de l’enquête que j’ai mené aux Etats-Unis, au Japon et en France [1]. En 1990, je cherchais à déterminer quelle serait la prochaine idéologie dominante. Après deux ans d’errance je finis par localiser le phénomène : les sciences du vivant en tant qu’organisatrices du sens dans nos sociétés dépourvues de référents. Je décidai donc d’une enquête portant sur le projet Génome et sur Biosphère II, duplicata en réduction de notre planète dans un hangar de verre, enfermée sur elle-même dans le désert de l’Arizona. Plus tard, en cours d’enquête, je fus conduit à un troisième objet : "Artificial Life".
Projet Génome
Dans les laboratoires de Boston, Washington, Seattle, Berkeley, Los Alamos, j’entendis des propos fort surprenants. On avait enfin trouvé (ou on allait trouver de façon imminente) le "Saint-Graal" de l’humanité. La cartographie et le séquençage du gène devaient nous donner les clefs de l’ultime détermination de la réalité et de la vérité. "Donnez-moi le génome d’un individu, je vous dirai qui il est", proclamait le Nobel Walter Gilbert, ignorant superbement l’interaction des gènes avec l’environnement, c’est-à-dire l’histoire et la culture. Il était urgent pour les scientifiques de nous débarrasser de nos "bad" gènes et de les remplacer par des "good" gènes pour obtenir un corps parfait. C’est ainsi qu’il y a des "bad" gènes, qui font de nous un jour des violents, des repris de justice, des alcooliques, voire des "homeless" (des sans-abris). Très surpris, je découvris ainsi ces premiers discours de purification générale : mais j’étais encore loin du compte.
Biosphère II
Sous un hangar de verre, fermé, dont le seul contact avec l’extérieur est le soleil de l’Arizona nécessaire à la photo-synthèse, dans un lieu-dit nommé "Oracle" (sic !), on a recréé les cinq principaux biomes de l’humanité, installé 3400 espèces végétales, quelques espèces animales, huit humains, quatre hommes et quatre femmes, durant deux ans. Ces humains respirent l’air produit par la végétation, se nourrissent des végétaux qu’ils cultivent et des produits des animaux qu’ils élèvent. Buts de l’opération : éviter la pollution de la terre et créer dans une Biosphère seconde (la première est la nôtre, celle où nous vivons) les conditions d’une purification totale de la planète, en même temps que prévoir par cette expérience un départ vers Mars (car les hommes vont un jour faire sauter la planète, à moins que la terre ne rencontre brutalement une étoile : il est urgent de partir). Où l’on voit que la purification générale de la planète complète la purification totale du corps. Ces deux purifications sont entreprises en même temps dans Biosphère II : le taux de cholestérol des humains enfermés est devenu très bas. Selon les critères médicaux, leur santé est supérieure à toute autre, elle est totale (au prix, il est vrai, d’avoir été soumis à la famine durant deux ans). L’utopie donc continue.
Artificial Life
Christopher Langton et son équipe du Santa Fe Institute (Nouveau Mexique) créent des êtres artificiels dans l’ordinateur. Dotés d’un sexe, ils copulent, ont des enfants, se nourrissent (d’une nourriture électronique) attrapent des maladies, déclinent et meurent. Assemblés en troupeaux ils mènent aussi une vie sociale riche d’échanges... "Ces êtres sont nos successeurs", clame Langton. "Nous sommes des Dieux" ajoute-t-il, "nous qui pouvons créer nos propres successeurs", électroniquement parfaits et même si l’on veut immortels.
