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Les partenariats de recherche entre chercheurs et acteurs associatifs...
par Christine Audoux-Lemoine
mercredi 21 mai 2008, par
En 2005, la Région Ile de France a lancé un nouveau dispositif de financement pour
développer les initiatives de recherche co-élaborées par des laboratoires de recherche
publics et des organisations à but non lucratif issues de la société civile, les PICRI. Dans cet
article, la sociologue Christine Audoux-Lemoine (Doctorat de sociologie en cours : "Les partenariats
de recherche entre chercheurs et acteurs de la société
civile. Approche épistémique, organisationnelle et institutionnelle
du rapport entre science et société") revient sur les motivations sous-tendant
la mise en place du dispositif et présente les premiers résultats de son étude sociologique
de quelques partenariats en cours. Elle souligne en particulier l’importance d’une
(re)connaissance mutuelle des différents acteurs pour qu’émerge un véritable espace de
mutualité, garant d’une réelle co-production de savoirs et d’une circulation entre les sphères
académiques et civiles, bien au delà d’une simple diffusion des savoirs.
Une ambition politique : partager
la production de connaissances
A une époque où les connaissances sont
devenues à la fois un bien et un enjeu de
développement socio-économique [1], la
question se pose de savoir quels types
d’acteur doit en contrôler la production [2].
Parmi les réponses [3] qui sont apportées
à ce questionnement, il en est une qui
consiste à permettre aux acteurs de la
société civile d’intervenir dans la production
des connaissances elles-mêmes. Inspiré du
modèle québécois que forment les Alliances
de Recherche Université-Communauté
(ARUC) depuis 1999, le dispositif de financement
de recherches initié par la région
Ile-de-France et intitulé "Partenariats
Institutions Citoyens pour la Recherche et
l’Innovation" (PICRI) s’inscrit dans cette
interprétation. Reliant chercheurs dits "académiques"
et acteurs de la société civile au
sein de ces partenariats, l’ambition de ce
dispositif institutionnel est de dépasser la
simple vigilance sur la diffusion des savoirs
produits par la communauté scientifique et
d’établir un dialogue en amont, dès le processus
de production de connaissances,
avec des acteurs porteurs de problématiques
sociétales. Il s’inscrirait ainsi "dans
un mouvement plus large de démocratisation
des choix scientifiques et techniques
[qui] affirme l’espace public comme espace
de négociation démocratique d’innovation et
confirme la nécessité d’un nouveau pacte
social entre science et société".
Les partenariats étudiés réunissent respectivement
des économistes et une association du
commerce équitable, des anthropologues, des
démographes et une association pratiquant l’adoption internationale, des sociologues
et des associations travaillant au maintien
du lien social, des généticiens et des associations
paysannes. A quelles conditions
des individus et des groupes, socialisés
différemment par rapport à la démarche
scientifique et issus de sphères de légitimité
différentes, peuvent-ils construire
ensemble des relations qui permettent
une co-construction de connaissances
scientifiques ?
L’observation des interactions entre les partenaires
nous amène à deux constats :
Les partenariats sans antériorité relationnelle
sont bâtis sur des enjeux d’intérêt et
d’identité, dans lesquelles les savoirs
jouent un rôle primordial.
Le partage d’un "espace de mutualité"
caractérise les partenariats disposant d’une
antériorité relationnelle.
Le nécessaire intéressement
des partenaires
Les partenariats sans antériorité se
construisent autour d’une première entité –
ici les associations – porteuse d’intérêts et
d’enjeux particuliers. Nous empruntons à
Callon et Latour les étapes de "problématisation"
et d’"intéressement", issues de
leur théorie de la traduction (Callon, 1986,
Callon et al., 2001, Latour, 1988, 1989,
1999), pour rendre compte de la manière
dont les acteurs vont mettre en forme leurs
interactions et agir ensemble.
La première étape de "problématisation"
désigne la formulation d’un problème ou
d’une question qui mobilise l’identité de
son auteur. Mais cette étape dynamique a
aussi pour effet de désigner l’intérêt et
l’identité des autres acteurs ainsi que le lien
qui les unit. Elle permet à leurs auteurs de
"forger l’objet de façon à ce qu’il corresponde
à leurs intérêts explicites" (Latour,
1989, p. 261). Dans ces partenariats, il s’agit
en effet pour les acteurs associatifs de produire
un savoir dont la portée objectivante
leur permettrait d’optimiser leur positionnement
et leur reconnaissance dans un
contexte politique et concurrentiel à la fois
complexe et difficile. Dans la mesure où la
question du savoir est assujettie au registre
d’action, comment intéresser les chercheurs,
c’est-à-dire les relier au projet ?
