Accueil > Les dossiers > De l’automne 2002 à l’été 2003, du n° 10 au 13 > N° 12 (printemps 2003) / Impasses du pacifisme ? > dossier : Impasses du pacifisme ? > Pour un pacifisme politique et juridique

Pour un pacifisme politique et juridique

avril 2003, par Bernard Ravenel

Selon toute vraisemblance, et à moins d’un retournement de situation encore possible, la guerre tant annoncée contre l’Irak aura été déclenchée au moment de la sortie de ce numéro.
Cette coïncidence temporelle ne fera que mettre en relief le tragique retard d’élaboration, théorique et politique, du mouvement pacifiste. En France ce retard du mouvement est particulier. Le mot même de pacifisme, au lieu de qualifier positivement, disqualifie. Il est immédiatement amalgamé à Munich, à la lâcheté des démocraties face au totalitarisme nazi ; et cette irresponsabilité est attribuée au courant pacifiste.
Le problème est qu’à ce moment-là n’existait pas d’instrument institutionnel susceptible d’appliquer un droit international encore très incertain pour bloquer la logique hitlérienne. A partir de ce moment, la réponse à la guerre voulue et déclenchée par Hitler ne pouvait être qu’une « guerre défensive juste ». Et c’est parce que la cause des justes a vaincu mais surtout parce qu’il fallait absolument éviter le retour de l’horreur que fut la deuxième guerre mondiale que les Nations unies se structurent et proclament avec leur Charte le caractère illicite de la guerre comme solution à tout conflit. Après Auschwitz et Hiroshima l’idée même de guerre juste fut en quelque sorte archivée.
Aujourd’hui, en 2003, la question de la guerre et de la paix ne s’est jamais posée de manière aussi dramatique depuis 1945. Si on estime raisonnable une « peur lucide » et si on estime comme en 1945 la guerre injustifiée et contraire au droit à la vie et au droit tout court, il nous faut au plus vite agir et débattre sur ce que doivent être les éléments centraux d’un « pacifisme actif » (Norberto Bobbio). Ce pacifisme actif suppose, à partir d’un bilan du pacifisme et d’une analyse de la situation actuelle, une élaboration qui articule étroitement le politique, le juridique et l’institutionnel.

Surmonter la crise du pacifisme

Il est clair que dans ses différentes formes d’expression et d’inspiration, religieuse ou laïque, le pacifisme comme mouvement et comme idéologie est en crise. Depuis que le mouvement de paix européen a remporté dans les années 80 une victoire contre les euromissiles soviétiques et américains, jouant un rôle non négligeable dans la fin de la guerre froide, force est de constater qu’ensuite nous avons assisté à un recours croissant à la force militaire surtout de la part des puissances occidentales avec un rôle moteur des Etats-Unis. Et puis l’émergence du terrorisme global a accentué la logique de guerre.
Face à cette évolution guerrière, le mouvement pour la paix a été dans l’incapacité d’acquérir une dimension politique susceptible de peser effectivement sur les décisions des pouvoirs. Le simple refus de la guerre a de moins en moins suffi à l’arrêter, de même que la simple invocation du droit. Au risque de perdre sa naïveté (vraie ou fausse) et son « innocence », il lui fallait entrer dans la mêlée de la politique avec une autonomie garantie à l’égard des partis. Ce ne fut pas le cas. En même temps, après un court espoir pour l’O.N.U. en 1989-1990 - son Assemblée générale n’avait-elle pas en 1990 proclamé la décennie 1990 comme celle du droit international...- on assiste à son impuissance croissante face à l’escalade des destructions et des morts. Aussi grave a été la formation dans les opinions publiques occidentales d’un large consensus en faveur de la guerre menée par les Américains. La conséquence directe en a été l’effondrement du droit international. S’il est vrai que le droit est la négation de la guerre, le contraire est aussi vrai : la guerre est la négation du droit et sa relégitimation équivaut à une délégitimation de tout l’édifice construit avec l’ONU et à une régression à l’état sauvage des relations internationales. Avec la guerre annoncée contre l’Irak, on en arrive au point que son objectif central semble être la légitimation d’elle-même.

