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Mettre la Constitution européenne au service de l’écologie, un défi pour les Verts européens

octobre 2003, par Arnaud Leroy, Guillaume Durand

Qualifié il y a quelques années encore d’irréaliste, le projet d’une constitution européenne a pris corps le 10 juillet dernier, lorsque des représentants des peuples de 28 Etats européens ont adopté par consensus un "projet de Traité établissant une Constitution pour l’Europe". Evénement exceptionnel, à la veille de l’entrée de dix nouveaux Etats membres dans l’Union européenne au printemps prochain [1], ce texte marque la réunification de notre continent autour d’un projet élaboré collectivement. Au-delà d’une lecture en forme de bilan, positif contre négatif, le débat s’est d’ores et déjà ouvert, avant la phase de discussion inter-gouvernementale, sur la nature de l’espace européen que dessine le projet de constitution. Espace démocratique dans lequel une autre Europe est possible ou vaste marché donnant priorité aux échanges marchands et au libéralisme ? L’analyse faite ici par Guillaume Durand (secrétaire des Verts français à Bruxelles) et Arnaud Leroy (qui travaille au parlement européen avec les députés écolos français), permet d’ouvrir un débat auquel plusieurs textes de ce dossier font écho et sur lequel nous reviendrons dans nos prochains numéros.

La méthode de la Convention : une innovation majeure

Jusqu’à présent, les traités européens étaient négociés, comme des traités internationaux ordinaires, dans le secret des conférences diplomatiques. La plupart du temps, ils étaient ratifiés par voie parlementaire ; plus rarement, comme pour le Traité de Maastricht en France, par référendum. La négociation finale du Traité de Nice, en décembre 2000, a montré les limites de cette méthode. Il est apparu aux yeux de tous, y compris des chefs d’Etat et de gouvernement, que l’Union européenne ne parviendrait plus à évoluer de cette manière.

La mise en place de la Convention européenne [2], décidée en décembre 2001 au Conseil européen de Laeken, est une innovation majeure. Inspirée de la Convention qui avait rédigé la Charte européenne des droits fondamentaux, cette méthode est appliquée pour la première fois à la révision de traités européens, jusqu’ici domaine réservé des gouvernements.

Sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, assisté de deux anciens premiers ministres, l’italien Giuliano Amato et le belge Jean-Luc Dehaene, une succession de groupes de travail, de sessions plénières et de rencontres informelles par groupe politique ou par institution d’origine a abouti à un texte adopté par consensus. Pour la première fois, c’était l’Europe élargie qui était assemblée. Les représentants de pays candidats, au statut d’abord incertain, ont été rapidement considérés, comme des membres à part entière.

Devant la diversité des représentants présents et des légitimités aussi hétérogènes, les votes sont apparus impossibles. En permanence, il a fallu rechercher un consensus, faire des concessions. Cette nécessité, inhérente à la vie démocratique de l’Union européenne, a ses inconvénients : le résultat final ne satisfait pleinement personne ; et ses avantages : chacun peut faire avancer ses idées et se retrouver, peu ou prou, dans le texte final.

La méthode du consensus n’a pas toujours bonne presse, en raison de l’opacité des tractations. Or le saut qualitatif essentiel effectué par la Convention, c’est bien la transparence du débat constitutionnel européen. Cette transparence a eu un effet tangible, essentiel à la tenue d’un véritable débat démocratique : l’impossibilité de s’opposer sans se justifier, de formuler ce que Giuliano Amato a appelé un "non souverain". Le point noir indéniable de ces 18 mois, reste la participation active des citoyens... tant les Etats que les structures régionales, mais aussi une grande partie des ONG, pourtant concernés par l’Europe, ne sont parvenus à faire sortir ce débat de Bruxelles. En France, alors que les discussions sur la décentralisation étaient concomitantes aux travaux de la Convention, les relations entre nos régions et l’Europe n’ont fait l’objet d’aucune discussion publique.