Le but de l’Artificial Life est un but de transformation totale de l’humanité. Son telos est de créer un être supérieur, une autre forme de vie. C’est là l’horizon limite de l’utopie de très "Grande Santé". Œuvre alchimique, bien au-delà de la "petite" intelligence artificielle. Grand rêve démiurgique que celui qui consiste à engendrer ses successeurs. Au prochain siècle (nous y sommes pratiquement) ce sera chose faite [2]. Ces êtres auront un jour une conscience, une volonté, une âme [3]. Un auteur, pourtant sceptique, ne dit-il pas qu’au moins les robots semblent s’organiser eux-mêmes, à l’aveugle, et selon un mode de sélection naturelle [4] ? A tel point qu’une des principales préoccupations de Langton est de créer une éthique adaptée à ces êtres-là. "Il y a d’autres vies que les nôtres qui ont droit à l’existence. D’ici 10 ans nous construirons les machines auto-organisées. Aura-t-on le droit de les mettre à mort à notre gré ? Quelle serait notre légitimité à le faire ? Mais si elles commettent des crimes ou des fautes, quelle punition infliger ? La mort, la mutilation, la prison ?" Et devant notre scepticisme il nous répète : "Mais c’est pour dans 10 ans. Il faut s’y préparer." [5]
Nous voilà loin des rafistolages artisanaux et mesquins de la thérapie génique : il s’agit ici d’êtres électroniques, immortels et parfaits. L’entreprise de purification générale est totalement accomplie. Purification du corps individuel (projet génome) dans une planète purifiée (Biosphère II) : le tout surplombé par les êtres électroniques, produits des Dieux que nous sommes devenus, et petits dieux eux-mêmes. Le devoir de bonheur, devoir de purification globale s’accomplit enfin dans "La Santé Parfaite".
Le traitement conceptuel
Sans doute existe-t-il ici des éléments idéologiques qui ne sont pas négligeables : je songe ici à cette idée étrange de la recherche dans des laboratoires américains très sérieux, du gène des repris de justice, des violents ou des "homeless" (les sans-abris) car cette société américaine auto-gratificatrice ne peut supposer un seul instant que devenir un sans-abri ne puisse avoir d’autres raisons que génétiques. Mais la santé parfaite est surtout une utopie car sa force spécifique réside dans son caractère utopique, dans la prégnance de son utopie, sans compter bien sûr la science-fiction qu’on va présenter maintenant.
La santé parfaite est utopique
On peut repérer un trajet qui part des utopies classiques aux projets utopiques actuels.
D’après la forme des récits utopiques que nous avons pu analyser, on peut dégager cinq marqueurs du texte utopique.
1) Le lieu isolé du récit : c’est un lieu clos, clôturé tant par ce qui est dit de ses frontières, montées en défense, que par le récit lui-même qui isole le fictif du réel. Cet espace n’est pas territorial, même si des précisions de type géographique sont données au cours de la narration. La tabula rasa est alors complète, nous voici de l’autre côté du monde. L’île rebaptisée, la langue réinventée.
2) La toute puissance du narrateur : un voyageur, généralement honnête homme, découvre cette terra incognita, et, de retour dans son pays, raconte ce qu’il a vu. Évidemment le narrateur, ou récitant, est le double de l’écrivain, qui cependant se met en jeu face à lui, cette fois comme auditeur. Avec ce dispositif, le caractère fermé et autoritaire de l’utopie, déjà présent par la localisation îlienne, est renforcé puisque il n’y a en définitive qu’un seul maître du jeu : celui qui produit les règles. Disposition qui trouve son écho dans la hiérarchie des fonctions attribuées aux personnages de la fable : le Directeur, le Gouverneur, le Légiste. Il en est ici comme pour l’île, illustration de la structure même du récit, l’auteur, maître absolu de sa fiction, est présenté à l’intérieur de la narration par les instances de pouvoir.
3) Des règles de vie hygiénistes : dans cet univers clos, le travail, les loisirs, la santé, la justice sont réglés au quart de tour. Ces régies sont toujours là, imposées, étroitement surveillées. Toute infraction est sévèrement punie. Déjà, à l’entrée, un filtrage. Dans l’Abbaye de Thélème les habitants doivent être beaux, bien faits et aimer les plaisirs. Pour accéder à l’Icarie, de Cabet, le voyageur (encore un !), Lord W. Carisdall, subit trois mois d’épreuves dans une ville intermédiaire. Seuls les bons éléments peuvent entrer. À ce filtrage, correspond, à l’intérieur, une sorte d’eugénisme tantôt doux, tantôt violent. Le XIXe siècle est féru d’hygiène, de santé physique et morale, et donc de répressions. On voit même dans l’Icarie de Cabet l’interdiction du tabac, pour raison de santé... Les aliments sont votés, on décrète "l’inscription d’un nouveau légume sur la liste des aliments". La loi exige chasteté et pureté, et éloigne toute tentation d’adultère (puni de mort par exemple chez Burton, ou femmes flagellées sur la place publique chez Vairasse, dans Histoire des Sévarambes). La propreté des corps est aussi la propreté des âmes, aucune souillure ne doit compromettre l’ensemble.