Le processus d’intéressement décrit "l’ensemble
des actions par lesquelles une entité
s’efforce d’imposer et de stabiliser l’identité
des autres acteurs qu’elle a définie par sa
problématisation" (Callon, 1986, p. 185).
Comme le relate l’extrait suivant, le processus
d’intéressement s’inscrit entre l’identité,
les intérêts et les objectifs des uns et
des autres : "La collaboration proposée
entre (l’association) et l’équipe de recherche
repose sur la rencontre de deux intérêts :
1) celui de (l’association) pour réfléchir en
permanence à son rôle et à sa pratique – en
tant qu’acteur intermédiaire – dans le
contexte actuel de l’adoption internationale
en France ; 2) l’intérêt de l’équipe de
recherche pour favoriser la poursuite de la
réflexion menée depuis des années par certains
de ses chercheurs sur toutes les
figures familiales de parenté plurielle. Ces
intérêts convergeaient pour tenter de
mieux comprendre la place à reconnaître à
chacun des acteurs dans l’existence de
l’enfant adopté [...]".
Dans les deux partenariats sans antériorité,
il apparaît que ce processus, et la définition
des rôles qui y est joint, est toujours en travail
et ne se stabilise pas réellement. En
effet, au travers des différentes modalités de
production du savoir (actions de terrain,
analyses, interprétations), mais aussi au travers
des différents modes organisationnels
(processus de recherche, gestion de projet),
les acteurs redéfinissent en permanence leur
rôle, leur identité, leurs enjeux. Ces actions
de re-définition contribuent à contester la
problématisation initiale qui a tendance à
enfermer les acteurs intéressés (ici les chercheurs)
dans un rôle dédié d’avance. Elles
s’expriment par des luttes et des procédés
dans lesquels faire reconnaître son identité
est l’enjeu central. Les sphères de légitimité
de chacun s’affrontent, le registre de l’action et celui de la connaissance se percutent
sans vraiment se rejoindre, comme en
témoigne cet échange dans lequel un chercheur
interpelle ses partenaires sur la valeur
de la démarche de recherche : "À partir de
cela, j’ai toujours la même question, avezvous
déjà des hypothèses sur ce qui fait lien
entre les acteurs, sur ce qu’on pourrait dynamiser
? Ça fait 5 mois que PICRI est lancé, et
on n’a toujours pas d’hypothèses ! Où sont
les hypothèses ?". A cette interrogation, le
partenaire associatif répond en terme d’objectifs
et de production : "J’entends bien ta
préoccupation. Il y a eu un travail préalable
sur les outils. Maintenant il faut tracer et faire
du chiffre. On a pris un peu de temps, on a
été super théorique, mais maintenant il faut
avancer".
Lors des temps de confrontation des
savoirs, les normes de jugements propres
à chacune des sphères de légitimité viennent
invalider, même partiellement, la
sphère de légitimité de l’autre. La mobilisation
des savoirs et des référentiels
(normes, structures, relations) par lesquels
les savoirs sont construits constituent une
épreuve dans la construction d’un référentiel
de savoir partagé. Même conflictuelle,
cette mobilisation permet la construction
des sociabilités au sein des partenariats
sans antériorité. Les productions dans le
cadre du partenariat font aussi l’objet de
confrontations entre les acteurs. Les différents
résultats sous forme de tableaux, de
diagrammes, de graphiques, de récits, etc.,
vont être testés par les acteurs dans leur
capacité de "véridiction", dans leur capacité
à dire "le Vrai" dans le registre spécifique
de chacun. Cette épreuve n’est pas, quoi
qu’il puisse en paraître, une épreuve des
faits et des méthodes, mais bien une
épreuve de légitimité et de reconnaissance
des partenaires, ainsi que le montre cette
proposition d’acteur associatif au sujet
d’une interprétation démographique : "On
a des critères, des clés psychologiques sur
les facteurs de risque de l’adoption, avec lesquelles
on est d’accord avec des psys de
référence. On peut vous les donner, ça peut
vous donner des idées de croisement. Ils ont
été construits à partir des difficultés constatées
en consultation psy." Le référentiel
"médicalisé" dans les arènes de la consultation
psychologique butte avec la pensée
anthropologique portée par le chercheur :
"La notion centrale c’est la filiation. Qu’estce
que nous font toutes ces filiations ?