Certes, le Présidium, sorte de direction collégiale de la Convention, a parfois décrété un peu vite le consensus. Souvent, des concessions ont été accordées aux Etats, parfois à un seul d’entre eux, alors que certains amendements, signés par un grand nombre de conventionnels étaient rejetés - façon de tenir compte du fait que le texte produit par la Convention sera soumis à une Conférence intergouvernementale libre, en droit, de le modifier à sa guise. De même, la composition politique de la Convention était discutable. Si une certaine diversité était assurée, les libéraux étaient, par exemple, nettement surreprésentés alors que les écologistes étaient fort peu présents puisque seulement deux d’entre eux [3] étaient des conventionnels titulaires. En dépit de ces réserves, on ne peut que saluer la Convention comme un progrès démocratique important dans la façon dont les règles fondatrices de l’Union sont décidées.

Un fonctionnement plus démocratique ?

La question démocratique a également été au cœur des débats de la Convention. Rendre l’Europe plus intelligible, plus transparente, faire vivre le débat démocratique européen, favoriser la participation des citoyens tout en responsabilisant leurs représentants : tels étaient les objectifs de la réforme constitutionnelle. Ils ont pour partie été atteints, notamment par la mise en place d’un droit d’initiative populaire, qui pourrait encourager et renforcer la structuration de la société civile au niveau européen.

La simplification porte d’abord sur les traités eux-mêmes, le projet de la Convention les fusionne en un seul [4]. Un texte unique devrait succéder à l’empilement actuel de traités, fondant ainsi une entité juridique unique, l’Union européenne. Le nombre d’instruments juridiques est drastiquement réduit, les "directives" devenant des "lois-cadres européennes" et les "règlements" de simples "lois européennes". Ce langage moins bureaucratique rappelle que l’activité principale de l’Union est bien de légiférer, en particulier dans le champ de la régulation du marché intérieur. Le principe de la primauté du droit de l’Union est réaffirmé (article I-10).

A l’avenir, les décisions devraient prises de manière plus transparente et démocratique. L’évolution vers un modèle législatif bicaméral, typique des régimes fédéraux, est accélérée. La procédure dite de "codécision" qui implique à égalité le Parlement européen et le Conseil des Ministres est justement renommée "procédure législative" et l’une des formations du Conseil devient expressément "législative". A de rares (et regrettables) exceptions près [5], toutes les lois européennes seront adoptées de cette manière - y compris, dans le domaine agricole, dont le Parlement européen est jusqu’ici exclu. Trois autres nouveautés marquantes améliorent la qualité démocratique des décisions européennes : la réunion publique du Conseil des Ministres agissant en qualité de législateur, qui permettra aux citoyens de demander des comptes à leurs représentants nationaux, jusqu’ici abrités derrière le secret des réunions du Conseil ; la généralisation de la majorité qualifiée qui remplace dans un certain nombre de cas l’unanimité, facilitant la prise de décision et évitant des blocages ou des chantages inacceptables dans tout système démocratique ; enfin, une nouvelle définition de la majorité qualifiée, remplaçant l’incompréhensible formule du Traité de Nice [6].

De même, les citoyens auront l’occasion de choisir le personnage le plus important de l’Union, le Président de la Commission, de manière plus directe à l’occasion des élections au Parlement européen. Si les partis politiques saisissent la chance qui leur est donnée par le nouveau texte constitutionnel, un candidat "naturel" à la présidence de la Commission pourrait sortir des urnes et s’imposer aux chefs d’Etat et de gouvernement qui le nomment formellement. Quant à la solution retenue pour la Commission elle-même (un Commissaire par Etat membre mais seulement 15 avec droit de vote, avec une rotation égalitaire), elle semble équilibrée mais peu convaincante. La Commission est une autorité supranationale, aucune règle ne devrait fixer la nationalité des Commissaires.

Dans le contexte d’un renforcement de la légitimité démocratique de la Commission, la création par la Convention du poste permanent de Président du Conseil européen appelle une réserve de principe. Ce personnage, choisi sans aucun mandat populaire, peut être utile s’il permet un meilleur fonctionnement du Conseil européen, mais risque de devenir le concurrent du Président de la Commission européenne dont la légitimité repose solidement sur les "deux chambres" de l’Union - celle des Etats (le Conseil), et celle des citoyens (le Parlement européen). Enfin, la création d’un Ministre des Affaires étrangères de l’Union, si elle complique quelque peu le schéma institutionnel, doit être regardée positivement. Soutenue fermement par la France et l’Allemagne, cette proposition devrait permettre à l’avenir une plus grande unité de parole et d’action de l’Union en matière de politique étrangère et a permis à la Convention de sortir des turbulences créées par la crise irakienne.