4) L’imaginaire technique : La technique est toujours sollicitée comme le Deus ex machina qui rend possible des dispositifs singuliers. À ce titre, l’utopie compte sur la mécanique - celle des lois de distribution des richesses pour Cabet, celle de l’énergie pour Villiers de l’Ile Adam - pour faire advenir d’un coup ce que les choses laissées à elles-mêmes mettraient sans doute, dans l’ordre du réel, des siècles à accomplir. L’utilisation de la technique assure donc au récit la possibilité de transformations immédiates. La technique ainsi revendiquée instaure donc un monde à son image. Le hasard en est exclu, car le hasard fait partie du monde réel, naturel, que l’utopie tient justement à distance. Monde sans aléa, sans impureté, sans mort ni décomposition, sans poussières ni étrangetés, sans jeux ni plaisirs, et sans autre respiration que celle qui commande l’ensemble de la grande machinerie. Monde, en ce sens, sur-naturel et qui doit sa supériorité à l’artifice. La technique joue donc le double rôle d’une aide structurelle pour le récit, au niveau du texte, et d’un leitmotiv interne au contenu idéel de l’utopie.
5) Le retour à l’origine. On comprend alors le tabula rasa : il faut se débarrasser de ce qui existe pour retrouver ce qui est. On voit par là-même que l’état sauvage, la barbarie sans langage et sans écriture, ne peuvent représenter la vérité de la nature : elles n’en sont que la pré-Histoire, attendant d’être re-formées. Les voyageurs-missionnaires du XVIIIe rencontrant les Indiens n’ont qu’une hâte, celle de les instruire. Et pour cela, le récit fictif et ses marqueurs passant dans les actes, ils appliqueront à ces peuplades désordonnées les recettes du récit utopique. Re-nommer : les sauvages reçoivent à la fois baptême et nouveau nom. Re-éduquer la langue : il faut leur apprendre à parler la langue convenable. Reconstruire les villages, après les avoir détruits, selon les règles de la géométrie, effaçant ainsi, d’un coup de technique, les fondements structuraux des sociétés basées sur le marquage au sol, comme le montre Levi-Strauss avec les Bororos.
Deuxième étape de ce trajet : celle de l’utopie technologique américaine. Cet élément significatif, cette valeur qui intégrait les acquis culturels de l’Europe mais devait marquer aux yeux des Américains leur différence et donc leur identité en tant que nouvelle nation, ce fut la technique. Autour de la technique, de ses inventions, de son pouvoir de transformer la vie, se bâtit le rêve américain, partagé par tous. Une identité se construisait, et les fictions utopiques servirent la cause de cette identité. Il ne s’agissait plus de re-fonder, de critiquer, mais de fonder tout simplement. Le ton changeait, il passait de la négation (ou-topos : le non-lieu) à l’affirmation remplie d’allégresse d’un lieu fabuleux mais réel : l’Amérique.
Le mouvement des utopies classiques qui, du réel allait vers le fictif et faisait entrevoir des mondes dont le lecteur savait qu’ils étaient irréalisables, s’inverse dans les utopies technologiques américaines. Ce que la fable fait miroiter, c’est la réalité prochaine, ce dont elle parle, c’est d’une réalité présente. Entre le présent et l’avenir le récit tisse l’histoire, certes imaginaire, mais crédible, du progrès nécessaire des techniques. Entre 1883 et 1933 on note 160 "technological" utopies dont 35 seulement sont à peu près connues, mais dont l’une au moins eut un succès foudroyant, autant qu’imprévu : Looking backward d’Edward Bellamy (1888) eut des millions de lecteurs. Les auteurs utopiques à la différence de leurs confrères européens sont souvent ingénieurs civils, dans l’aéronautique et la mécanique, hommes d’affaires, industriels, ou administrateurs d’entreprises, architectes ou télégraphiste... Ils écrivent des manuels techniques, quelques-uns même sur la cuisine. En somme écrire une utopie est une occupation en phase avec leur métier et reflète leur confiance et leurs croyances en un avenir technologique ...
Poursuivons ce trajet. Explorons à présent les projets Génome, Biosphère II et Artificial Life.
