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Penser à gauche. Figures de la pensée critique aujourd’hui

Collectif (avec la Revue internationale des livres et des idées), Editions Amsterdam, 2011, 512 pages, 21 euros.

avril 2011, par Pierre Thiesset

Dans la seconde moitié des années 1970, la pensée critique subit une cuisante défaite. Les « nouveaux philosophes », couronnés par les médias, occupent l’écran. Toute tentative de lutte sociale devient suspecte : la révolution ne peut aboutir qu’au totalitarisme, selon les intellectuels de cour. Le mouvement ouvrier est disloqué. La fièvre insurrectionnelle retombe. La « génération 68 » abandonne ses rêves de renversement du capitalisme pour s’y intégrer confortablement. Sa résignation devient complète après l’élection de François Mitterrand. Les ex tournent la page de la lutte et de la radicalité, l’« opportunisme comme forme unique de pensée » [1]. La décennie 80 glorifie la consommation, l’entreprise, la technologie, les gagneurs comme Tapie, le divertissement. Sartre et Foucault meurent. Les intellectuels dominants enterrent le tiers-mondisme pour lui substituer la charité, cherchent à faire oublier Marx. L’affrontement des idées s’efface pour laisser place à un grand consensus libéral. Qui culmine en 89, avec la chute du mur de Berlin et les célébrations du bicentenaire de la Révolution : "fin de l’histoire", "fin des idéologies".

Le grand cauchemar est-il terminé [2] ? « Après la longue, très longue atonie des années 1980, le conflit social semble refaire surface dans la dernière décennie du XXe siècle. » [3] Depuis les grandes grèves de 1995 en France, la critique regagne du terrain. Dans les luttes et dans la pensée. Les maisons d’édition contestataires sont florissantes, et les écrits non conformistes trouvent de l’écho. Alors que le capitalisme à bout de souffle ne parvient plus à faire croire aux lendemains qui chantent, une nouvelle subversion intellectuelle se déploie. Elle se caractérise par un grand éclectisme : dans ce fourmillement d’idées, il n’y a pas une figure incontournable qui fait autorité. « C’est sans doute à cela que l’on reconnaît les périodes de recomposition. » [4]

Avec Penser à gauche, les éditions Amsterdam nous offrent un voyage dans cette « constellation d’activistes, d’analystes, de chercheurs et de théoriciens [qui] s’essaye aujourd’hui à réarmer la critique de gauche » (p. 13). Sans prétendre à l’exhaustivité, cette somme de plus de 500 pages ouvre le débat autour de « figures de la pensée critique » et permet de nous réapproprier leurs travaux. Elle se compose d’analyses de livres et d’interviews, la plupart issus de La Revue internationale des livres et des idées, reconnue pour la qualité et l’exigence de son contenu avant sa mise en sommeil [5].

Ces articles, rédigés par des auteurs multiples, rendent compte de l’effervescence en cours : analyse de l’avènement du libéralisme, décryptage des politiques sécuritaires, de l’expansion géographique du capitalisme, présentation des résistances sud-américaines, de la politique du care, des communs, de la lutte pour la reconnaissance chère à Axel Honneth, revendication de la démocratie radicale... Le lecteur retrouve les inévitables théories de Michael Hardt et Toni Negri, « l’une des pensées critiques les plus influentes du moment » [6]. Rancière, Badiou et Zizek sont aussi présents, eux qui se situent « parmi les penseurs critiques contemporains les plus connus » [7].

Quand Anselm Jappe se réjouit du retour de Marx, dans un contexte favorable (« les ravages que produit le marché déchaîné, le clivage entre riches et pauvres qui croît à nouveau, la crise économique qui menace de nombreuses existences, même dans les pays “développés” », p. 132), Frédéric Lordon se penche sur la résurrection de Keynes après l’effondrement du mythe libéral. Daniel Bensaïd critique l’ouvrage de John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir. Luc Boltanski explique le rôle de la sociologie, Thomas Coutrot évoque l’économie sociale et solidaire. Tandis que les gender, subaltern et cultural studies – spécialités des éditions Amsterdam – donnent une voix aux sans voix : femmes musulmanes, luttes féministes, homosexuelles, postcolonialisme...

L’écologie, souvent délaissée par la « pensée de gauche » [8], occupe ici la place qu’elle mérite, dans une partie judicieusement intitulée « le temps de l’écologie politique et de la décroissance ». Des lectures d’André Gorz, d’Arne Naess et de sa deep ecology, ou du Manuel de transition après le pic pétrolier sont proposées. Michael Löwy présente l’écologie de gauche aux États-Unis, tandis que Stéphane Lavignotte est interviewé au sujet de la décroissance.

La richesse de cet ouvrage ne peut être résumée dans le cadre étroit de cet article. Composé d’une pluralité de points de vue, Penser à gauche offre de multiples entrées, laisse place au débat et refuse l’enfermement dans une pensée unique. Cette lecture stimulante élargit les perspectives en sortant du nombrilisme intellectuel franco-français pour s’intéresser à tous les continents. Ce livre remplit son objectif : c’est un astrolabe efficace pour se repérer dans la constellation critique. Un bon outil pour prendre part à la bataille des idées.


[1Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, Albin Michel, 1986, p. 20.

[2François Cusset, La décennie, le grand cauchemar des années 1980, La découverte, 2008.

[3Isabelle Sommier, Le renouveau des mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation, Flammarion, 2003, p. 15.

[4Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, La Découverte, Paris, 2010, p. 97.

[5Bonne nouvelle : cette revue reparaîtra en septembre. http://revuedeslivres.net/.

[6Ibid., p. 97.

[7Ibid., p. 202.

[8Ibid., p. 308.