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De la démocratie économique à la démocratie écologique ?
Autour d’une proposition de D. Bourg et K. Whiteside
mardi 23 mars 2010, par
Si aujourd’hui la démocratie économique n’est
plus qu’une des modalités de la gouvernance
des relations entre actionnaires et directions,
il fut un temps où des projets politiques forts
mettaient la question économique au centre de
leurs préoccupations. Au XIXe siècle, des
courants socialistes comme l’associationnisme
créaient une continuité entre "l’espace public"
et l’économie à travers des modalités de
production qui résolvaient dans le même
temps la question sociale et celle de l’auto-organisation
populaire [1]. Production,
secours et revendication démocratique étaient
ainsi mêlés. Si des traces de cette tendance
demeurent aujourd’hui dans l’économie
solidaire, les différents mouvements de
démocratisation de l’économie se sont heurtés
à la fois au rôle croissant de l’état comme
garant des droits sociaux et régulateur de la
redistribution des richesses, mais aussi aux
fondamentaux de la démocratie libérale telle
qu’elle s’est dessinée à la fin du XVIIIe et au
début du XIXe. Le gouvernement représentatif,
théorisé à l’époque par des auteurs comme
Sieyès puis Constant, consiste entre autres en
une déprise des devoirs du citoyen, qui pourra
ainsi mieux se consacrer à l’activité
productive [2].
L’Etat, accepté de part et d’autre comme
arbitre, peut ainsi "élabore[r] un mode spécifique
d’organisation, le social, qui rend
praticable l’extension de l’économie
marchande en la conciliant avec la citoyenneté
des travailleurs. La sécurité obtenue se paie
toutefois d’un abandon de l’interrogation
politique sur l’économie" [3]. Cette impossibilité
à mettre véritablement en regard
l’initiative économique privée avec le bien
commun est le régime sous lequel nous vivons
encore aujourd’hui. Il a pourtant été mis en
cause à de nombreuses reprises par la critique
anti-capitaliste. André Gorz prônait une
subordination de la production et de la
consommation au projet collectif [4] et
Cornelius Castoriadis mettait au centre du
"projet d’autonomie" la remise en cause de
l’imaginaire capitaliste par une "démocratie
en réalité et non pas en paroles" [5], mais les
tenants de l’écologie politique tentent
désormais pour la plupart une conciliation
entre le privé, l’économique, et le collectif, le
politique, à qui il échoit de préserver la
biosphère.
C’est le cadre dans lequel s’inscrivent
Dominique bourg et Kerry Whiteside pour
proposer une "démocratie écologique" :
"C’est un nouvel équilibre entre les droits de
l’individu, et ce qui conditionne leur exercice,
les biens publics en question, et plus largement
l’intérêt collectif, qu’il va falloir inventer" [6].
"L’Etat est la seule instance qui permette de
préserver et de promouvoir l’intérêt général" :
même s’ils sont conscients de sa faillite à
préserver cet intérêt général [7], nos auteurs
y voient le seul lieu d’arbitrage possible dans
une nouvelle démocratie. Ils proposent moins
une révolution des structures du gouvernement
représentatif que leur rénovation, à travers
deux propositions principales, l’une concernant
le rôle des organisations non gouvernementales
environnementales et l’autre
celui d’une chambre haute élue sur des
principes nouveaux.
La question du rôle des ONG occupe depuis
un certain temps une place importante dans
les réflexions sur démocratie et écologie,
notamment en France depuis le Grenelle de
l’environnement [8]. En les investissant d’une
responsabilité importante [9], Bourg et
Whiteside sont conscients de leur légitimité
fragile. Même choisies sur des critères clairs
– leur indépendance ou leur capacité de
mobilisation – comme cela fut le cas en 2007,
les ONG sont "auto-investies" et n’ont pas
vocation à représenter. Elles participent à des
dispositifs non pas décisionnaires mais délibératifs,
qui impliquent "un dialogue dans lequel
les participants échangent des raisons et
tentent de se persuader les uns les autres par
la force de leurs arguments". Elles y acquièrent
un statut officiel, mais il est bienvenu que
certaines d’entre elles restent dans des
postures de critique et d’opposition. Dernière
proposition des auteurs à leur égard, la
possible rotation des responsabilités dont elles
sont chargées, pour s’assurer "qu’une diversité
suffisante de programmes et d’agendas
environnementaux obtienne des porte-paroles
au sein des organismes officiels". Outre les
craintes à leur égard, Bourg et Whiteside
rappellent quelques-unes des attentes suscitées
par leur présence dans les organismes
officiels, internationaux ou nationaux : "Elles
offrent un contact direct avec des populations
très dispersées. Leurs ordres du jour ne sont
pas liés au court terme des cycles électoraux. Dans de nombreux cas, en opposition à la
politique passive, au comportement
consumériste favorisé par la représentation
moderne, elles promeuvent une éthique
activiste dans laquelle et les politiques
publiques et les modes de consommation
sont soumis à une critique écologiquement
bien informée. À l’appui de leurs positions
critiques, les ONG environnementales ont
souvent mis en place de la recherche et des
programmes de suivi environnemental."