Unilatéralisme et pouvoir global des Etats-Unis

Il faudrait remonter à la guerre du Golfe de 1990-1991 pour resituer l’itinéraire qui a abouti à l’unilatéralisme actuel des Etats-Unis. Mais, surtout, on doit s’interroger sur le sens politique de cette évolution qui, d’ailleurs, on le sait, ne se cantonne pas au domaine militaire (refus des protocoles de Kyoto, de la Cour pénale internationale, etc.) Pour l’essentiel, on peut considérer que la dynamique économique et politique qui porte la guerre aujourd’hui est celle de l’intégration globale sous le signe du libre marché et sous la direction des Etats-Unis. Plus précisément, avec la logique américaine, on est en présence de l’émergence d’un système politique « impérial » qui, à l’époque de la globalisation, revendique logiquement une dimension planétaire. La zone d’ « intérêts spéciaux » des Etats-Unis coïncide avec la planète y compris l’atmosphère et bientôt avec l’espace extra-terrestre...

A partir de ce global power, les Etats-Unis se proposent donc de promouvoir l’ordre politique et le développement économique du monde. Ce qui suppose remplir des fonctions de contrôle militaire, de « pacification armée », d’arbitrage et de diplomatie coercitive sur le monde entier. L’objectif : assurer la direction et l’expansion de l’économie de marché avec en priorité les intérêts nationaux, tout en garantissant aux puissances industrielles l’accès aux ressources énergétiques, la liberté des échanges, la stabilité des marchés financiers et la place du dollar comme monnaie de réserve pour tous les pays du monde.

Par conséquent, la coercition politico-militaire doit être directement exercée par les Etats-Unis, non pas contre les pays pauvres (s’il y a révolte on peut toujours utiliser et encadrer des troupes alliées) mais contre des pays qui envisagent une développement national ou régional plus ou moins autonome susceptible de mettre en question le rôle global du leadership américain. Et comme il faut désormais se conquérir un consensus, on célèbre l’universalité de la doctrine des droits de l’homme et on arrive alors à organiser et à mettre en scène des « guerres humanitaires » et à donner vie à des tribunaux pénaux internationaux ad hoc.

Mais pour que ce pouvoir impérial fonctionne et puisse décider par lui-même contre qui il estime nécessaire de mener une guerre, il doit éviter de se fixer des règles générales ou de s’engager au respect de règles générales. Le pouvoir impérial est incompatible tant avec le caractère général et abstrait de la loi qu’avec l’égalité formelle des sujets de l’ordre international. C’est même pour cela qu’a été relancée la doctrine - médiévale ! - de la « guerre juste » bellum justum qui permet à un pouvoir s’auto-proclamant au-dessus des autres de décider souverainement de la guerre avec des arguments essentiellement moraux pour la légitimer. D’où l’importance d’une politique sophistiquée de communication pour persuader l’opinion de son bon droit...Et il est de fait que s’est développé dans l’opinion un processus efficace de normalisation-légitimation qui aboutit à considérer la guerre comme un instrument légitime de solution des conflits internationaux. En quelque sorte une culture de la guerre.
C’est tout cet ensemble de données qu’il faut prendre en compte si l’on veut sérieusement penser une alternative à l’actuelle logique de guerre.

L’alternative de la paix

Face à l’avènement d’un monde impérial, la construction d’un mouvement pacifiste global doit partir d’une stratégie politique et juridique explicite et claire.