Quelles particularités ? Ce n’est pas en terme
de malade/ pas malade. C’est une réalité à
décrypter."
Si les confrontations des intérêts et des
identités, au travers des référentiels de
savoir de chaque acteur, sont observables
dans les partenariats dans lesquels un acteur
en a intéressé un autre, qu’en est-il dans les
dispositifs où les partenaires ont développé
une pratique relationnelle antérieure ?
Au-delà de l’intéressement,
l’ouverture d’un espace de mutualité
Revenons aux étapes de problématisation et
d’intéressement. Lors de la problématisation,
c’est-à-dire de la formulation de la
question et des intérêts des uns et des
autres, il n’y a pas de "points de passage
obligés" (Callon, Latour, op.cit.) qui imposent
la primauté d’un des groupes. La problématique
est co-construite au sens où l’identité
de chaque acteur y est exprimée sans
réduction. Elle définit bien une place pour
chacun mais sans que les identités ne
soient réduites aux intérêts et positionnements,
sources de confrontation. Même s’il
n’y pas égalité ou subsidiarité des rôles –
les paysans ne définiront ni ne prendront
en charge le volet génétique de la recherche
– il y a réciprocité dans la problématisation
et dans l’intéressement, c’est-à-dire dans la
définition de l’interdépendance des acteurs.
La genèse du projet nous montre en effet
que l’objet de la recherche, en tant que
savoir à produire, est partagé a priori. La
formalisation du projet incombe à l’un des
partenaires, le plus souvent le chercheur,
mais est soumis, sans lutte, à des allers-retours. Les partenaires s’accordent ainsi
sur un savoir à montrer, à dévoiler, et qui
fait évidence pour eux. Il s’agit du rôle de
la gestion à la ferme dans la conservation
des ressources génétiques végétales ou
bien encore du rôle des associations dans
le maintien et le développement du lien
social.
Mais pour comprendre ce qui relie les partenaires,
il est nécessaire de passer du
référentiel de l’intéressement à celui de la
réciprocité. En effet, ce que montrent ces
partenariats, ce sont des "expériences pacifiées
de reconnaissance mutuelle" (Ricoeur,
2004, p. 341). Dans ces partenariats, les
temps de socialisation autour des productions
permettent des confrontations de
savoirs et de référentiels, mais constituent
non plus des lieux de conflits mais de
reconnaissance. Les savoirs sont "mis
ensemble" et offrent un support à la reconnaissance
de celui qui les porte, ainsi que
cet extrait le montre : "Des expérimentations
européennes demandent des critères
d’agronomes, mais je souhaite y ajouter vos
critères. Il y a des critères que les agronomes
et les chercheurs ont l’habitude de prendre.
Les agriculteurs disent qu’ils ont un autre
regard, mais je ne sais pas le saisir." Objet
de savoir, savoirs et reconnaissance
mutuelle forment un agencement qui
conditionne un agir commun effectivement
pacifié et qui se traduit aussi par un engagement
des acteurs à long terme. Cette
dynamique partenariale ne peut plus seulement
être lue à partir de l’intéressement,
c’est-à-dire de la définition des intérêts et
des identités des partenaires, mais doit
aussi être regardée au travers des pratiques
de reconnaissance mutuelle. Les enjeux de
savoirs ne sont plus des objets centraux. Ils
ne prévalent pas dans le partenariat au
sens où ils ne font plus l’objet de conflits
identitaires. Ce n’est donc plus seulement
la question de l’identité qui est en jeu dans
ces relations partenariales, mais aussi celle
de l’altérité, de la reconnaissance réciproque
plus que la revendication de la
reconnaissance de soi.
En conclusion, ce que montre l’ouverture
d’un espace de mutualité, c’est une autre
circulation, entre la société et la recherche,
qui ne peut se comprendre par le seul processus
d’intéressement. Il pousse à se
décentrer des seuls enjeux de connaissance
et d’identité des acteurs, pour faire une
place à la mutualité c’est-à-dire à une "opération
partagée de reconnaissance
mutuelle" qui se pose comme une "figure
élémentaire de la réciprocité" (Ricoeur,
2004, p. 360). La reconnaissance n’est-elle
pas, au-delà des enjeux de connaissance, la
véritable raison d’être de ces agencements
partenariaux ? Comment, alors, en faciliter
l’élaboration ? Peut-on imaginer, en amont
des PICRI, des espaces de socialisation et
d’action, de rencontres et de controverses
qui permettent de favoriser un apprentissage
mutuel ? Ceci prône sans conteste
pour une circulation entre les sphères académiques
et civiles qui – ainsi que le postule
l’ambition politique des PICRI – ne
saurait se réduire à une simple diffusion
des savoirs.
