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"L’avis de monsieur Tout-le-Monde ?" Jurys citoyens et urgence écologique
mardi 23 mars 2010, par
La démocratie participative recherche – désespérément ? – des outils performants
pour s’installer dans les moeurs politiques. Les jurys citoyens ont, depuis quelques années,
le vent en poupe... Antoine Vergne, doctorant à la Freie Universität Berlin et à Sciences Po Paris
(CEVIPOF), tente d’évaluer la pertinence de cet outil face à l’urgence écologique.
Le 23 juin 2008, les membres du premier
jury citoyen français d’évaluation remettaient leur avis aux élus [1] du conseil
régional du Poitou-Charentes [2]. Les 25
citoyens tirés au sort répondaient dans leur
texte aux questions qui leur avaient été
posées concernant l’évaluation de l’action
de la Région dans la lutte contre le
changement climatique. Cette expérience,
concrétisation d’une parole de campagne
de Ségolène Royal, est passée – contrairement
à son annonce en 2006 – presque
inaperçue. Les peurs soulevées alors par
les élus de tous bords ne seraient-elles
que des fantômes ? Les jurys citoyens sont-ils
autre chose que des "tribunaux
populaires à la Pol-Pot" ? [3] S’il semble
que l’on puisse répondre intuitivement à
ces deux questions de manière positive, le
modèle "jury citoyen" soulève des interrogations réelles : peut-on considérer la
démocratie participative comme un
instrument efficace de prise de décision ?
Ces procédures se limitent-elles à permettre
de légitimer une manière d’appréhender
une question ou peuvent-elles constituer
des lieux de reformulation des problèmes ?
Concernant l’environnement, la démocratie
participative constitue-t-elle un pont entre
la prise de décision démocratique et
l’urgence écologique face à laquelle nous
nous trouvons ?
Pour apporter des éléments de réponse à
ces interrogations, j’aimerais me pencher
successivement sur cinq expériences ayant
eu un rapport avec le réchauffement climatique.
Le jury picto-charentais
L’expérience lancée par la région Poitou-
Charentes a donné mandat à une trentaine
de citoyens et citoyennes de la Région
d’évaluer une de ses politiques phares. Au
cours de deux fins de semaine ils ont pu
s’informer et débattre avant de formuler
leur avis et leurs réponses aux questions
posées par la région [4].
La formation des citoyens s’est appuyée sur
deux piliers : un dossier du participant
comprenant une documentation sur la crise
climatique et l’action de la Région dans ce
domaine.
Et une série d’échanges avec des experts
de niveau national, des professionnels
locaux, des membres des services de la
Région et des représentants de la majorité
et de l’opposition régionales. Avant chaque
phase de débat, les citoyens ont pris le
temps de développer des questions aux
intervenants. Après le débat, ils ont eu un
temps de délibération en petit groupe.
Comment juger les résultats de cet
exercice ? Si l’on s’en tient à l’avis de l’un
des participants, le jury a le mérite d’avoir
reflété "l’avis de M. Tout-le-Monde".
De M. Tout-le-Monde, vraiment ?
Si l’on s’intéresse au profil sociologique
des participants, on remarque que le jury
n’a pas été une image très fidèle de la
Région. Il n’y avait par exemple pas un
seul agriculteur ; et seulement 35% de
femmes. Mais ces chiffres trompent. Dans
un jury citoyen, le but n’est pas d’avoir une
représentativité au sens sociologique du
terme mais de réunir un panel diversifié. De
plus, si le programme est monté correctement,
les intérêts organisés majeurs sont
présents lors des débats. Ainsi à Poitiers, le
groupe "agriculteurs" était présent sous la
figure du directeur de la Fédération
Régionale des Coopératives agricoles. Dans
ce sens, il me semble que l’on peut
soutenir l’idée que le jury de Poitiers – mais
cela se vérifie dans toutes les expériences
recourant à un tirage au sort des participants
– a bien un caractère représentatif [5].
