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La reconnaissance des Services d’intérêt général : un (non) choix emblématique pour une Europe du développement durable

octobre 2003, par Hélène Flautre

La dossier des Services d’Intérêt Général (c’est-à-dire des services publics) est un bon marqueur de l’écart existant entre les aspirations citoyennes, certains principes affichés par le projet européen et la réalité des politiques mises en œuvre. Hélène Flautre, députée verte au Parlement européen, en appelle à une meilleure articulation des mobilisations syndicales et citoyennes, trop souvent cantonnées au niveau national, avec l’agenda des prises de décision à l’échelle de l’Union, afin de peser sur les choix de la construction européenne.

Le message de la société civile est de plus en plus éloquent. Des besoins nouveaux apparaissent, des demandes de "sécurité" émergent : en faveur d’une action publique et d’investissements favorisant le ferroutage et le ferroviaire, pour la régulation du transport maritime, pour assurer la traçabilité et la qualité des aliments, pour la reconnaissance, parfois même la "sanctuarisation" de l’eau, des forêts, de l’air, comme des "biens publics mondiaux".

Et les services publics plus traditionnels, la poste, l’hôpital, l’école, l’énergie, un temps remis en question au sommet de la vague libérale des années 80, connaissent un regain de popularité dans un contexte d’aggravation des inégalités sociales, et alors que les politiques de libéralisation produisent des catastrophes humaines, sociales ou économiques (du rail britannique à la poste suédoise, sans oublier la quasi-faillite de France Télécom).

Ces mêmes citoyens qui ressentent à quel point l’Union européenne est la bonne échelle pour penser et s’organiser aujourd’hui et demain n’en considèrent pas moins que "l’Europe" est la cause unique de tous les reculs, de l’abandon des zones rurales et périurbaines au "vide public", de la réduction de la solidarité et de la suppression d’emplois sous statuts.

Cette dernière explication est certes commode, utilisée avec profit par les gouvernements et le patronat pour se dédouaner et masquer leurs responsabilités dans la contre-réforme libérale en marche. Elle met en lumière ce qui n’est pas le moindre paradoxe de la construction européenne actuelle : qu’elle finisse par décourager ceux qui en sont en somme les plus farouches défenseurs, et qui enragent souvent que l’Europe en cours compromette l’avenir de l’Europe des citoyens qu’ils appellent de leurs vœux.

Services d’intérêt général ou concurrence : le grand écart de l’Europe

Loin de certaines caricatures, le projet de constitution n’est pas dénué d’objectifs "civilisationnels". Le texte soumis par la Convention européenne et servant de base à la prochaine Conférence intergouvernementale de novembre 2003 précise dans son Titre 1, "Définition et objectifs de l’Union", article 3-3 : "L’Union œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance équilibrée, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection (...). Elle promeut la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les Etats membres". Le Titre 3, article 3, mentionne explicitement la reconnaissance des Services d’Intérêt Général (SIG) dans les termes acquis depuis le Traité d’Amsterdam (article 16), et pose les fondements d’une législation cadre. La charte des droits fondamentaux qui a été intégrée au texte constitutionnel fait également mention du "droit à des Services d’Intérêt Général" (article 34). Ces résultats ont été obtenus de haute lutte par un groupe de conventionnels de gauche.

Ces timides avancées, qui indiquent que les institutions européennes ne sont pas insensibles aux mouvements d’opinion, buttent néanmoins sur le noyau dur du projet et des politiques européennes actuelles, dédiées à l’édification du grand Marché où la concurrence est libre et généralisée. Le texte constitutionnel consacre en effet, au fil des articles, les instruments d’une logique implacable, résumée par cette formule : la production de biens et de services doit relever du droit commun du libre commerce de marchandises décidé par la ratification de l’Acte unique. Tel est l’objectif fondamental assigné à la construction de l’Union européenne. En conséquence, la protection de l’environnement, la cohésion sociale et territoriale, le développement durable, etc., sont des objectifs généraux de l’UE qui doivent être atteints… pourvu que les politiques nécessaires pour les atteindre ne contrarient pas les sacro-saints impératifs de la concurrence ! En pratique cela signifie que les autorités locales, nationales ou européennes qui entendraient créer ou organiser des services publics continueront demain comme hier à se heurter aux dogmes de la politique de concurrence : criminalisation des financements publics, interdiction des financements croisés et des péréquations tarifaires, obligation d’ouverture à la concurrence des activités les plus rentables, suspicion quant à toutes les formes économiques (coopératives, associations, mutuelles, régies, entreprises publiques) non conformes au modèle unique de la société anonyme par actions…

Projeter les mobilisations à l’échelle européenne

Dans ce contexte, le défi que doivent relever tous les acteurs, élus, citoyens défenseurs des services publics, altermondialistes, est de faire le lien entre les multiples mobilisations populaires et l’actualité des décisions en cours au niveau de l’Union européenne.