Des progrès significatifs mais insuffisants sur les politiques

Alors que le mandat de Laeken lui en donnait la possibilité, la Convention - ou plus précisément son Présidium - n’a pas engagé une véritable refonte des dispositions qui régissent les politiques de l’Union. C’est donc à une révision sélective qu’on a procédé. Dans le domaine de l’action extérieure, les nouvelles dispositions, qui demeurent exagérément complexes, devraient permettre des progrès sur la voie d’une véritable politique étrangère commune. Pour autant, la Convention n’a pas osé franchir le pas et abolir l’unanimité pour la prise de décision dans ce domaine [7].
La justice et les affaires intérieures sont incontestablement le domaine où le Traité constitutionnel élargit le plus les compétences de l’Union. La coopération policière et judiciaire et matière civile et pénale, jusqu’ici cantonnée à un fonctionnement essentiellement intergouvernemental, devient une véritable politique commune de l’Union. Il faudra veiller à ce que ces politiques ne renforcent pas les tendances sécuritaires déjà à l’œuvre dans la plupart des Etats membres et à Bruxelles.

Les politiques économiques et sociales sont incontestablement celle où la Convention a enregistré le moins de progrès. La coordination économique au sein de la zone euro est certes facilitée mais on est bien loin d’un gouvernement économique en mesure, par exemple, de coordonner une relance économique. L’idée s’est imposée que, si la politique monétaire était une compétence exclusive de l’Union (pour les pays ayant adopté l’euro), le reste de la politique économique restait strictement du ressort des Etats membres. En contradiction avec la notion même d’Union économique et monétaire, cette approche frileuse pourrait néanmoins être dépassée si les gouvernements avaient la volonté d’utiliser pleinement le nouveau cadre institutionnel. En matière de fiscalité, le bilan est encore plus maigre et les possibilités d’une véritable harmonisation visant à mettre à fin à la concurrence fiscale restent bloquées par le verrou de l’unanimité [8]. Dans le domaine de la régulation du marché, on peut cependant noter l’introduction, bienvenue, d’une base juridique (article III-6) pour les services d’intérêt général, ouvrant ainsi la voie à une meilleure prise en compte de ce thème dans les politiques de l’Union [9].

Quant aux questions environnementales, elles n’ont pas été abordées en tant que telles et le nouveau texte maintient le statu quo. Le nouveau principe de cohérence (article III-1) devrait permettre de renforcer la prise en compte de l’objectif du développement durable dans l’ensemble des politiques européennes. Les objectifs eux-mêmes sont listés dans l’article I-3 de manière à n’oublier personne, chacun pouvant retenir ce qui l’intéresse. Plus fondamentalement, l’ambiguïté de la formulation et la multiplicité d’objectifs souvent contradictoires ne doit pas uniquement être vue négativement. En effet, c’est dans la conciliation de ces différents objectifs que résident les débats démocratiques de l’Europe de demain. Ainsi, quand la Constitution, dans son Article I-3(4) dispose que l’Union contribue "au commerce libre et équitable", elle interdit certes une politique d’autarcie et une politique ultra-libérale, mais laisse ouvert tout le champ entre ces deux extrêmes au débat politique. De même, l’Union "œuvre au développement durable de l’Europe" et celui-ci est fondé sur une "économie sociale de marché", une expression chère aux Allemands. Celle-ci doit également être "hautement compétitive" et se baser sur "un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement". La formulation de cet objectif est ambitieuse et pourrait devenir juridiquement contraignante.

Enfin, il est regrettable que la Convention, par manque de temps et par manque d’ambition, n’ait pas entrepris une modernisation des textes définissant les politiques : dans l’immense majorité des cas, les dispositions de la Constitution ne font que reprendre des articles existants - pour le meilleur et pour le pire. Parmi les éléments qui auraient demandé un mise à jour, on peut citer le Traité Euratom, qui a finalement été mis de côté pour éviter toute polémique, mais surtout à la politique agricole. L’article III-123, d’un anachronisme flagrant, a été maintenu dans sa version de 1957. Le premier objectif de l’action de l’Union demeure ainsi "d’accroître la productivité de l’agriculture" alors que les objectifs environnementaux, sans cesse renforcés en pratique, ne sont pas même mentionnés.

