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La monnaie entre échange & domination

mardi 23 mars 2010, par Patrick Viveret

Pour éviter que la monnaie ne soit un outil de domination, Patrick Viveret – philosophe
militant à l’origine de la monnaie complémentaire SOL – nous invite à réfléchir sur la
capacité démocratique des monnaies complémentaires à assurer une fonction pacificatrice,
au service de la collectivité et à des fins sociales et écologiques.

Toute l’histoire de la monnaie peut se lire comme
un conflit entre l’échange et la domination.
C’est officiellement pour faciliter l’échange que
la monnaie est inventée dans l’histoire humaine.
Adam Smith établit ce qui restera la théorie
classique de la monnaie jusqu’à Keynes en
décrivant la naissance de la monnaie et les
étapes de son évolution comme une série
d’améliorations de la "propension naturelle des
êtres humains à échanger et à troquer". La part
de vérité de cette hypothèse est assez claire.
L’intérêt de choisir un étalon pour éviter l’incommodité
du pur troc, puis le choix de supports
divisibles et durables comme les métaux plutôt
que des marchandises périssables ou peu divisibles
(comme le bétail) rend compte du rôle
démultiplicateur de la monnaie dans les
échanges.

Si l’on prolonge l’analyse de Smith jusqu’à
l’époque contemporaine, on voit bien se
poursuivre ce phénomène d’abstraction puis de
dématérialisation progressive de la monnaie. Il
conduira à l’abandon de l’étalon-or après la
première guerre mondiale puis à la déconnexion
de l’or et du dollar intervenue en 1971.

Nous sommes aujourd’hui en présence d’une
monnaie presque totalement dématérialisée,
véhiculée par des supports électroniques qui
permettent sa circulation instantanée 24 heures
sur 24 aux quatre coins de la planète.

Mais ceci ne concerne que la petite partie des
humains pour lesquels la monnaie remplit effectivement
sa fonction première qui est de faciliter
l’échange. Pour bien d’autres qui n’ont pas, ou
peu de monnaie (3 milliards d’êtres humains
par exemple n’ont pas accès au système
bancaire !), la monnaie est beaucoup plus vécue
comme un frein à l’échange. D’où vient ce
retournement paradoxal que des êtres humains
ayant à la fois la capacité et le désir d’échanger,
de créer de l’activité, ne peuvent le faire par
manque de moyens monétaires ? Ce paradoxe
sur lequel a beaucoup réfléchi Jacques Duboin a
été théorisé par Marx. Il provient de ce processus
de "fétichisation" qui consiste à transférer la
valeur de l’échange entre humains sur la
monnaie elle-même. Fétichisation d’autant plus
forte que le support de métaux précieux pouvait
laisser croire, comme l’affirmait le mercantilisme
dénoncé par Smith, que la monnaie était en
elle-même une richesse.

C’est ici qu’intervient la double face de la
monnaie, celle qui se fait moins le vecteur d’un
échange que d’une domination. Il s’agit alors
d’une monnaie dont la rareté, artificiellement
créée par les acteurs en position de domination,
oblige les dominés à n’utiliser qu’une faible
partie de leur potentiel d’échange et d’activité.

Cette question est d’autant plus décisive que
l’économie mondiale est aujourd’hui doublement
menacée par l’insuffisance de monnaie à un
pôle et par son excès à l’autre.

Dans le premier cas, il s’agit de la pauvreté, de
la misère, et de leurs conséquences destructrices
que les institutions internationales
promettent tous les dix ans d’éradiquer sans
succès, faute de s’attaquer aux causes plutôt
qu’aux symptômes du mal [1].

Dans le second cas, il s’agit du gonflement
totalement disproportionné de la "bulle financière"
qui fait circuler une quantité de monnaie
sans aucun rapport avec les biens et services
réellement échangés (rapport de 1 à 40 aux
USA) et sans rapport non plus avec ce que l’on
peut raisonnablement espérer de la richesse à
venir. C’est ainsi que ce que Pierre Noël Girault
nomme justement "le commerce des
promesses" [2] crée, au profit d’une petite
minorité mondiale (les retraités américains en
particulier via les fonds de pension), une
quantité impressionnante de traites sur l’avenir
dont on a vu lors de la crise financière de
septembre 2008 qu’elles ne pouvaient être
honorées.

Et lorsqu’elles le sont, honorées, elles creusent
dramatiquement les inégalités et contribuent à
l’émergence de crises sociales majeures dans les
pays où la défiance à l’égard de la monnaie
nationale contribue à une "dollarisation" de
fait ou de droit de l’économie (Russie, Asie,
Argentine…). Mais il est aussi possible qu’un
jour, elles ne puissent plus l’être, y compris aux
Etats-Unis, malgré les largesses de ce "prêteur
en dernier ressort" qu’est la banque fédérale
américaine. C’est alors le spectre de la crise
financière globale et systémique qu’annonce
Georges Soros [3] et que redoutent secrètement
nombre d’analystes financiers [4], la "réplique
sismique" de la crise de septembre 2008
pouvant alors être encore beaucoup plus rude
que lors de ce "septembre noir" de la finance
internationale.

Plus l’espace et le temps couverts par la
monnaie sont lointains (monnaie d’échange au
loin et monnaie thésaurisée en vue d’usages
futurs) plus la monnaie intègre en réalité des
"garanties de défiance" (notamment des
possesseurs de monnaie à l’égard des plus
pauvres), plus elle devient un outil de
domination et, pour ceux qui n’en possèdent pas
ou peu, un obstacle à l’échange.