Il ne s’agit pas d’une représentativité
substantielle mais bien plutôt fonctionnelle.
Reste à savoir ce que pense ce jury qualifié
de "populaire" par l’un des participants.
Des propositions sérieuses, en Poitou-Charentes et ailleurs
Les propositions concrètes des citoyens
sont variées et originales : mise en place
d’un numéro vert sur le changement climatique,
création "d’animateurs" sillonnant
la région pour tenir des réunions d’information
ou encore lancement d’un plan
d’aide à l’autonomie énergétique des
communes. Mais dans leur texte, les jurés
citoyens ne s’en tiennent pas à des propositions
concrètes et affirment des principes
généraux qui vont dans le sens d’une
grande préoccupation pour le bien commun,
comme par exemple la nécessité de prendre
en compte les générations futures. À juste
titre, les citoyens remarquent aussi que le
niveau régional n’est pas suffisant et qu’il
faut "un changement d’échelle". En effet, la
question se pose : que vaut l’opinion
– certes informée – des citoyens de Poitou-
Charentes face à l’ensemble du territoire
français ? Pour s’en rendre compte, il est
intéressant de se pencher sur les résultats
des deux autres conférences de citoyens
françaises sur le changement climatique,
la première en Ile-de-France et la deuxième
en Limousin [6]. Les recommandations des
citoyens sont riches d’enseignement ; ces
derniers demandent un rôle accru de l’État
et des collectivités territoriales dans la lutte
contre le changement climatique, une
augmentation de la TIPP ou encore l’augmentation
des fonds alloués à la
coopération internationale afin d’aider les
pays en développement à s’engager dans
un développement durable. Des demandes
concrètes en partie différentes de celles
des citoyens picto-charentais mais laissant
paraître une conviction unanime que le
changement est réel et qu’il est urgent
d’agir.
Dans les trois cas, les citoyens formulent
des attentes fortes face aux pouvoirs
publics locaux et nationaux tout en soulignant
leur limite : à problème global, solution
globale, disent les citoyen français !
Vérité en-deçà de l’Atlantique, mensonge au-delà ?
Ce jeu de mot pour introduire l’expérience
nord-américaine de jury citoyen – citizen
jury on climate change [7] – qui s’est
déroulée en 2002 dans le Maryland et qui
a réuni dix-huit citoyens tirés au sort
chargés de formuler des recommandations
sur le changement climatique pour l’agence
fédérale de l’environnement. Dans le
rapport rassemblant les avis des participants,
on lit les remarques suivantes : tout
d’abord certains jurés considèrent que le
changement n’est que peu ou très peu dû
à l’activité humaine. Ensuite, sept d’entre
eux considèrent que l’impact du changement
ne sera que moyennement ou peu
important sur l’humanité. Concernant les
recommandations de politique on trouve
par exemple cinq vétos [8] et un seul vote
positif sur la proposition "Rentrer dans
Kyoto, mais avec des buts réalistes". La
tendance générale des propositions est
fortement orientée vers une croyance dans
les possibilités de la science de résoudre le
problème climatique. Le rôle de l’État n’est
pas vu comme central. Est-ce à dire alors
que les résultats des jurys citoyens sont
dépendants du cadre socio-politique dans
lequel ils se déroulent ?
Il semble à première vue que cela soit le
cas. Alors que certains citoyens nord-américains
doutent de la réalité du changement
d’origine humaine et misent sur le secteur
privé pour répondre à l’enjeu, les Français
s’en remettent à l’État et attendent de lui
qu’il agisse.
Cette vision quelque peu "culturaliste"
semble pourtant trompeuse, ce qu’un
dernier exemple illustrera. En 2005, la ville
chinoise de Wenling a organisé une
enquête délibérative [9] visant à permettre
aux citoyens de classer de possibles projets
d’aménagement urbain selon leurs
souhaits. Les projets finalement retenus
concernaient le recyclage des boues
domestiques, la construction d’une zone
d’activité économique et l’aménagement
d’un parc.
