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Le Conflit. La Femme et la mère
Elisabeth Badinter, Flammarion, Paris, 2010, 256 p., 18 €
2010, par
Le malentendu : écologie vs féminisme
Féministe égalitariste luttant contre l’enfermement des femmes dans un rôle sexuel prédéfini et forcément subalterne, la philosophe Elisabeth Badinter défend leur droit à ne pas être mères, contre les injonctions au maternage qui pèsent constamment sur leur ventre.
Attitude éminemment louable tant que le progressisme existentialiste ne s’abîme pas dans un anti-écologisme primaire pour nous refaire le coup, dix-huit ans après Luc Ferry de l’éco-pétainisme (1).
Dans un livre dont le format se prête parfaitement au survol journalistique, et permet de toucher toutes les couches (même celles de bébé) (2), Elisabeth Badinter développe une idée fort simple que nous n’aurions sans doute pas eue sans elle : "l’écologie" considère que "la nature ne ment pas" (3) et participe, pour cette raison, du fameux backlash (retour de bâton après une phase de progrès) anti-féministe observé ces trente dernières années dans les sociétés occidentales.
A la faveur de la crise de l’emploi, on aurait en effet assisté à l’avènement d’un "naturalisme" réactionnaire, précipité de trois courants de pensée opportunément convergents : "l’écologie, les sciences du comportement qui s’appuient sur l’éthologie et un nouveau féminisme essentialiste" qui, "se targuant d’apporter bonheur et sagesse à la femme, à la mère, à la famille, à la société, voire à l’humanité tout entière, […] prônent, chacun à sa manière, une sorte de ’retour à la nature’", une soumission à sa "loi" (pp. 51-52).
Révéler l’anti-humanisme éco-centrique caché derrière l’environnementalisme, voilà qui rappelle bien la croisade du chevalier Ferry contre l’épouvantail deep ecology, pourtant inconnue en France (4) au moment de son fameux essai.
A l’appui du réquisitoire de la "philosophe", une critique au scalpel des écrits d’Ellul, d’Illich, de Jonas, de Naess ? Non point !
L’"écologie" qu’elle met en cause, en réalité, n’est pas une pensée mais un air du temps, une tendance culturelle et rien de plus. Là est le problème.
Mais pas pour l’auteure, dont la frivolité du propos n’a d’égale que la gravité avec laquelle elle jette l’anathème sur son moulin à vent : cette sagesse pour magazines enjoignant les femmes à "se réaliser pleinement" en "retrouvant" leur "instinct maternel" dans un rapport "authentique" à leur enfant.
Au motif de dénoncer la mode de l’allaitement et de l’accouchement sans péridurale, Elisabeth Badinter amalgame donc, sans précaution aucune (5), "l’écologie" à un sexisme maternaliste, allié objectif des organisations religieuses fondamentalistes (p. 90). Tout cela pour quoi ? Essentiellement pour s’en prendre à la pédiatre de télé Edwige Antier (pp. 75-76) et à la théoricienne différentialiste Antoinette Fouque, toutes deux accusées d’aller à contre-courant du legs beauvoirien et des luttes féministes passées (pp. 90-92).
On peut bien lui concéder qu’une certaine écolo-pop ambiante – portée par le nouvel esprit du capitalisme dans sa version new age-"développement durable" – se prête effectivement à ce genre de critique. On peut même lui accorder qu’il se trouve aussi quelques tendances
différentialistes dans les milieux écologistes (6) et décroissants (7).
Seulement, on voudrait, d’une part, stopper la chenille de son bulldozer philosophique en lui priant de ne pas confondre la partie et le tout, le cliché anti-écolo et la réalité, et lui souligner, d’autre part, que son apologie éhontée des couches jetables et de la "malheureuse chimie" (pp. 54-55), est, finalement, bien peu féministe et, surtout, très technolâtre. Faire reposer la libération des femmes sur les produits de la société industrielle plutôt que sur le changement des mentalités et des pratiques, que voilà un piètre progressisme !
Face à un argumentaire aussi affligeant, on est donc tenté d’inviter Mme Badinter à découvrir un penseur issu comme elle de la tradition existentialiste, et qu’il serait douteux de taxer de réactionnaire : un certain André Gorz, qui avait bien identifié les limites et les risques d’une morale "écologique", et remarqué – subtilité qui a échappé à l’auteure du Conflit – que la préoccupation environnementale n’était pas univoque, et pouvait prendre des sens tout à fait différents, autoritaires ou émancipateurs, selon que l’on fasse ou non de la "Nature" un fondement éthique (8) : "Si l’on part […] de l’impératif écologique, on peut aussi bien arriver à un anticapitalisme radical qu’à un pétainisme vert, à un écofascisme ou à un communautarisme naturaliste" écrivait-il dans cette revue (9).