Une stratégie politique, un pacifisme politique

L’objectif d’ensemble est de créer les conditions politiques qui empêchent les Etats-Unis d’employer arbitrairement la force ou qui en rendent l’usage de plus en plus difficile et coûteux. Cela suppose en même temps de bloquer ou de renverser graduellement la logique actuelle de globalisation économique qui mène à une augmentation constante des inégalités. Il s’agit aussi de combattre tout consensus acceptant la perspective d’un gouvernement impérial du monde et dans le même temps d’opérer pour que s’affirme un système international multipolaire : une sorte de régionalisme polycentrique qui réduirait l’asymétrie des forces.
Pour qu’un système international fondé sur le droit puisse maîtriser l’usage de la force en le soumettant à des procédures établies et à des règles générales, la condition est qu’aucun sujet du système mondial puisse, du fait de son écrasante supériorité, être considéré comme pouvant se dispenser du respect de la loi générale. Ce qui se passe sous nos yeux dans la confrontation Europe/Etats-Unis sur l’Irak illustre parfaitement cette perspective. La réalisation d’un monde moins violent, moins impitoyable, passe par l’affranchissement de l’Europe de la tutelle des Etats-Unis. Une autonomie de l’Europe appuyée sur un projet politique et juridique fort ne peut que favoriser une réduction de l’utilisation arbitraire de la force internationale et atténuer l’oppression des peuples les plus faibles, à commencer par le peuple palestinien.

Une stratégie institutionnelle, un pacifisme juridique
S’opposer à la logique politique de guerre permanente suppose aussi de s’interroger sur les éléments juridico-institutionnels nécessaires pour construire une logique de paix. Il faut donc d’abord faire un bilan lucide de l’O.N.U., de sa Charte, de ses institutions

L’héritage
On doit alors distinguer les principes et les instruments pour leur mise en œuvre.
Concernant les principes, on peut dire qu’ils sont d’une clarté générale remarquable. A commencer par celui, essentiel, de la répudiation de la guerre, en continuant par celui de l’obligation de développer entre les nations des relations fondées sur l’égalité des droits et par celui de l’obligation de résoudre les conflits internationaux par des moyens pacifiques en s’abstenant de l’usage et même de la menace de l’usage de la force... Et puis il y a aussi la reconnaissance que la paix est fondée sur des conditions de stabilité, de bien-être et que, par conséquent, la coopération internationale est obligatoire pour permettre la résolution des problèmes économiques et sociaux.
En fait, la Charte établit un lien direct entre satisfaction des droits politiques, civils, économiques et sociaux, pour tous les hommes et toutes les femmes, et promotion de la paix.
On peut alors mesurer le caractère révolutionnaire que constitue cette énonciation de principes pour la politique internationale. Jusque là celle-ci pouvait librement pratiquer la guerre et la paix, le coup de force et la négociation. Désormais, des conditions politico-éthiques commencent à entrer dans le droit international qui entend ainsi constituer un nouveau sens juridique international qui se pose comme nouvel horizon pour les rapports entre les nations.
Mais les instruments mise en place pour appliquer ces principes sont beaucoup moins innovants et marqués par l’incertitude et même l’incohérence. Rappelons-en quelques exemples : faiblesse de la représentation populaire, Assemblée générale formée uniquement de représentants des gouvernements, en majorité non démocratiques, répartition injuste des fonctions entre l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité avec le pouvoir exorbitant des cinq membres permanents. Sans oublier l’absence d’attribution à l’O.N.U. de pouvoirs de décision dans les domaines économique et juridique alors que la Charte proclame le principe de la justice comme base de la paix...
Cependant on ne peut être qu’impressionné par l’énorme pas en avant réalisé par rapport au passé. Tout dépend alors de l’interprétation et de l’application de la Charte. Mais en dernière analyse, beaucoup dépend du rapport des forces politique.
En tout état de cause, un pacifisme institutionnel est né, fondé sur une juridiction internationale obligatoire. On sait ce qu’il en est advenu avec la guerre froide qui a bloqué les pouvoirs d’intervention de l’O.N.U. De même, malgré la Charte des droits économiques et sociaux adoptée en 1974, l’O.N.U. n’est pas à même d’organiser la coopération entre les Etats. On connaît la suite : après la brève illusion des années 89-90, c’est la guerre du Golfe et c’est l’affirmation de l’unilatéralisme américain, en résumé c’est l’abandon du sens juridique fondamental que voulait fonder la Charte.