Les projets Génome et Biosphère II s’inscrivent dans une visée utopique, non point en ce qu’ils ne seraient pas réalisables - ils sont en effet en voie de réalisation et bien engagés - mais en ce qu’ils participent tous deux d’une projection de plusieurs éléments idéologiques sur l’avenir de l’humanité et de la planète. Eléments que chaque projet lie de façon à former un tout universalisable. Les marqueurs de l’utopie sont alors concrétisés en dispositifs singuliers que l’on peut expérimenter, tandis que leurs origines fictionnelles sont, elles, bien reconnaissables. Il en est ainsi des principales caractéristiques du récit :
1) L’isolement : la biosphère, de forme circulaire, est amarrée dans le désert de l’Arizona comme une île, offrant sa transparence de verre intraversable aux visiteurs, tandis qu’elle protège les biosphèriens, nouvelle race d’hommes. Les laboratoires de génétique sont tout aussi bien des forteresses, défendues par les chercheurs contre l’ennemi potentiel, prêt à en voler les secrets ou à les exploiter (l’histoire des brevets en fait foi).
2) La toute-puissance du narrateur : celui-ci est ici devenu pluriel et anonyme et se fond dans une collectivité. C’est cette collectivité, elle, qui parle, transmet au-dehors, publie et débat. Pour les publics non-spécialisés que nous sommes, pour la plupart, la parole des comités et associations de chercheurs est incontestable, ils sont maîtres de leur "récit", c’est-à-dire de leurs travaux, protégés par le statut non plus de littéraires mais de savants.
3) L’imaginaire technique est devenu la substance même de la recherche et non plus une aide à l’intrigue. Sans la technologie toute-puissante, les projets eux-mêmes n’auraient pu avoir lieu. Bien qu’il soit gommé souvent par les scientifiques "purs", le rôle des machines est primordial. Elles sont acteurs à part entière.
4) Les règles de vie hygiéniques sont surtout repérables pour Biosphère II. Appliquées strictement à l’intérieur de la bulle, elles sont exemplaires, c’est-à-dire doivent, selon les biosphèriens, devenir la règle universelle pour tous les hommes. Les écologistes, sorte de Biosphèriens sans bulle, ne sont pas plus avares de leurs recommandations, et pour les hommes, et pour la Terre. Moins aisément discernables pour la communauté des généticiens, ces règles de vie parfaite constituent la finalité des travaux. Et les moyens d’y parvenir sont établis comme préceptes : une fois débarrassée des mauvais gènes, c’est une race nouvelle, obéissant aux principes régulateurs du "bon" génome, qui naîtra.
5) Enfin, le retour à l’origine hante les deux projets. C’est une origine rêvée, d’avant les maladies de la société, une origine pure, où nature et artifice humain seraient liés, formant un tout d’avant la séparation. Ce tout matière/esprit prend la forme d’une technosphère dans la version athée ou noosphère dans la version spiritualiste.
Et ceci sans compter l’extraordinaire "Artificial Life" qui nous prive de corps (purification totale) mais aussi, dans cette entreprise forcenée de transparence et d’hygiène, nous prive aussi de notre esprit, puisque nous ne sommes plus que des robots électroniques. Ici encore les cinq marqueurs fonctionnent admirablement.
La Santé parfaite relève aussi de la Science-Fiction
Ce que préparait "Artificial Life" se retrouve impeccablement et porté à un niveau supérieur dans "souls in silicon" [Novembre 1993, Souls in silicon par Frederick Pohl et Hans Moravec, p.67.]] (âmes dans la Silice) ou le passage vers la surhumanité. C’est une histoire et son commentaire. Elle commence en 2050 environ. Il s’agit de vous. Vous avez 90 ans, vous êtes donc encore un jeune homme en ces temps où la médecine a triomphé de presque tout. Votre médecin vous dit, après quelques analyses, qu’il a de mauvaises nouvelles à vous apprendre. Vous allez mourir dans les six mois. Vous êtes l’un des rares cas où la médecine ne peut rien. Vous êtes, bien sûr, consterné de quitter votre femme, vos amis, dans la fleur de l’âge... Mais le docteur ajoute : "Vous avez une alternative". Ah ! L’espoir revient. Vais-je vivre ? Non, pas exactement. "Votre corps va certainement mourir. Mais vous êtes un candidat pour la transplantation de l’esprit".