Christine Audoux-Lemoine
Laboratoire Interdisciplinaire
de Sociologie Economique, CNAM-CNRS, Paris
Bibliographie
Christophe Bonneuil, Jean-Paul Gaudilliere, Jacques
Testart (coord.), Quelle politique scientifique pour entrer
dans le 21e siècle ? Vers un nouveau contrat entre
recherche et société, note n°2 de la Fondation science
citoyenne, oct. 2004
Michel Callon, "Éléments pour une sociologie de la traduction.
La domestication des coquilles Saint-Jacques
et les des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-
Brieuc", L’Année sociologique, 1986, n°36, p. 169-208
Michel Callon, Pierre Lascoume, Yannick Barthe, Agir
dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique,
Paris, Seuil, 2001
Michel Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard,
Paris, 1966
K. Knorr-Cetina, "Les épistémés du savoir : l’enclavement
du savoir dans les structure sociétales",
Sociologie et Sociétés, 1998, vol. XXX, n°1, 1-16
Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris,
Editions du Cerf, 2002
Bruno Latour, Steeve Woolgar (trad. de l’anglais), La
Vie de laboratoire. La Production des faits scientifiques,
Paris, La Découverte, 1988
Bruno Latour, La Science en action. Introduction à la
sociologie des sciences, Paris, La Découverte, 2005
(1989)
Bruno Latour, Le Métier de chercheur. Regard d’un
anthropologue, Paris, INRA Editions, 1995
Bruno Latour, Politique de la nature. Comment faire
entrer la science en démocratie, Paris, Editions La
Découverte, 2004 (1999)
Jean-Louis Laville, Sociologie des services, Paris, Erès,
2005
Olivier Martin, Sociologie des sciences, Paris, Nathan,
2000
J. Panet-Raymond, D. Bourque, Partenariat ou paternariat
? La collaboration entre établissements publics et
organismes communautaires oeuvrant auprès des personnes
âgées à domicile, Université de Montréal,
Groupe de recherche en développement communautaire,
1991
Paul Ricoeur, Parcours de la reconnaissance, Paris,
Stock, 2004
Dominique Vinck, "La bonne science est-elle un produit
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Dominique Vinck, Sciences et société. Sociologie du
travail scientifique, Armand Colin, Paris, 2007
Max Weber, Wissenschaft als Beruf, 1917-1919, Le Savant
et le politique, une nouvelle traduction, trad. Catherine
Colliot-Thélène, Paris, La Découverte, 2003
[1] La Stratégie de Lisbonne, adoptée par l’Union
européenne en 2000, fait apparaître la notion de
"société de connaissance", dans laquelle le citoyen du
21e siècle devrait non seulement accéder aux connaissances,
mais aussi participer à leur production.
[2] En témoigne le discours du président de la
République Sarkozy : "Ce n’est pas à un organisme, si
grand, si respecté, et si puissant soit-il, de définir la
politique scientifique de notre pays. Ce n’est pas non
plus à un collège électif de scientifiques de décider de
cette politique, car la science ne doit pas fonctionner en
boucle fermée, elle doit rendre des comptes à la
société". Cérémonie en l’honneur du Professeur Albert
Fert, Orsay, 28 janvier 2008.
[3] Mouvement "Sauvons La Recherche", CIP, Groupe
Recherche et Société, 2004 : "Il ne peut y avoir de
recherche de qualité en dehors d’une recherche forte,
libre de ses choix et de ses modalités, dans la limite du
droit. Elle relève de la puissance publique. Cette liberté
s’inscrit dans le cadre des grandes orientations scientifiques
qui doivent être définies par une interaction entre
les acteurs de la recherche scientifique et les autres instances
de la société".
Christian Poncet, Jean-Pierre Mignot, "Politiques
publiques et implications organisationnelles dans le
processus historique d’industrialisation des connaissances",
in Marchandisation et connaissances,
Sciences de la Société, n°66, Presses Universitaires du
Mirail, 2005
M. Gibbons, C. Limoges, H. Nowortny, S. Schwartzman,
P. Scott., M. Trow, The New Production of Knowledge.
The Dynamics of Science and Research in Contemporary
Societies, London, Sage, 1994