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Figures et enjeux de la ruralité

juin 2002, par Pierre Alphandéry

Dès les années 80, Pierre Alphandéry cherche à lire de manière complexe la modernité. Il voit dans l’écologie politique une approche qui n’est pas simplement une rupture avec ce qui précède, mais une appropriation de la tradition, des territoires, des racines, pour en faire quelque chose d’autre. Pour lui, il s’agit d’un des rares courants qui se soucie de cette liaison, qui n’évacue pas toute l’histoire pour se projeter aveuglément dans l’avenir, mais tente de faire une lecture critique de ce qui a précédé. Au sein de l’Institut National de la Recherche Agronomique, ce socio-anthropologue développe une approche locale et globale de l’espace rural. Il souhaite comprendre comment se mettent en place les politiques publiques agricoles sur les territoires, notamment en tenant compte des mouvements sociaux animant les espaces ruraux. Grâce à son regard à la fois politique, économique et anthropologique, P. Alphandéry propose différents éclairages sur la notion paradoxale de ruralité.

Ecorev’ : La ruralité est une notion qui semble difficile à appréhender. Pourtant, elle ne cesse d’être invoquée par les acteurs politiques, au point de devenir un élément central dans le débat public, mais aussi dans les stratégies d’aménagement du territoire, au plan national comme international. Comment expliquez-vous un tel paradoxe ?

Pierre Alphandéry : On ne peut pas se risquer à donner une définition essentialiste de la ruralité ! La ruralité ne peut se penser sans prendre en compte la diversité sociale des territoires ou la multiplication des formes de leurs découpages. Ou doit aussi s’intéresser à la critique que la dynamique de modernisation a suscitée et pas simplement sur le plan agricole. Les enjeux actuels liés à l’environnement doivent aussi permettre de comprendre cette notion.
En outre, on peut constater que la notion de ruralité structure constamment l’imaginaire politique et social aussi bien des partis politiques que des individus. On a beau savoir de moins en moins ce qu’est précisément cette notion, on ne cesse de l’utiliser. Les politiques publiques prennent toujours en compte la dimension rurale, y compris les politiques européennes. Il en est de même sur le plan international, bien que je ne sais pas comment on peut penser cette idée du rural dans le Tiers Monde…
Cette permanence d’un imaginaire du monde rural renvoie à la place des agriculteurs et du monde paysan dans notre société. Sur un plan symbolique, nous restons une société encore très marquée par l’importance du travail des agriculteurs. Même si dans les faits, cela se traduit de manière très ambiguë, aussi bien par la critique des agriculteurs que par l’attention qui leur est portée. Le paysan est un personnage qui continue de catalyser l’idée que la nation française a une histoire, donc une spécificité, donc des territoires. A contrario, en Angleterre, il y a eu une dissociation de la production agricole et de l’entretien de l’espace. En France, ces deux dimensions sont restées très liées et cela nous donne une particularité de notre relation au territoire.
Sur l’autre versant qui ne serait pas spécifiquement agricole, la campagne est souvent associée aux idées de liberté, d’harmonie, de convivialité… à l’inverse de la ville ! La campagne représente l’espace des lieux par rapport à la mondialisation qui évoque l’espace des flux. La campagne symbolise l’expérience du rapport direct aux autres, de l’ancrage dans l’espace et le temps, de la transmission, donc de quelque chose qui représente, confusément, une forme de stabilité dans un monde perçu comme instable. En réalité l’espace rural n’est pas plus stable ou immobile que la ville… Il est vu comme un espace de lenteur, alors qu’il constitue le lieu où l’on utilise le plus la voiture. C’est un espace extrêmement différencié, tout aussi pollué que la ville, c’est aussi un espace où l’on trouve beaucoup d’industries.