La Commission européenne a lancé, via un Livre vert, une consultation des acteurs de la société civile sur les SIG. Trente questions y sont posées, les réponses devant servir à élaborer une éventuelle directive cadre sur le sujet. Même si l’agenda de ce débat est paradoxal, il convient de ne pas en perdre de vue l’objectif : le maintien, ou la création dans certains secteurs ou pays de l’Union, de services publics dont la gestion incombe aux autorités publiques qu’elles soient locales, régionales, nationales, voire européennes. Plus globalement, à l’heure où est mise en débat la réalité comme la nécessité du modèle social européen, on peut considérer que les SIG, facteurs évidents de cohésion sociale et territoriale, en sont une pierre angulaire.

Aujourd’hui, tous les services publics, du plus local jusqu’au niveau européen, sont contraints, compactés, formatés par la politique de mise en concurrence et le pacte de stabilité budgétaire. Au contraire d’une perspective de repli hexagonal, l’avenir du "service public à la française" est européen. C’est à cette échelle qu’il doit se projeter, s’élargir et... se ressourcer, en développant des procédures d’évaluation ou de participation démocratiques qui lui font aujourd’hui défaut.

Le Forum social européen de novembre 2003 sera une bonne occasion de construire les articulations et les réseaux nécessaires pour faire davantage peser la société civile.

Depuis quelque temps un nombre croissant d’acteurs sociaux, syndicaux, etc., ont pris conscience de l’urgence de proposer une conception européenne des services publics. J’ai pu le constater au cours de mon mandat, et en voici deux brèves illustrations :

– Versant syndical : une bataille contre une révision libérale de la directive européenne postale, entamée à Paris il y a 3 ans avec la constitution d’un collectif français regroupant syndicalistes, consommateurs et députés (PS, Verts, PC, LCR et LO), s’est conclue à Strasbourg, au Parlement européen, par une audition, dans une salle bondée, réunissant toutes ces composantes à l’échelle européenne, puis par le rejet de la directive en première lecture. Ce collectif a permis à tous de constater que loin d’être une affaire franco-française, la défense du rôle social de la poste fédérait, à l’échelle européenne, les salariés mais aussi des organisations de consommateurs britanniques, plus mobilisés et virulents que les Français, plusieurs opérateurs postaux, et même des parlementaires affiliés à des groupes politiques centristes ou conservateurs. On ne pouvait mieux faire la démonstration du potentiel politique d’actions hexagonales qui se seraient d’emblée projetées à l’échelle de l’Europe. La mise en place de ce travail a révélé la faiblesse des réseaux et même des contacts syndicaux à cette échelle.

– Versant citoyen : avec le Comité Européen de Liaison des Services d’Intérêt Général (CELSIG). Ce réseau de réseaux, fédérant tant la Confédération Européenne des Syndicats (CES) que le Centre Européen des Entreprises à Participation Publique (CEEP), s’emploie à faire prendre en compte, dans les tables de la loi européenne (les traités), les enjeux, la réalité et les nécessités des SIG. Ne se contentant pas d’effectuer le nécessaire travail de dialogue et d’influence au sein des institutions européennes, ces "lobbyistes" des services publics ont obtenu, grâce à l’impact des grèves de décembre 95 sur les gouvernements et les institutions européennes, un article reconnaissant le rôle des SIG dans le Traité d’Amsterdam. Revers de la médaille, cette efficacité n’est pas facilement relayée par les organisations nationales. Je peux témoigner des difficultés rencontrées par la CES à faire passer le message dans des assemblées de syndicats nationaux, peu habitués à construire une position européenne commune.

Reste l’articulation, plus laborieuse qu’on le penserait, avec des altermondialistes qui, pour l’instant, se satisfont le plus souvent encore d’invoquer une "autre Europe", et négligent de se préoccuper de peser réellement sur l’agenda européen.

Les débats sur la Constitution ont montré que cette bataille - si elle n’est pas gagnée - a désormais gagné les plus hautes enceintes...

La prise en compte du développement durable dans le projet européen dépend pour beaucoup de ce choix : la Constitution nous engagera-t-elle à entériner à jamais la primauté absolue de la politique de concurrence sur le droit de l’environnement et la cohésion sociale et territoriale, en bref sur la démocratie ?