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De la nature. Pour penser l’écologie
Serge Moscovici
juin 2002, par
De la nature. Pour penser l’écologie, Serge Moscovici, Métailié, Paris, 2002, 275 pages, 18,50 euros
"On en venait à se demander si la modernité n’aboutissait pas à un non-sens, lorsqu’elle aboutissait, indifférente, aux deux figures de la mort : les camps de concentration et le champignon atomique." C’est d’une critique de la modernité, d’une expérience de vie d’un homme qui a subit la deuxième guerre mondiale puis a du fuir le communisme que démarre la riche réflexion de Serge Moscovici. Articles parus de 1972 à 1996, cet ouvrage qui manquait dans l’histoire de la pensée écologiste reprend les textes importants - or de ses ouvrages comme les classiques Essai sur l’histoire humaine de la nature ou La Société contre nature - d’un des tout principaux créateurs de l’écologie politique. La critique du progrès pour Moscovici est d’abord la reprise du thème de Max Weber du "désenchantement du monde" : "passage de la magie à la science" puis "du monde enchanté des hommes au monde désenchanté des machines". Au bout du compte "rien d’autre n’existe que la machine et le marché". La critique de la science est d’autant plus intéressante qu’elle s’appuie sur une histoire qui se lit comme un roman. Comment l’écologie est née d’une critique venue du sein même de la communauté scientifique : l’invention du terme "ethnocide", la naissance de l’ethnologie, et de l’UFR d’ethnologie qui au lendemain de mai 68 à Jussieu devient le creuset intellectuel du mouvement écologiste, la liaison avec la sociologie, notamment la sociologie du travail et la critique du travail en miette. Une naissance qui se fait contre la pensée marxo-freudienne de l’époque. Il rappelle le "tabou" qui pesait sur le terme "nature" dans les années 60-70 depuis le triomphe du rationalisme au 19e siècle. En 1993 Moscovici peut pousser ce cri de revanche : "Il apparaît que notre question sociale en cette fin de siècle et au siècle suivant sera la question naturelle."
Mais pour Moscovici, le naturalisme n’est pas l’environnementalisme. Il rappelle que la nature est "une nature historique à laquelle nous donnons un état différent à chaque ère de l’histoire". La nature "est pour nous l’idée qui comprend tous les chemins possibles, dans le temps, entre le hasard et la nécessité contraignante". En ce sens, explique Serge Moscovici, "réenchanter le monde n’est pas un culte mais une pratique de la nature. Son moyen ne consiste pas à remédier aux malaises de notre forme de vie, mais à expérimenter de nouveaux modes pour faire exister une nouvelle forme de vie (...) Ensauvager la vie c’est la démassifier, aérer l’espace et permettre d’y respirer. En laissant les hommes à leurs pulsions tâtonnantes, à leur intérêt pour leurs proches et leur émerveillement devant le quotidien". Comme il l’écrit dans la réédition d’un texte historique de 1978 (interviews faites par Jean-Claude Ribbes de Brice Lalonde, René Dumont et Serge Moscovici) s’il s’agit bien d’ "ébaucher" une "société pour la nature", il rappelle que "le mouvement écologiste est un mouvement urbain. Notre tâche urgent en tant qu’écologiste est donc d’inverser la tendance qui détruit les villes et les campagnes, les rendant aussi inhabitables les unes que les autres. Mais surtout de les réinventer, les rendre à nouveau aussi humaines que possible." Le "réenchantement du monde" n’est donc pas un retour à la magie ou à la religion des miracles mais à une invention de nature. Faire des choix dans ce qui nous est présenté comme automatique, redécouvrir le quotidien, inventer des formes de vie, pour choisir la nature, nature qui née différente chaque jour, aussi bien nature environnementale, nature d’urbanité, nature humaine. A ce titre, il serait intéressant de faire le lien avec des pensées comme celles de Michel Foucault, sur "l’invention de soi" ou la théologie