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Pensée globale, cartes locales
lundi 8 mars 2010, par
"- Où se trouve la source qui alimente l’eau de votre robinet ?
– Connaissez-vous le nom de la personne qui assure le nettoyage de votre rue ?
– Savez-vous quand et où se déroule le marché fermier le plus proche de chez vous ?"
Dans un questionnaire-poème en 44 interpellations (1), l’écrivain et paysan Wendell Berry demande ce que nous, habitants du monde industrialisé, savons au juste du monde qui nous entoure. Au fil des questions, la réponse, quelque peu inquiétante, s’impose : nous ne savons presque rien !
Pour remédier à cet état de fait, des activistes écologistes ont doté le citadin hors-sol d’un outil de connaissance et de transformation de son territoire : la carte militante. Wendy Brawer est une des pionnières du mouvement. Chargée en décembre 1991 de l’accueil à New York des délégués de l’ONU qui préparent le sommet de la Terre de Rio, elle a l’idée d’éditer une carte des principales ressources "vertes" de la "Grosse pomme" (2). Marchés bio, jardins collectifs, centres sociaux et pistes cyclables figurent sur cette première version de la "Green Apple Map". La carte ne se contente pas de promouvoir les initiatives écologistes. Dès le début apparaît la possibilité d’utiliser la Green Map comme moyen de mobilisation, voire de contestation. Ainsi le premier plan recense les principaux sites pollués de la métropole.
Vingt ans après, à l’heure où Google Earth et Google Maps mettent les systèmes d’information géographique à la portée de tous ceux qui ont une connexion Internet, il y a profusion d’initiatives cartographiques. Sur le site Green Map on apprend que plus de 600 plans, dans 55 pays, ont été édités. Le plus souvent, on mobilise des méthodes low-tech (3) : un fond de carte, des pictogrammes, de la colle, et surtout un réseau d’habitants-cartographes heureux de parcourir leur quartier à pied ou à vélo.
De La Havane à Curitiba, de Stockholm à Manille, en passant par Berlin, Paris ou Villeurbanne, des milliers de bénévoles, enfants, adolescents et adultes, quadrillent les rues, enquêtent, discutent avec voisins et amis pour dénicher les meilleures initiatives. Certaines cartes s’en tiennent aux repères les plus évidents de la ville verte : jardins, transports en commun, commerces bio et vendeurs de bicyclettes. D’autres vont plus loin et recensent les équipements gratuits, les lieux autogérés, les commerces de récup’ et de réparation, ainsi que les expériences innovantes d’agriculture urbaine et de préservation de la biodiversité.
A Manhattan, la carte la plus populaire est celle des lieux de compostage collectif, au pied des gratte-ciels. Dans le 13e arrondissement de Paris, à l’occasion de la campagne municipale de
2008, les Verts ont cartographié (voir illustration, en attente) les ruches urbaines, un pigeonnier contraceptif et les jardins partagés, tandis que la carte du 20e présente tous les lieux d’accueil des enfants - des centres de Protection maternelle et infantile, qui reçoivent gratuitement les parents avec leurs bébés, aux crèches associatives et municipales, en passant par les centres d’animation.
Ceux qui sont réfractaires à la propagation d’une imagerie unique se passeront d’utiliser les icônes mises au point par le réseau Green Map. Le "jeune", représenté avec un sourire béat et une casquette, ne plait pas à tout le monde. Créer les pictogrammmes peut d’ailleurs être une des tâches les plus amusantes : choisit-on un poivron, un poireau ou une juteuse tomate pour figurer les commerces d’alimentation bio ? Un panier, ou la silhouette d’un agriculteur avec chapeau de paille, pour représenter le lieu de dépôt d’une AMAP (4) ? Et comment fait-on pour cartographier une friche ? Une rue calme ?
Magie de la politique participative : alors que les réunions militantes traditionnelles n’attirent pas les foules, la fabrication d’une carte est de ces activités qui remportent toujours un grand succès. C’est un projet qui fédère, puisqu’il repose sur des savoirs vernaculaires, sur des informations glanées lors de balades et de discussions de vive voix. La fameuse "expertise de l’habitant", invoquée de manière bien creuse par certains partis politiques, trouve ici une expression concrète.
Si le mouvement Green Map essaie d’exporter son modèle à travers le monde, on peut être rassuré de constater que l’activité cartographique ne se laisse pas imposer de carcan et continue de susciter de nouvelles formes : à Paris, un plan des dénivelés des rues ("Vélopente"), à destination des cyclistes, représente avec un astucieux code couleur le degré d’effort pour les mollets, dans les montées. Plus subversif : les cartes qui indiquent l’emplacement des caméras de vidéo-surveillance. Un collectif artistique,"Bureau d’études", lancé dans la recherche d’une "vision synoptique du jeu monétaire mondial", crée des mappemondes qui représentent les flux financiers et les lieux de pouvoir. En établissant des liens entre des faits qui semblent dissociés, ces cartes dessinent l’envers du monde rêvé des plans verts. A la fin de son questionnaire, Wendell Berry demande d’ailleurs : "Où se trouve la centrale nucléaire la plus proche de chez vous ? A quand remonte le dernier incident ?"
Comment dessine-t-on une centrale nucléaire ?
Alice Le Roy
(1) Ce texte a paru en 2004 dans The Ecologist.
(2) "Big Apple" est le nom donné affectueusement par les New-Yorkais à leur ville.
(3) Techniques économiques, simples, souples et qu’on espère plus adaptées aux besoins des populations auxquelles elles sont destinées.
(4) AMAP : Association pour le maintien d’une agriculture paysanne, qui réunit, sans intermédiaire et dans un rapport de solidarité ville-campagne, un paysan et un groupe de consommateurs.