Deux semaines plus tard, l’opération se déroule sous vos yeux, en toute conscience (...) "Félicitations", vous dit le médecin. "Bienvenue en immortalité". Votre chance est inouïe. Au début, l’ordinateur sera un auxiliaire de votre cerveau. Le cerveau lui donne toute sa mémoire. L’ordinateur l’accélère et vous pouvez réciter à votre femme avec la plus grande précision la recette du poulet que vous mangeâtes avec elle il y a trente ans à Paris. Vous êtes, aussi, une très grande mémoire (accélérée et précise) des moindres recoins de votre entreprise et vous devenez donc un manager encore plus précieux. Vous trouvez d’ailleurs que les esprits "vivants", vivant avec leur corps, sont un peu trop lents.
Vous préférez dialoguer avec d’autres immortels comme vous, parce qu’avec eux ça va plus vite. Un jour votre cerveau organique se détruit (comme toute chose organique). Mais quelle importance ? Votre esprit continue de vivre éternellement dans l’ordinateur, avec ses souvenirs, ses procédures, ses préférences et ses manies. (...) Tout votre appareil sensible sera dans les sensors électroniques de votre ordinateur. Mais avez-vous autant besoin que vous le croyez de sensibilité extérieures ? Que non. Voulez-vous un plaisir sexuel ? Pas besoin de partenaire. Vous excitez certains points de votre cerveau qui contiennent l’interprétation du plaisir sexuel. Même chose pour la nourriture.
Une Science-fiction utopiste
Au-delà de Saint Simon, il nous faut signaler l’évolution contemporaine des utopies technologiques vers la science-fiction et indiquer qu’un genre est né : la science-fiction utopiste (ou SFU ), qu’on peut résumer par deux traits :
– Une compression du temps. En effet, au lieu de projeter une image d’avenir à partir du présent, la SFU construit l’avenir à partir d’un passé hypothétique (le dinosaure) immédiatement raccordé au futur. En effet, si le présent peut prêter à contestation, ni un passé aussi lointain, ni un avenir tout aussi lointain ne peuvent être jugés sur pièces : ils restent donc tous les deux illusoires, mais s’entretiennent mutuellement de leur vraisemblance. Ce qui compte pour la SFU c’est cette hésitation entretenue entre rêve et réalité : si les dinosaures ont existé, ce qui est incontestable, on ne connaît pas cependant leurs conditions concrètes de vie et de mort, alors la réalité virtuelle vient à se substituer à notre ignorance. Les deux extrêmes du temps, passé et futur, se rejoignent dans un même sentiment de demi-croyance. Le présent a disparu, "compacté" en quelque sorte dans un temps dont la durée vécue est absente.
– Une hybridation d’images. Les figures du discours qu’employaient les utopies classiques, ont acquis avec les outils technologiques une sorte de réalité : elles sont visibles, elles sont des images d’abord, auxquelles le texte est surajouté (alors que dans l’utopie classique l’image venait à l’esprit du lecteur d’après le texte) elles ne peuvent donc, pense-t-on, tromper.
C’est un lieu commun que de constater l’emprise et l’empire de l’image sur notre monde contemporain. Mais il faut bien comprendre les effets de cet entassement d’images : il installe un troisième monde entre le réel et l’imaginaire, un "demi-monde" [6] si l’on veut, et où il est impossible ou du moins difficile de faire le départ entre nature et artifice (les tamagotchis en sont un exemple). Nous vivons alors dans la fiction, dans un univers mi-apparence mi-réalité ; films, téléfilms et documentaires aidant, nous ne démêlons qu’à grand peine ce qui appartient à la science ou à la fiction, au réel ou à l’illusion. Le monde du Net, devenant le monde tout court et non plus un outil pour opérer sur le monde, projette son illusion sur l’ensemble de nos croyances. Tout l’appareillage technique du virtuel, en vérité fort compliqué, au lieu de faire obstacle à notre croyance sert plutôt à renforcer l’impression que ce virtuel est à notre portée. En fait, même si par ailleurs un certain bon sens nous dictait la prudence, le vraisemblable est à la mesure de ce que nous voulons croire.
Lucien Sfez
[1] La Santé parfaite, critique d’une nouvelle utopie, Seuil, 1975.
[2] Steven Levy, Artificial Life, Pantheon Books, 1992, p.344.
[3] Ibidem, p.340 et sq.
[4] "There is still something mysterious" Roger Penrose in The Emperor’s new mind. Oxford University Press, 1989, p.416.
[5] Interview au Santa Fe Institute, du 10 octobre 1992.
[6] Et ceux qui le pratiquent sont des "demi-mondains".