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Vers l’écologie profonde
Arne Næss, Wildproject, 2009, 288 p., 20 euros
2010, par
Dans plusieurs pays, le philosophe norvégien Arne Næss (1912-2009) a été l’un des penseurs écologistes les plus influents du XXe siècle : depuis son plaidoyer pour une "écologie profonde" dans les années 1970, il a été le principal inspirateur de bien des militants écologistes en Scandinavie, aux États-Unis et ailleurs. Et ses ouvrages ont logiquement été traduits en de très nombreuses langues…
Mais en France, Arne Næss sent le soufre. Malgré leur grand succès international, aucun de ses ouvrages n’avait été traduit avant fin 2008 (date de publication de Écologie, communauté et style de vie, Éditions MF, 2008). Des essayistes comme Luc Ferry ont notamment contribué à présenter l’écologie profonde comme une menace pour l’humanisme et la démocratie (1). Comme en plus les textes d’Arne Næss sont parfois difficiles d’accès pour les non-philosophes, seuls quelques spécialistes de l’éthique environnementale prenaient généralement la peine de les lire en anglais pour s’en faire leur propre idée…
Dans ce contexte, la traduction de Vers l’écologie profonde est une bonne nouvelle : ce texte constitue en effet une bonne introduction à l’œuvre d’Arne Næss pour les non-spécialistes. Il s’agit d’une série d’entretiens accordés par le philosophe à l’essayiste américain David Rothenberg au début des années 1990, dont la retranscription est ici divisée en neuf chapitres qui retracent chronologiquement la vie et l’œuvre du personnage. S’il est vrai que certains passages demandent quelques connaissances philosophiques, la majorité du texte reste néanmoins accessible à tous.
Puisqu’il est impossible de revenir ici sur tous les points abordés au cours de ces entretiens, notons simplement que la personnalité et les idées d’Arne Næss sont très éloignées de la caricature que ses opposants ont pu diffuser. Intransigeante et dangereuse pour la démocratie, l’écologie profonde d’Arne Næss ? On découvre au contraire un philosophe vantant les mérites du compromis (p.150). Doctrinaire ? Pour Arne Næss, l’écologie profonde est d’abord une philosophie, c’est-à-dire "une discipline qui ne recrute pas d’adhérents, mais propose une méthode pour accompagner ceux qui souhaitent réfléchir sur les divers chemins qu’ils empruntent" (p.222). Anti-humaniste ? Arne Næss écrit pourtant qu’en dernier recours, l’homme reste prioritaire : "Je pense que l’on est tous d’accord pour dire qu’un père qui n’a pas d’autre choix que de tuer le dernier animal de telle ou telle espèce, de détruire le dernier carré de forêt tropicale pour nourrir un bébé qui autrement serait lui-même détruit par la faim, doit tuer ou brûler. Cela ne fait aucun doute" (p.241). Bref, nous sommes bien loin des idées reçues habituelles… Pour Arne Næss, l’expression "écologie profonde" ne sert pas à résumer une pensée figée, mais plutôt à se différencier d’une autre écologie, dite "superficielle" : "L’écologie superficielle combat la pollution dans les pays riches, tandis que l’écologie profonde explore les racines des problèmes écologiques dans la structure des sociétés et des cultures du monde entier" (p.221).
Le mode de questionnement qu’est la philosophie de l’écologie profonde a inspiré le mouvement de l’écologie profonde, qui s’appuie sur "les huit points de l’écologie profonde" rappelés dans ce livre (p.223) et qui découlent tous de l’attribution d’une valeur intrinsèque aux formes de vie humaines et non humaines, ainsi qu’à la richesse et à la diversité des formes de vie sur Terre. Sans jamais nier aux êtres humains le droit d’assouvir leurs "besoins vitaux", Arne Næss plaide cependant pour une limitation drastique des besoins non vitaux, et donc pour une certaine "frugalité", tout en rappelant toujours qu’"il ne faut évidemment pas en faire une question moralisatrice. […] C’est à eux de comprendre par eux-mêmes" (p.137). Næss estime en fait se situer dans la lignée de Gandhi (p.242) : alors que Gandhi affirmait que la réalisation de Soi devait passer par l’altruisme et le souci des autres plutôt que par la recherche des biens matériels, Næss propose que ce souci altruiste soit étendu à l’ensemble de la diversité naturelle. Et, toujours selon lui, en la situation actuelle d’effondrement écologique global, la sauvegarde et le développement des formes de vie non-humaines nécessite "une décroissance substantielle de la population humaine" (p.223).
C’est évidemment cette préconisation d’une décroissance de la population humaine qui a le plus contribué à forger l’image anti-humaniste d’Arne Næss. Mais les autres citations évoquées ci-dessus montrent une réflexion plus subtile, qu’il serait mensonger de résumer par une formule lapidaire du type "haine de l’humanité". Les lecteurs francophones ont enfin la possibilité de juger par eux-mêmes cette œuvre parfois dérangeante, mais toujours stimulante, et ils auraient bien tort de s’en priver.
Luc Semal
N.B. Vers l’écologie profonde est l’un des premiers ouvrages traduits et publiés par les éditions Wildproject, dans la collection "Domaine sauvage". Cette collection ayant pour objectif de faire connaître des ouvrages fondateurs de la pensée écologiste internationale qui n’avaient encore jamais été traduit en français (ou qui n’avaient bizarrement jamais été réédités, comme le Printemps silencieux de Rachel Carson), on peut supposer qu’elle deviendra une source de première qualité pour l’étude et la compréhension de la construction historique et philosophique de l’écologie.
(1) Voir notamment les arguments de Luc Ferry (Le Nouvel Ordre écologique. L’Arbre, l’animal et l’homme, Grasset, 1992) et leur réfutation par Hervé Kempf (La Baleine qui cache la forêt. Enquêtes sur les pièges de l’écologie, La Découverte, 1994).