E. : Les Français aiment la campagne… Le développement de résidences secondaires (29 millions en 1999…) témoigne de cet engouement pour la vie à la campagne. Loin des zones touristiques, l’espace rural commence à accueillir une proportion non négligeable de ces résidences. Cela contribue à brouiller les frontières entre l’urbain et le rural… Comment expliquer que cela continue à structurer notre imaginaire ?

P. A. : Hervieux et Viard ont bien décrit cette « mise en désir des campagnes ». Le phénomène se développe dans les années 80, avec le fait que les campagnes deviennent de plus en plus résidentielles, avec des habitants qui travaillent en ville, et qui vont contribuer à repeupler, dans certains espaces, les territoires ruraux. La campagne devient aussi un espace de loisir, de rapport ludique avec la nature. Cela contribue à développer une image plus conviviale de l’espace rural. Par conséquent, on perpétue l’importance de la campagne dans notre imaginaire, mais on transforme aussi son contenu.
Le rural se caractérise surtout par son rapport à la nature et à l’environnement. Il est défini et découpé à travers des critères environnementaux, qui peuvent être stigmatisants (les zones sensibles en termes de pollutions) ou valorisants (au titre de la biodiversité, des paysages, des productions du terroir…). On procède dans ce dernier cas à une requalification des territoires (AOC, pays, parcs naturels régionaux…) et on élabore des formes de gestions de la nature (Natura 2000, contrat de rivière, contrats territoriaux d’exploitation…). L’espace est alors redécoupé, ce qui contribue à transformer les représentations de l’espace rural. Même si on peut parfaitement associer les pollutions et les risques à la campagne, on préfère souvent entretenir une image plus idéale de la nature qui caractérise cette campagne (valorisation de l’espace vierge, propre et idéalisé…).

E. : Comment définir les frontières entre l’urbain et le rural ?

P.A. : La création des politiques publiques participe largement à la constitution d’une frontière artificielle entre le rural et l’urbain. L’environnement montre qu’une telle dichotomie est invalidée par les faits. La campagne participe à la pollution de l’eau et de l’air des villes par le biais des activités agricoles. À l’inverse, les villes, avec le problème de l’épandage des boues et la gestion des déchets, pèsent sur l’espace rural. Donc, le thème de l’environnement ne permet plus de penser en termes de frontières. Les politiques publiques reconstruisent souvent ces barrières.

E. : Le phénomène du retour vers l’espace rural n’est pas nouveau. Les années 70 ont connu le développement des néo-ruraux. Assiste-t-on à un processus équivalent actuellement ?

P. A. : Au départ, les néo-ruraux étaient des personnes qui arrivaient à la campagne avec un projet de vie, d’établissement. On souhaitait mettre en œuvre des formes de production ou d’activités alternatives à celles de villes ou du monde de la consommation. Ce n’était pas forcément un rêve autarcique, mais il reposait sur une logique d’entraide, d’organisation et de communauté (notamment dans la production). La campagne était un lieu investi pour des raisons idéologiques, sociales et économiques. Maintenant, les néo-ruraux sont des personnes qui recherchent un confort matériel : les logements sont moins chers et offrent davantage de superficie (un jardin, un garage…). On ne peut donc plus dissocier ce qui est de l’ordre du projet et de la nécessité économique (les formes d’interconnaissance ont beaucoup d’importance). Mais la campagne peut tout autant contribuer à isoler (on ne circule qu’en voiture), ou empêcher tout anonymat. Il faut aussi prendre en compte le nombre des exclus qui s’y retrouvent et n’y vivent pas mieux qu’ailleurs.

E. : L’espace rural fait l’objet d’un investissement important des autorités publiques. Sur quelles bases se construisent ces politiques publiques ?