C’est ce problème qui conduit à deux voies de
réforme qui peuvent être complémentaires plus
que substitutives. La première, la plus radicale,
consiste à réorganiser l’ensemble des grandes
monnaies, à commencer par l’euro, et les
systèmes d’acteurs qui la créent, la recueillent et
la font circuler (banques centrales, banques de
crédit, marchés financiers) sur le critère de la
facilitation de l’échange et du commerce dans sa
version non guerrière. Une telle approche, celle
d’un réformisme radical mondial, appelle nécessairement,
outre la mise en place de régulations
internationales et la lutte contre les réservoirs
d’argent mafieux ou terroristes que sont les
paradis fiscaux, l’organisation d’un système de
désincitation à l’égard du financement d’activités
socialement et écologiquement destructives
(et/ou d’incitation pour des activités reconnues
socialement et écologiquement utiles).

L’autre approche, plus réalisable à court terme,
consiste, tout en travaillant à cette réforme
radicale (qui suppose un fort engagement de
l’Europe à travers une vision profondément
transformée de l’euro) à favoriser, et au
minimum à autoriser, les formes d’échange,
monétaires ou non monétaires, qui sont fondées
sur la confiance plus que la défiance et qui
favorisent l’échange de proximité dans l’espace
et dans le temps [5]. Cette seconde approche a
aussi le mérite de constituer un filet de sécurité
en situation de crise monétaire et financière
majeure et de redonner à la communauté
démocratique un pouvoir sur la monnaie
puisque l’affectation des "droits de tirage en
monnaie sociale" peut dépendre directement
des choix de la collectivité. C’’est dans cet esprit
qu’il faut aborder les systèmes d’échange non
monétaires, les monnaies affectées, les systèmes
de type SEL et l’expérimentation dans plusieurs
régions françaises du SOL.

Si la monnaie officielle remplissait complètement
son rôle d’échange pacificateur, il n’y aurait pas
besoin de prévoir d’autres monnaies ou d’autres
usages de la monnaie (cas des monnaies
affectées). Tous les systèmes d’échange qui ont
été inventés ou réinventés au cours de ces
dernières années ont pour point commun de
recréer de l’échange de proximité là où la
monnaie officielle ne remplit plus cette fonction.
C’est ainsi notamment que l’impossibilité
d’échanger, faute de monnaie, confine à
l’absurdité pour toute théorie monétaire dont
l’article premier est de considérer que la
monnaie a pour fonction de faciliter l’échange.
Deux éléments, dans la monnaie classique, sont
de nature à tirer l’échange vers la rivalité (et
l’accaparement). Le premier est le principe de
l’intérêt composé qui pousse à la spéculation sur
l’argent lui-même et dissuade de l’utiliser comme
moyen d’échange. L’autre élément porteur de
domination voire de violence tient au fait que la
monnaie officielle est indifférente à la nature et
à la finalité de l’échange. C’est toute la question
de ce qu’il est convenu d’appeler "l’argent sale"
et des lieux privilégiés de sa circulation que
sont les paradis fiscaux aujourd’hui enfin
dénoncés par les gouvernements mais sans que
les actes suivent suffisamment les paroles.

Le propre des monnaies sociales comme le SOL
est d’agir précisément sur ces deux éléments.
C’est une monnaie sans intérêt qui n’autorise
pas la spéculation et c’est une monnaie qui est
dédiée à un certain type d’activités ou de
relations qui ont été préalablement définies
comme remplissant une fonction d’utilité
écologique et sociale.

Il est essentiel de garder à l’esprit que ces deux
caractéristiques sont au service de l’objectif
fondamental : tirer la monnaie vers sa fonction
pacificatrice. En ce sens il ne s’agit pas de
monnaies substitutives à la monnaie officielle, ce
qui serait totalement irréaliste, mais de
monnaies complémentaires qui renouent avec la
fonction affichée de la monnaie, celle de
l’échange, et exercent une pression sur la
monnaie officielle pour qu’elle soit elle-même
davantage un vecteur de "doux commerce"
(on dirait aujourd’hui de "commerce équitable")
plutôt qu’un vecteur de violence sociale (voire
d’activités à dominante maffieuses ou terroristes).


[1Cf les chiffres du PNUD qui mettent clairement en
évidence que ce n’est pas faute de moyens monétaires si l’on
n’arrive pas à éradiquer la pauvreté : en 1998 le PNUD
montrait que les dépenses de publicité, d’armement et de
stupéfiants représentaient vingt fois les sommes que l’on
n’arrivait pas à mobiliser par ailleurs sur des besoins aussi
vitaux que l’accès à l’eau potable, la faim ou les soins de
base.

[2Giraud P-N. Le Commerce des Promesses, Paris, Editions
du Seuil, 2001.

[3Lire notamment Soros G. La crise du capitalisme mondial.
Paris, Ed. Plon, 1998.

[4Lors de la crise d’octobre 1988, lors d’une réunion entre
la FED et les principales institutions financières privées, à
une question quant aux moyens d’empêcher la cascade de
faillites qui s’annonçait, un responsable de la FED aurait
répondu : "Priez !" (raconté par Pierre Noël Giraud p. 194,
Op. cité).

[5Ce qui n’a rien à voir avec le travail au noir ou le refus
de la contribution publique, ce que dénonce la grande
majorité des systèmes d’échange de proximité.