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Marches dans la ville

Classique

mardi 6 janvier 2009, par Michel de Certeau

Dans cet extrait, Michel de Certeau dessine le portrait d’une ville qui se dresse sur son mythe de la maîtrise technique et rationnelle de ses formes de déviances et de pollutions. Derrière cette stature, l’auteur propose de se pencher sur les tactiques de détournement rendues possibles par cette même rigidité. Loin de considérer ses pratiques de dérives comme des "catastrophes", Michel de Certeau invite à en faire un outil d’analyse des rapports collectif-individu.

Un concept opératoire

La "ville" instaurée par le discours utopique et urbanistique est définie par la possibilité d’une triple opération :
1. la production d’un espace propre : l’organisation rationnelle doit donc refouler toutes les pollutions physiques, mentales ou politiques qui la compromettaient ;
2. la substitution d’un non-temps, ou d’un système synchronique, aux résistances insaisissables et têtues des traditions : des stratégies scientifiques univoques, rendues possibles par la mise à plat de toutes les données, doivent remplacer les tactiques des usagers qui rusent avec les "occasions" et qui, par ces événements-pièges, lapsus de la visibilité, réintroduisent partout les opacités de l’histoire ;
3. enfin la création d’un sujet universel et anonyme qui est la ville même : comme à son modèle politique, l’Etat de Hobbes, il est possible de lui attribuer peu à peu toutes les fonctions et prédicats jusque-là disséminés et affectés à de multiples sujets réels, groupes, associations, individus. "La ville", à la manière d’un nom propre, offre ainsi la capacité de concevoir et construire l’espace à partir d’un nombre fini de propriétés stables, isolables et articulées l’une sur l’autre.
En ce lieu qu’organisent des opérations "spéculatives et classificatrices, une gestion se combine à une élimination. D’une part, il y a une différenciation et redistribution des parties et fonctions de la ville grâce à des inversions, déplacements, accumulations, etc. ; d’autre part, il y a rejet de ce qui n’est pas traitable et constitue donc les "déchets" d’une administration fonctionnaliste (anormalité, déviance, maladie, mort, etc.). Certes, le progrès permet de réintroduire une proportion croissante de déchets dans les circuits de la gestion et transforme les déficits eux-mêmes (dans la santé, la sécurité, etc.) en moyens de densifier les réseaux de l’ordre. Mais, en fait, il ne cesse de produire des effets contraires à ce qu’il vise : le système du profit génère une perte qui, sous les formes multiples de la misère hors de lui et du gaspillage au-dedans, inverse constamment la production en "dépense". De plus, la rationalisation de la ville entraîne sa mythification dans les discours stratégiques, calculs fondés sur l’hypothèse ou la nécessité de sa destruction pour une décision finale. Enfin, l’organisation fonctionnaliste, en privilégiant le progrès (le temps), fait oublier sa condition de possibilité, l’espace lui-même, qui devient l’impensé d’une technologie scientifique et politique. Ainsi fonctionne la Ville-concept, lieu de transformations et d’appropriations, objet d’interventions mais sujet sans cesse enrichi d’attributs nouveaux : elle est à la fois la machinerie et le héros de la modernité.
Aujourd’hui, quels qu’aient été les avatars de ce concept, force est de constater que si, dans le discours, la ville sert de repère totalisant et quasi mythique aux stratégies socio-économiques et politiques, la vie urbaine laisse de plus en plus remonter ce que le projet urbanistique en excluait. La langage du pouvoir "s’urbanise", mais la cité est livrée à des mouvements contradictoires qui se compensent et se combinent hors du pouvoir panoptique. La Ville devient le thème dominant des légendaires politiques, mais ce n’est plus un champ d’opérations programmées et contrôlées. Sous le discours qui l’idéologisent, prolifèrent les ruses et les combinaisons de pouvoirs sans identité lisible, sans prises saisissables, sans transparence rationnelle – impossibles à gérer.

Le retour des pratiques

La ville-concept se dégrade. Est-ce à dire que la maladie dont souffrent la raison qui l’a instaurée et ses professionnels est également celle des populations urbaines ? Peut être les villes se détériorent-elles en même temps que les procédures qui les ont organisées. Mais il faut se méfier de nos analyses. Les ministres du savoir ont toujours supposé l’univers menacé par les changements qui ébranlent leurs idéologies et leurs places. Ils muent le malheur de leurs théories en théories du malheur. Quand ils transforment en "catastrophes" leurs égarements, quand ils veulent enfermer le peuple dans la "panique" de leurs discours, faut-il, une fois de plus, qu’ils aient raison ?
Plutôt que de se tenir dans le champ d’un discours qui maintient son privilège en inversant son contenu (qui parle de catastrophe, et non plus de progrès), on peut tenter une autre voie : analyser les pratiques microbiennes, singulières et plurielles, qu’un système urbanistique devait gérer ou supprimer et qui survivent à son dépérissement ; suivre le pullulement de ces procédures qui, bien loin d’être contrôlées ou éliminées par l’administration panoptique, se sont renforcées dans une proliférante illégitimité, développées et insinuées dans les réseaux de la surveillance, combinées selon des tactiques illisibles mais stables au point de constituer des régulations quotidiennes et des créativités subreptices que cachent seulement les dispositions et les discours, aujourd’hui affolés, de l’organisation observatrice.
Cette voie pourrait s’inscrire comme une suite, mais aussi comme la réciproque de l’analyse que Michel Foucault a faite des structures du pouvoir. Il l’a déplacée vers les dispositifs et les procédures techniques, "instrumentalités mineures" capables, par la seule organisation de "détails", de transformer une multiplicité humaine en société "disciplinaire" et de gérer, différencier, classer, hiérarchiser toutes les déviances concernant l’apprentissage, la santé, la justice, l’armée ou le travail. Ces "ruses souvent minuscules de la discipline", machineries "mineures mais sans faille", tirent leur efficace d’un rapport entre des procédures et l’espace qu’elles redistribuent pour en faire un "opérateur". Mais à ces appareils producteurs d’un espace disciplinaire, quelles pratiques de l’espace correspondent, du côté où l’on joue (avec) la discipline ? Dans la conjoncture présente d’une contradiction entre le mode collectif de la gestion et le mode individuel d’une réappropriation, cette question n’en est pas moins essentielle, si l’on admet que les pratiques de l’espace trament en effet les conditions déterminantes de la vie sociale.


Texte extrait de Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. Tome 1 : L’Invention du quotidien, Chap. 7, Gallimard, Paris, 1990.