Pour Gorz, la critique qu’adresse l’écologie politique aux techniques par lesquelles s’exerce la domination sur les hommes et la nature, constitue donc une éthique de la libération. En ce sens, loin d’être "naturaliste" et ennemie des "libertés féminines", l’écologie politique serait plutôt susceptible d’entrer en résonance avec la théorie queer, contre toutes les assignations de genre et les prescriptions sexuelles patriarcales (10). Théorie qui a, précisément, souligné aussi bien les limites du féminisme égalitariste et universaliste à la Badinter, que les ambiguïtés du néo-féminisme "pro-femmes", paritariste et utérolâtre, actuellement en vogue dans les milieux bobos (11). Il est donc malhonnête et outrancier d’affirmer comme elle le fait que "l’écologie" – mot-valise – est, en soi, réactionnaire et régressive du point de vue de la cause des femmes.
On peut d’ailleurs lui opposer que, face aux injonctions maternalistes, l’écologie politique ne se situe pas forcément dans le camp qu’elle prétend : d’une part, critiquant les méfaits de la croissance matérielle, les écologistes ne prônent pas vraiment la procréation à tout-va (12) ; et, d’autre part, s’ils/elles remettent en cause la valeur "travail", ce n’est pas pour renvoyer les femmes à la maison, mais bien pour réduire le domaine de l’aliénation salariale et conquérir des espaces d’autonomie pour toutes et tous (13) – sans faire reposer les perspectives d’émancipation sur les bienfaits supposés de Nestlé, Rhône-Poulenc ou Whirlpool.
S’il y a donc bien "régression" théorique et backlash, comme le déplore Elisabeth Badinter, ce n’est pas seulement dans le féminisme, mais aussi et d’abord dans les critiques caricaturales qu’elle adresse à l’écologie…
Notes
(1) Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique. L’Arbre, l’animal et l’homme, 4e édition, Paris, Le livre de poche, 2009 (première édition Grasset, 1992). On ne résiste pas à citer la quatrième de couverture : "C’est un livre qu’il faut lire absolument… Le Nouvel Ordre écologique fait une analyse sérieuse, systématique, de la pensée profonde de l’écologie…", Claude Allègre, Le Point. Tout est dit…
(2) Faut-il encore citer l’objet du délit, surmédiatisé et survendu ? La radio (publique) dirigée par le radicalement réformiste Philippe Val lui a consacré une journée entière de cirage de pompe… Le Conflit. La Femme et la mère, Flammarion, Paris, 2010, 18 €, écrit gros.
(3) Interview à l’émission "Tout arrive" d’Arnaud Laporte, France culture, 22 février 2010.
(4) Voir sur ce point, Fabrice Flipo, "Arne Naess et la deep ecology : aux sources de l’inquiétude écologiste", Revue internationale des livres & des idées, n°16, mars-avril 2010, consultable en ligne : revuedeslivres.net.
(5) Le fameux principe est jeté aux orties avec le bébé et l’eau du bain.
(6) "L’écolo radicale, les habits neufs de la mère-poule", Sciences humaines, "L’ère du post-féminisme", avril 2010.
(7) Stéphane Lavignotte a souligné certaines tendances réactionnaires et différentialistes chez les auteurs du journal La Décroissance, ce qui, selon lui, les distingue de l’écologie politique héritière des mouvements contre-culturels issus de Mai 68. Cf. "Comment vivons-nous ? Décroissance, ’allures de vie’ et expérimentation politique. Entretien avec Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal", Revue internationale des livres & des idées, n°16, mars-avril 2010.
(8) Voir, sur ce point, Charlotte Nordmann, "Ecologie, écologie : l’écologie existe-t-elle ?", Revue internationale des livres & des idées, n°13, septembre-octobre 2009, p. 9.
(9) "L’écologie, une éthique de la libération", entretien avec André Gorz, EcoRev’, n°28, automne 2007. Voir également Ecologica, Paris, Galilée, 2008, p. 15.
(10) Résonance visible notamment dans le numéro 4 d’EcoRev’, "Corps, nature et politique", printemps 2001, et en particulier dans les écrits de Stéphane Lavignotte, "Est-il possible de s’inventer ?", ibid.
(11) Voir Eric Macé, "Le piège de la ’cause des femmes’. Eléments pour un mouvement antisexiste post-
féministe" ; "Entretien avec Nacira Guénif-Souilamas" ; et Marie-Hélène Bourcier, "Sex and the city : les politiques sexuelles de la ville de Paris entre l’homo republicanus et la norme paritaire", in Cosmopolitiques, n°4, "Ce sexe qui nous dépasse", août 2003.
(12) Voir Mathilde Szuba, "Revisiter le malthusianisme ? ", EcoRev’, n°30, "Ecologie & féminisme", automne 2008.
(13) Sandrine Rousseau et François-Xavier Devetter, "Travailler à deux pour travailler moins. Ou pourquoi l’emploi des femmes implique la réduction du temps de
travail", EcoRev’, n°30, op. cit.