Questionnés sur le pourquoi de leur préférence,
la majorité des citoyens annoncèrent
se préoccuper de l’environnement et de
l’économie. Ainsi, dans le monde entier et
indépendamment du système politique
dans lequel ils évoluent, les citoyens reconnaissent
l’importance de l’environnement et
la nécessité d’agir.
Forces et faiblesses de la démocratie participative
En réalité, il apparaît que les jurys et plus
généralement les outils recourant au tirage
au sort des participants permettent de
révéler ce qu’un échantillon de la
population pense d’un sujet après avoir
intégré des informations contradictoires et
avoir pu en débattre. Toutefois, un jury
citoyen n’est pas un corps délibérant idéal.
Les jurés sont des citoyens réels imprégnés
de représentations du monde qui se
retrouvent dans leurs avis et recommandations [10].
Cependant par l’information et la délibération
et parce qu’ils endossent le rôle
"d’experts citoyens" qui leur est proposé,
ils sont en mesure de prendre du recul et
de formuler des propositions compétentes
et de long terme. Mais ce n’est pas tout :
le processus marque les participants dans
leur vie personnelle et la majorité d’entre
eux déclare changer de perception sur les
enjeux en présence. Toutefois, et c’est là
une limite importante de ces modèles, les
citoyens ne pèsent pas lourd dans le
processus de prise de décision réel : ils
n’ont pas la liberté de leur agenda, n’ont
qu’un pouvoir de conseil, et ne sont pas
sûrs des suites de leur engagement étant
donné que le poids décisionnel du rapport
citoyen est entièrement lié à la bonne
volonté de l’autorité mandante.
Un potentiel réel
Il semble pourtant y avoir une différence
fondamentale entre les forces et les
faiblesses : alors que les premières sont
structurelles, les deuxièmes sont conjoncturelles.
La démocratie participative a un
potentiel qui n’est pas encore réalisé.
Toutes les expériences sérieuses montrent
que des citoyens informés et à qui l’on
donne du pouvoir sont capables de faire
des recommandations compétentes. Les
instruments participatifs se montrent particulièrement
adaptés aux nouveaux défis
écologiques parce qu’il fonctionnent sur
un mode souple et décentralisé. Les participants
n’ont pas d’intérêts propres et
limités dans le temps, les modèles sont
utilisables à tous les niveaux politiques et
sont ouverts à tous les sujets [11]. Rien ne
s’oppose en fait à ce qu’ils deviennent un
outil normal de politique publique. Même
le coût qui est souvent mis en avant
comme un couperet n’est que très
relatif [12]. Le potentiel est donc bien là.
L’analyse des expériences précédentes
montre cependant que la démocratie participative
ne représente pas à l’heure actuelle
un pont entre prise de décision et réponse
à l’urgence écologique.
Quelles sont alors les conditions de réalisation
du potentiel de la démocratie
participative ? Il me semble y en avoir
quatre :
1/ La démocratie participative doit trouver
sa place sur l’échiquier légal par le biais
d’une initiative sur le front juridique. La loi
de 2002 sur la démocratie de proximité est
de ce point de vue le premier pas – assez
décevant par ailleurs – dans la bonne
direction. Mais cet effort doit être poursuivi.
2/ La deuxième condition est encore en
suspens et concerne l’ancrage politique.
En Allemagne, des jurys citoyens ont été
lancés par tous les grands partis politiques.
En France, le thème de la démocratie participative
a été fortement et rapidement
ancré à gauche. Les deux situations ont
des avantages certains : la non politisation
semble pouvoir être positive pour une
diffusion large et non partisane ; la politisation
quant à elle permet d’espérer une
large utilisation si les forces qui la
soutiennent arrivent au pouvoir.