P.A. : Tout ce qui est mis en avant dans les politiques de développement territorial s’observait déjà largement dans les années 80. L’idée du développement local s’appuyait beaucoup sur une prise en charge par des formes locales d’organisation, qui se sont déclinées diversement suivant les lieux et les sensibilités. Certains observateurs ont analysé ce phénomène comme une forme d’alternative politique ; pour d’autres, comme un replâtrage du système. Il y a eu des Etats Généraux des Pays, à Macon à la fin des années 70, puis les Etats Généraux du Développement agricole en 82-83 qui ont largement constitué une critique du modèle productiviste et homogénéisant. Bref, une multitude de courants qui vont s’appuyer sur l’idée de la décentralisation pour tenter de penser et de mettre en œuvre le développement local. Et ce sont ces mouvements qui vont faire émerger, localement, une autre perception du développement rural. On insiste ainsi sur l’importance de la complémentarité des espaces et des activités. C’est l’idée que l’on retrouve aujourd’hui dans la multifonctionnalité ; on parlait avant de diversification des activités, de pluri-activité. Cela exprime le principe qu’en milieu rural, les activités doivent être pensées ensemble sur un espace à travers des formes de solidarités et des projets globaux. Les années 80 voient aussi l’émergence de l’idée que le monde rural a des atouts particuliers à valoriser : le tourisme, les services, les produits de qualité liés à des territoires, les circuits courts… Tout cela se retrouve aujourd’hui sous des formes institutionnalisées (françaises ou européennes) mais à l’époque, c’était pensé comme relevant de mouvements sociaux. Paradoxalement, les libéraux acceptent l’idée qu’il y ait des politiques publiques rurales si on leur démontre que le marché ne peut pas prendre en charge certains biens collectifs (le paysage, le patrimoine, ce qui est de l’ordre de la transmission).

E. : Quelles seraient alors les innovations actuelles en matière de projets issus du local ? Assiste-t-on à l’émergence de nouvelles théories sur l’espace rural ?

P.A. : Si l’on prend la figure de José Bové, il symbolise assez bien la réflexion neuve qui intègre l’importance de la dimension internationale, ce qui n’était pas le cas dans la pensée des années 80. On tient à présent compte de la force du libéralisme qui imprègne tous les rouages (circulation des capitaux, des marchandises et des hommes). Mais la manière dont on appréhende le rural n’est pas très neuve : même si l’on pense que le rural dispose de ressources particulières et d’un patrimoine singulier, cela s’inscrit dans la volonté de vendre, de créer des emplois, créer du développement. Tout cela était déjà présent dans l’idée du développement local. L’innovation, relative, consiste à prendre en compte la mondialisation et surtout les bouleversements liées à la production de masse dans l’agriculture. Les catastrophes sanitaires (ESB…) ont fait entrer le monde agricole dans la société du risque. Cela contribue à perturber l’image que l’on a de l’espace rural : c’est un lieu qui présente tout autant de risques que l’espace urbain. Actuellement, les réflexions sur le développement local sont moins radicales, car on vise moins à construire des alternatives. Par contre, on continue de mettre en avant des thématiques comme la valorisation des diversités, des solidarités locales… Tout cela est omniprésent dans les discours.

E. : La conservation du cadre naturel a donné lieu à des politiques originales, au niveau européen comme national. Dans ce cadre, quel bilan tirez-vous d’une expérience comme Natura 2000 ?