Ce texte élaboré par la Convention, avec ses avancées et ses insuffisances, se trouve maintenant entre les mains de la Conférence Intergouvernementale qui s’ouvrira au mois d’octobre. D’ici à décembre, les Etats membres devraient donc parvenir à un texte final. Par fidélité à l’esprit de la Convention européenne et par respect pour le texte qu’elle a produit, il faut exiger que ces négociations, généralement secrètes, se tiennent cette fois en séances publiques, c’est le seul moyen pour que les peuples européens aient une réelle influence sur leurs gouvernements dans ce débat constitutionnel. Le seul moyen pour que le désir d’Europe qui se manifeste de manière forte et constante reçoive une traduction constitutionnelle appropriée - loin du secret des discussions de marchands de tapis qui ont caractérisé le Traité de Nice et son lamentable résultat. Ce débat permettrait aussi de rattraper 18 mois de discussions ouvertes et publiques mais restés sans écho, en partie à cause du rejet croissant du politique chez les citoyens européens.

Soyons certains que, sans contrôle démocratique, si les gouvernements amendent le texte de la Convention, ce sera pour faire reculer l’Europe des citoyens et se complaire dans d’obscures tractations diplomatico-bureaucratiques.

Le contrôle démocratique nécessaire de la construction européenne devra à nouveau jouer quand il s’agira de ratifier la future Constitution européenne. D’ores et déjà, cinq Etats membres de l’Union [10] ont décidé que cette ratification aurait lieu par référendum. En France, bien que Jean-Pierre Raffarin et Jacques Chirac s’y soient publiquement déclarés favorables, les réticences semblent avoir pris le dessus. Les Verts, eux, sont unanimes pour demander une ratification par référendum, sachant qu’ils seront consultés sur ce Traité constitutionnel, nos concitoyens pourront se réapproprier l’Europe.


[1Il s’agit de Chypre, Malte, de la Hongrie, l’Estonie, la Lituanie, la Slovaquie, la Slovénie, la Pologne et la République tchèque, qui ont tous ratifié leur adhésion.

[2La Convention était composée de 105 membres et d’autant de suppléants, elle a réuni pendant près de 18 mois, outre les représentants des gouvernements, 56 parlementaires nationaux, 15 députés européens et deux représentants de la Commission européenne, de même qu’un certain nombre d’observateurs - membres du Comité économique et social européen, du Comité des régions et partenaires sociaux.

[3Johannes Voggenhuber, député européen autrichien, et Joschka Fischer, ministre des affaires étrangères et représentant du gouvernement allemand.

[4A l’exception du Traité Euratom, qui conserve sa personnalité juridique propre, sous la forme d’un protocole.

[5Dans le domaine de la concurrence, on peut mentionner un certain nombre d’instruments qui restent du ressort exclusif du Conseil (Article III-52 par exemple). De même, l’Article III-55 maintient, de manière parfaitement anachronique, la possibilité pour la Commission de légiférer seule.

[6Toute décision serait prise à la majorité simple du nombre d’Etats, représentant au moins 60% de la population de l’Union.

[7Cette position était pourtant défendue par la France, l’Allemagne et une majorité de conventionnels, certains pays, notamment, mais pas seulement, le Royaume-Uni, s’opposaient violemment à une telle révolution.

[8Le Royaume-Uni, mais aussi l’Irlande, la Suède et un certain nombre de pays candidats se sont montrés inflexibles sur ce terrain, pourtant essentiel si l’Europe veut réussir à conjuguer marché unique et justice sociale.

[9Voir l’article d’Hélène Flautre dans ce dossier.

[10Il s’agit du Luxembourg, du Portugal de l’Espagne, de l’Irlande et du Danemark. Dans ces deux derniers pays, un tel référendum est d’ailleurs une obligation constitutionnelle.