3/ Dans les deux cas le véritable enjeu à la
base du problème de la non diffusion est
une évolution de l’image de la démocratie
participative dans les têtes des responsables
politiques mais aussi des
journalistes et enfin des citoyens. Ce qu’il
faut, ce n’est pas prendre peur de quelque
chose qui n’existe pas encore vraiment
mais mettre en œuvre et voir quels sont les
résultats. Les citoyens ne veulent pas
prendre la place des élus ! Ils veulent dire
leur mot, avec leurs mots.
4/ Ce qui m’amène à la quatrième condition
de réalisation. Il faut combler le déficit des
connaissances théoriques et pratiques. Le
développement d’un savoir de terrain, de
connaissances agrégées des succès et
échecs, mais aussi de savoirs sur les
problèmes de "meta-matching" est crucial
(quelle procédure, pour quel problème,
avec quel budget, et à quel niveau ?). Plus
les connaissances sur les méthodes et les
méthodologies seront solides et plus il sera
dur d’utiliser la démocratie participative
comme un gadget de marketing politique.
Une bonne connaissance des instruments
permettra aussi de savoir ce qu’ils peuvent.
Ainsi pour obtenir la reformulation d’un
problème, il ne faut pas utiliser un jury
citoyen mais plutôt une conférence du futur
ou un open-space. Ce dernier est en
revanche mal adapté lorsqu’il s’agit
d’obtenir des recommandations précises
sur un problème auquel on veut une
solution.
[1] Le genre employé dans ce texte a été fixé par le
biais d’un jet d’une pièce de monnaie et c’est pile
– soit masculin – qui est sorti.
[2] Cette expérience était une première à deux titres :
tout d’abord il s’agissait d’une évaluation et non de
la formulation d’une politique et deuxièmement le
format choisi était celui du jury citoyen et non celui de
la conférence de citoyen, modèle plus répandu en
France.
[3] Cette expression est de Marc-Philippe Daubresse,
député UMP. Pour une liste des réactions à l’annonce
de Ségolène Royal, voir l’ouvrage d’Yves Sintomer
(2007, 7).
[4] Pour le détail des questions et l’avis, voir :
http://www.democratie-participative.fr/
[5] Encore faut-il que ce tirage soit sérieusement fait.
Un tirage au sort parmi une liste de volontaires me
semble par exemple ne pas remplir ce critère. Dans ce
cas on retrouve dans le panel des personnes déjà
intéressées ou habituées à participer.
[6] Sans vouloir rentrer dans les détails méthodologiques,
il est important de noter que les jurys citoyens
et les conférences de citoyens sont deux modèles
distincts. Je les traiterai cependant ici comme équivalents.
Pour des détails voir : http://www.cr-limousin.fr/
et http://www.cite-sciences.fr/
[7] Voir : http://www.jefferson-center.org
[8] Dans le jury, les citoyens ont d’abord développé
des propositions puis ont eu la possibilité de classer
celles qui leur paraissaient prioritaires (vote positif ) et
celles qu’ils considéraient comme ne devant pas être
prises en compte (véto).
[10] On m’a fait remarquer à juste titre que cela était
le cas de tous les juges normaux, ce qui me renforce
dans l’hypothèse que les jurys citoyens ne sont pas
des corps délibérants parfaits mais atteignent un
niveau de compétence assez haut pour être comparé
à des juges professionnels.
[11] Même des problèmes a priori très régaliens ont
déjà été traités de manière participative. La politique
de défense est le dernier domaine qui à ma connaissance
n’aie pas encore été traité de manière exclusive
mais seulement dans un cadre plus large, par exemple
lors du projet européen de jurys citoyens "le futur de
l’Europe".
[12] Pour mémoire, un kilomètre d’autoroute revient,
sans les coûts de maintenance, à plus d’un million
d’euros et le parlement français coûte environ 700
millions d’euros par an, soit respectivement le prix de
30 et de plus de 20 000 jurys.