P.A. : La directive européenne Habitats qui vise à constituer un réseau d’espace permettant de conserver la biodiversité, baptisé Natura 2000, est très représentative des politiques actuelles de la nature. C’est une directive promulguée en 1992, qui a connu beaucoup de problèmes de mise en application. Nous en sommes aujourd’hui non plus à la phase d’inventaire des sites, mais à celle de mise en place des documents d’objectifs. Les zones retenues au titre de la conservation de la biodiversité représentent 5,8% du territoire, avec de fortes disparités régionales (15 à 20% dans certaines régions et 2% dans d’autres). Les régions densément peuplées échappent à ce processus, ce qui contribue à renforcer la vision dualiste de l’espace national.
La création du réseau Natura 2000 montre bien que l’on est passé de la protection (mise sous cloche et interdiction de changer) à la conservation de la nature. Cette conservation met en avant qu’il faut intervenir pour préserver les équilibres, dans la mesure où ils sont liés à l’action de l’homme, une combinaison de facteurs anthropiques et non-anthropiques. Dans beaucoup de lieux, la disparition de toute intervention humaine est catastrophique pour la préservation de la biodiversité. La conservation insiste beaucoup, depuis la Conférence de Rio en 1992, sur l’importance du maintien de cette biodiversité. L’Europe, la France et ses régions sont tenues de participer à cet effort de conservation. Ces politiques de la nature sont à la fois prescriptives (dans les objectifs scientifiques et la temporalité) et basées sur la concertation (subsidiarité et participation locale). La conservation n’est donc plus perçue en contradiction avec le développement local. À partir d’un dialogue, on doit être en mesure de préserver des objectifs naturalistes et des intérêts sociaux (activités humaines déjà présentes et leur diversification…). Bien sûr, localement, cela est difficile à mettre en œuvre : comment mettre en place ces objectifs, comment définir ces "scènes" locales, comment installer une vision plus ou moins commune, trouver des formes de légitimation acceptables par tous… ? La dimension scientifique est très importante, mais elle ne peut rester unique, il doit y avoir des formes de traduction sociale et politique.
Cela pose donc la question de la représentation politique : l’Europe peut estimer que la France n’a pas suffisamment proposé de sites Natura 2000, ce qui est le cas actuellement ; mais comment prendre en compte toutes les formes locales de représentation (chasseurs, écologistes, élus…) ? S’il est assez aisé de penser théoriquement les formes de développement écologique idéales, leurs traductions en termes d’aménagements locaux sont plus difficiles. Natura 2000 est une expérimentation de mise en œuvre de visées écologiques en termes d’objectifs d’aménagements. Par exemple, la manière de découper un espace à conserver reste discutée (qu’est-ce qu’un habitat naturel sur un plan physique, comment prendre en compte l’interaction des espèces sur cet espace…). Ces questions ont suscité des controverses scientifiques, souvent portées par les acteurs locaux (les chasseurs ont également recours à l’expertise écologique). On a une forme de connaissance nouvelle qui fait passer l’écologie sur le terrain, mais qui reste très instable. Par exemple, l’Europe souhaite constituer un réseau Natura 2000, en créant des corridors entre les zones, sans que l’on sache vraiment comment cela va se réaliser.
Autour de Natura 2000 s’interpénètrent toutes les questions soulevées par la ruralité : à la fois politiques, sociales et scientifiques. Cette politique suscite une réflexion à la fois sur la construction d’un savoir scientifique et son application sur une zone particulière. On assiste aussi à un brouillage du rôle traditionnel des différents acteurs locaux. Par exemple, les agriculteurs n’ont plus comme fonction unique de produire des aliments ; on leur demande aussi aujourd’hui de produire des milieux naturels. On élève ainsi des animaux pour conserver des zones humides ou d’autres milieux. Quant aux chasseurs, depuis la loi chasse de 2000, ils participent aussi officiellement à la gestion de la faune sauvage… Il y a des conflits sur l’utilisation de l’espace rural qu’il faut pouvoir concilier avec un projet collectif de développement. Par conséquent, lorsque Noël Mamère propose de passer de 6 à 15% du territoire au titre du réseau Natura 2000, il ne résout aucunement la question de la conservation de la biodiversité. Il s’appuie en particulier sur une vision essentiellement scientifique, comme si le problème des connaissances et de leur mise en œuvre était résolu et qu’il n’y avait ainsi qu’une légitimité unique à produire. Cela fait l’impasse sur la difficulté de trouver des modes de concertation entre tous les acteurs et d’intégrer ainsi les différentes formes de connaissances du milieu naturel. L’important est donc de trouver des terrains de discussion pour que cette proposition de 15% prenne sens pour tout le monde.


Entretien réalisé par Bruno Villalba