de John Cobb sur "le dynamisme créateur" de Dieu comme refus de toutes les assignations à existence. Des passages d’un grand lyrisme (ah, ce texte de 1973 sur l’éloge du pied et du vélo !) nous invitent à une création qui ne soit pas la triste prise de tête des réunions politiques mais bien une invention du quotidien, une invention d’une culture plus que d’un programme de gouvernement : "c’est en discutant avec les gens, en enfourchant nos vélos, en manifestant contre le nucléaire, en utilisant des panneaux solaires, en fabriquant du fromage de chèvre, en écrivant des livres, que nous avons montré qu’il existe des alternatives là où on pensait qu’il n’y en avait pas. Nous avons réveillé notre société amnésique qui s’est ressouvenue de la nature (...) Oui, il y a une méthode écologiste, qui n’est ni prophétie, ni militantisme, ni bourrage de crâne. C’est le dégel d’une pensée assommée et le réveil de sensations anesthésiées, c’est la conversion des consciences à un monde familier auquel on ne faisait plus attention, qu’on ne voyait plus à force de l’habitude". Ce doit être un mouvement "poético-politique (...) parce que ceux qui ne peuvent plus rêver le monde ne savent pas non plus le changer (...) Nous devons pour cela développer (aussi) une action que j’appellerai anthropologique pour la distinguer de l’action politique".
La richesse du livre est inépuisable : être relax, recycler les cultures, les idées, les genres de vie, se guérir de la fuite dans l’avenir, remettre radicalement en cause la croissance, repenser les rapports entre centre et périphérie, de longues réflexions sur la science, remettre du choix là où s’impose l’automaticité, poser la question de la rareté, réfléchir aux évolutions de la famille, l’importance des enfants dans la ville...
Une partie des textes, ceux des années 90, marquent la rupture avec le mouvement écologiste et porte de plus en plus sur la critique de son évolution partidaire, loin du mouvement culturel. Moscovici rompt quand Les Verts se refusent à prendre clairement position en 1991 sur l’attitude à adopter face à la présence du FN au second tour d’élections. Mais aussi parce qu’en 1991 il estime que Les Verts doivent s’allier avec le Parti Socialiste (il ne soutient pas pour autant sa vieille connaissance Brice Lalonde qui vient de créer Génération Ecologie) alors qu’en 1978 dans une autre interview il rejette cette hypothèse : "Quand on nous somme de prendre parti, cela implique que nous prenions parti pour ce qui est. Or, c’est justement ce que nous refusons de faire, puisque nous voudrions que le jeu politique se déroule autrement". Et de dénoncer les consensus sur certains sujets qui n’ont pas évolué depuis : l’armement atomique français, le nucléaire civil, le mythe de la croissance, le progrès...
Dans la conclusion rédigée pour l’ouvrage, Serge Moscovici n’est guère optimiste : "Est-ce la fin de l’écologie politique ? Le mouvement impressionne moins, absent des grands débats de la société et disloqué en fragments dépareillés (...) Le vert reprendra-t-il de la couleur ? La réponse sera donnée par ceux qui croient leur but toujours vivant dans la longue histoire." Pour tenir la distance de la longue histoire, il reste à appliquer ce qu’il disait du mouvement dans les années 70 : "S’appliquer à soi-même les formules des trois R : ralentir, réfléchir, réorienter".
Si l’on souhaite avoir un aperçu, clair, imagé et direct de la pensée de Serge Moscovici, le petit livre "réenchanter la nature" est parfait ! Ce très court ouvrage (65 pages), transcription d’un entretien avec Pascal Dibie, retrace le parcours biographique et intellectuel d’un étonnant personnage, à la fois visionnaire et débonnaire. En quelques phrases, les principales étapes de son parcours intellectuel sont rappelées, et resituées dans l’histoire récente. Un petit régal !
Serge Moscovici, Réenchanter la nature, éd. de l’Aube - Intervention, 2002, 8,95 euros
Bruno Villalba