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Démocratie, dans quel état ?

Giorgio Agamben, Alain Badiou, Daniel Bensaïd, Wendy Brown, Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière, Kristin Ross, Slavoj Žižek, La Fabrique, 2009, 150 p., 13 euros

2010, par Aude Vidal

C’est avec l’idée assumée de faire produire un discours hétérodoxe sur la démocratie que l’éditeur Éric Hazan a passé commande des contributions à cet ouvrage. Aujourd’hui, "y a-t-il un sens à se dire ’démocrate’ ?" Les réponses adoptent des formes variées, tant sur la forme que par l’univers intellectuel qui est sollicité – plus souvent la philosophie politique. Elles nous sont livrées dans un désordre alphabétique et l’on doit au hasard que la "Note liminaire sur le concept de démocratie" de Giorgio Agamben figure en ouverture du livre.
On retient un premier constat partagé ici : le mot "démocratie" a été vidé de son sens, il ne signifie plus rien. Dès le coup d’État de 1851, nous précise Kristin Ross, spécialiste du Second Empire en littérature, il ne s’agit plus que de débattre de l’adjectif qui l’accompagnera. Nos auteurs ont presque tous retenu de la démocratie sa forme "libérale", qui ignore (entre autres) la question de la propriété pour se satisfaire d’une liberté et d’une égalité qui resteront formelles. Alors que les pouvoirs de l’argent ont libre cours, nous resterions tous égaux grâce au droit de vote ? Cette démocratie-là cache mal son visage oligarchique (Jacques Rancière, Wendy Brown) comme son projet de "neutraliser les effets pervers du suffrage universel et de ’rationaliser’ la volonté du peuple et l’expression de cette volonté" (Kristin Ross). Ces trois auteurs mettent le phénomène de la représentation à l’origine du dévoiement d’un pouvoir en théorie assumé par le peuple, c’est à dire non pas par sa majorité numérique, mais par "n’importe qui cherchant à s’occuper des affaires de la communauté" (Rancière). Daniel Bensaïd appelle au contraire à prendre le meilleur d’une représentation qui lui paraît inévitable, et à investir au mieux la "forme-parti". Beaucoup de nos auteurs auront à cœur de faire tomber le masque, de mettre à mal l’"emblème" (Badiou) que la démocratie constitue pour un Occident victorieux, ayant triomphé à la fois de la décolonisation et du communisme, et désormais désireux de partager le monde en deux parts : les démocraties et les autres. Citoyens contre barbares, terroristes, voire ennemis intérieurs. Où l’on se rend compte que le régime qui se réclame de la liberté et de l’égalité a besoin de la clôture pour se légitimer.
La critique est sévère, mais c’est celle d’intellectuels ne pouvant se résoudre au refus de penser la démocratie au-delà de certaines limites politiquement correctes. Alain Badiou, qui stigmatise le démocratisme adolescent, règne de la jouissance et nouvelle tyrannie, n’en finit pas moins son texte sur l’exigence d’un pouvoir exercé par le peuple, ce qu’il appelle... le communisme. La question sociale posée dès le XIXe siècle n’est pas réglée, mais à lire l’ouvrage la question écologique n’a pas encore surgi. Slavoj Žižek y fait une brève allusion, sans trop approfondir ce qu’elle peut apporter à la tension savoir/pouvoir qu’il examine.
Si la philosophie politique d’un Jean-Luc Nancy et sa recherche de ce qui fonde la démocratie nous semblent un peu trop énigmatiques pour nous aider à penser la question démocratique dans le monde qui est le nôtre, et si les détours de Daniel Bensaïd par Platon, Rousseau, Saint-Just, Lefort et Lippman (n’en jetez plus !) nous perdent sans pour autant expliquer son éloge final du parti politique et de la politique profane, deux femmes dans ce recueil (Wendy Brown et Kristin Ross) nous ramènent à une pensée plus claire, qui ne dédaigne ni la réalité ni la théorie politique. Toutes deux sont publiées en français, et on les retrouvera avec plaisir.
Pour sortir de la pensée convenue sur la démocratie, Giorgio Agamben nous avait d’emblée averti de la nécessité de poser la question de l’essence ambiguë de la démocratie, forme de constitution ou technique de gouvernement. Nos auteurs mettent presque tous cette question au centre du malentendu démocratique. Plutôt que de travailler la question des structures de la démocratie (le vote, les partis, l’élection, la délibération, la loi, etc.), ils la règlent en s’attachant plutôt à montrer le caractère précaire et jamais achevé de ce qui constitue pour eux le fond même de la politique.

Aude Vidal