Plutôt que de court-circuitage de la représentation,
il s’agit de mettre les ONG en
position de contre-pouvoir, et ceci dans une
société où la question environnementale
serait abondamment informée et commentée.
des principes de démocratie
participative (conférences de citoyens) ou
directe (référendums) sont nécessaires aussi
bien pour permettre la prise en compte
d’enjeux complexes que pour susciter cet
intérêt sociétal qui renforce la capacité des
ONG.
Le gouvernement représentatif – dont Bourg
et Whiteside tentent de surmonter les failles
dans leurs propositions pour une démocratie
écologique – est tout entier tourné vers le
présent. Quand ce n’est pas le passé, avec
des structures conservatrices comme les
chambres hautes, Sénat ou chambre des
Lords. Et la démocratie écologique doit être
"orientée vers le futur", ouverte à la
prospective. D’où l’idée d’une chambre
haute "dont les membres seraient élus sur
des programmes divergents certes, mais
touchant exclusivement la défense du long
terme, tant en matière environnementale
qu’en ce qui concerne d’autres enjeux
comme le devenir du soubassement biologique
de notre condition humaine
commune". Les débats qui y auraient cours
y seraient sensiblement différents de ceux
de la chambre basse : "Les études d’impacts
préalables recouvriraient une importance
capitale ; elles permettraient de faire
clairement apparaître l’orientation et le bienfondé
des décisions de la chambre haute ;
elles devraient s’appuyer sur des indicateurs
qualitatifs et quantitatifs, environnementaux
et sociaux, mais non monétaires". Elle se
fait ainsi accompagner "d’autres instances
composées de sages/experts – du type
conseil constitutionnel, conseil d’état à la
française, commissions de sages ad hoc,
etc.".
Et en cas de conflit avec la chambre basse,
c’est elle qui est décisionnaire. Mais les
nouveaux "sénateurs" joueront-ils le jeu de
ne pas représenter leurs électeurs ?
Entre une proposition qui est dans l’air du
temps et une autre qui s’attaque à l’un des
bastions de la politique française et repose
sur beaucoup de bonne volonté, la contribution
de Dominique Bourg et Kerry
Whiteside constitue néanmoins un jalon
important dans la discussion de notre
changement nécessaire de régime au vu de
l’urgence écologique... et d’exigences
démocratiques toujours plus fortes.
[1] Jean-louis Laville, "Repenser les rapports entre
démocratie et économie", in Quelle démocratie voulons-nous
? Pièces pour un débat, La Découverte, Paris,
2006.
[2] C’est le sens que donnent, à la suite de nombreux
auteurs, bourg et Whiteside à la "liberté des modernes"
de Constant : "en déléguant l’autorité publique à leurs
représentants, les individus libèrent eux-mêmes le temps
nécessaire à la poursuite de leurs "plaisirs privés". le
gouvernement représentatif supporte ainsi le sens
moderne de la liberté : non la liberté d’exercer la souveraineté
avec ses concitoyens, mais bien plutôt celle
d’épanouir son individualité en exprimant ses opinions,
en choisissant ses croyances, en déterminant ses investissements,
en exerçant la profession de son choix et en
tirant du plaisir de la consommation, et ce avec un
minimum d’interférences des autorités publiques." d.
bourg & K. Whiteside, "Pour une démocratie écologique",
www.laviedesidees.fr/Pour-une-democratie-eco
logique.html, 01/09/2009.
[3] Jean-louis laville, "Repenser les rapports entre
démocratie et économie", in Quelle démocratie voulons-nous
? Pièces pour un débat, La Découverte, Paris,
2006.
[4] "seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni
n’abaisse personne." André gorz," Leur écologie et la
nôtre", Les temps modernes, mars 1974.
[5] Cornelius Castoriadis, "L’écologie contre les
marchands" (1992), in Une Société à la dérive, le seuil,
2005.
[6] Dominique Bourg & Kerry Whiteside, art.cit. toutes
les citations seront désormais tirées de cet article.
[7] "L’Etat doit veiller à ce qu’aucune logique sociale
partielle ne s’autonomise, ne devienne à elle-même sa
propre fin. Et ce n’est guère ce à quoi nous avons
assisté." Dominique Bourg & Kerry Whiteside, art.cit.
[8] Citons notre mini-dossier "Dans les friches de l’écologie
politique", qui faisait état d’une ongisation de
l’écologie politique : écorev’ 27, été 2007, coordonné
par Erwan Lecoeur.
[9] "Notre revendication pour une démocratie écologique
est que les ONG environnementales aient un
rôle particulier à jouer dans les organes délibératifs :
mettre en lumière, avec preuves et raisons, les jalons
environnementaux – pour le présent et l’avenir, pour les
territoires proches et lointains – des politiques publiques
à travers l’ensemble des activités gouvernementales."
Dominique Bourg & Kerry Whiteside, art.cit.