Réhabiliter et renforcer l’O.N.U.
Dans le contexte actuel, il paraît réaliste et nécessaire de relancer la mise en œuvre de la principale garantie de la paix prévue par la Charte de l’O.N.U : l’institution de la force de police internationale sous la « direction stratégique » du « comité d’état-major » prévu par l’article 47 dans la perspective, plus actuelle que jamais, de la formation graduelle d’un monopole juridique de la force sous l’autorité des Nations unies. Il faut alors préciser et rappeler la différence entre usage légitime de la force par l’O.N.U. et guerre. La différence est radicale. La guerre est conceptuellement et pratiquement un usage démesuré et non contrôlé de la force visant à l’anéantissement de l’adversaire et destiné inévitablement à frapper aussi les populations civiles. Par contre, l’emploi légitime de la force se limite aux seuls cas où elle est nécessaire pour minimiser la violence et maintenir la paix. En somme, la nécessité du droit formulée par le pacifisme juridique n’équivaut pas en effet à la renonciation à l’usage de la force. Au contraire, le droit est la régulation de la force : il garantit que son emploi ne frappe pas les innocents ; un organisme tiers et au-dessus des parties doit en avoir le monopole juridique. En un mot, le droit est la négation de la guerre comme la guerre est la négation du droit. Il en dérive que non seulement la guerre unilatéralement décidée par un ou plusieurs Etats est en tout cas illégitime mais est aussi illégitime une guerre autorisée par l’O.N.U.
Il paraît évident que si on avait mis en œuvre ces normes du chapitre VII de la Charte, non seulement on aurait évité beaucoup de guerres de cette dernière décennie, mais la guerre contre l’Irak n’aurait même pas été envisagée. Et puis, bien entendu, à toute police internationale doit correspondre une justice internationale effective. C’est tout l’enjeu de la Cour pénale internationale.
D’autre part, comme l’affirme la Charte, la construction de la paix suppose d’affronter les problèmes-clés que sont l’alimentation de base, l’eau et l’accès aux médicaments essentiels. Ceci requiert la création ou le renforcement en moyens et en pouvoir d’institutions internationales comme la F.A.O. ou l’O.M.S. En matière de protection de l’environnement, de garantie du droit à l’éducation, du droit au logement, des institutions devraient être créées avec les moyens nécessaires. Et se repose alors la question d’une fiscalité mondiale.

La crise actuelle du droit international est un défi pour la raison politique comme pour la raison juridique. Nous ne pouvons pas nous permettre le luxe d’être pessimistes, de considérer la paix comme impossible et la guerre comme inévitable, une sorte de philosophie déterministe et naturaliste. Ce serait une abdication de la raison.
Nous devons être conscients qu’en dépit de tous les échecs, un cours différent de l’histoire est toujours possible. Ce cours dépend comme toujours du rôle que peuvent jouer la politique et le droit, c’est-à-dire l’action consciente de l’ensemble des citoyens du monde. Aujourd’hui, le droit international - l’O.N.U. - constitue la seule alternative rationnelle à un avenir de guerre, de terrorismes, de violations massives des droits humains. L’O.N.U. n’est pas une institution extra-terrestre, son impuissance mais aussi son avenir dépendent uniquement de la volonté politique des pays qui la composent.
La globalisation ne peut être seulement celle de l’économie et de la militarisation ; elle doit être celle des droits et de la politique. Elle suppose la construction d’une sphère publique internationale dotée d’institutions de garantie des droits et de la paix. Tel est l’horizon d’un mouvement global altermondialiste pour la paix à la hauteur des défis de la période.

11 mars 2003