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L’écologiste sceptique

lundi 16 mai 2005, par Jean Zin

Une lecture critique du livre best seller de Bjorn Lomborg, statisticien, ex membre de Greenpeace et pourfendeur des "fausses certitudes" de l’écologie.

L’écologie politique est-elle possible ? La question se pose. En effet, l’écologie ne peut se réduire à l’idéologie. L’idéologie est toujours nécessaire en politique comme représentation de nos finalités communes et de nos valeurs partagées. Ainsi, on ne peut se passer d’une idéologie "écolo" porteuse de "convivialité", d’autonomie et de responsabilité, mais l’écologie implique aussi un matérialisme des équilibres fragiles, des ressources limitées, des seuils de pollution, du négatif de notre production enfin, qui ne s’accommode guère d’idéologies ni de simples bonnes intentions. Non seulement l’écologie-politique a besoin de données fiables et doit s’appuyer sur la recherche scientifique, mais elle doit préserver la complexité et la diversité des différents milieux. C’est une mission impossible car la complexité est incompatible avec la communication de masse et la propagande politique. Le simplisme et l’exagération ont toujours l’avantage en terme de message. Nous n’avons pas le choix pourtant et nous devons nous affronter à cet impossible, du moins il faut en prendre toute la mesure...

On devrait se persuader qu’il y a toujours quelque chose à apprendre de ses adversaires, et tout écologiste se devrait d’être sceptique. On doit donc se réjouir de voir enfin traduit en français le "best-seller mondial" de Bjorn Lomborg L’écologiste sceptique, dont l’édition originale date de 1998 (révisé en 2001 et sorti en France en 2004 au Cherche Midi). L’auteur dégage une odeur de souffre, considéré comme un traître à l’écologie par les militants alors qu’il prétend avoir participé aux campagnes de Greenpeace et se voudrait le seul véritable écologiste, vérifiant nos fausses certitudes et rétablissant nos priorités d’action ! Ancien professeur de statistiques en sciences politiques à l’université de Aarhus au Danemark, et directeur de l’Institute for Environmental Assessment à Copenhague, ses cibles principales sont le Worldwatch Institute de Lester Brown, l’ancien vice-président Al Gore et le protocole de Kyoto.
C’est un très gros livre, de plus de 600 pages, qui prétend couvrir la plupart des questions liées à l’état de la planète, et ceci uniquement par l’analyse des statistiques disponibles. Le résultat témoigne des limites du procédé et des risques d’une transdisciplinarité mal maîtrisée. On est loin de l’objectivité recherchée, la plupart de ses analyses témoignant du parti pris de l’auteur, persuadé que "le monde est vraiment magnifique" (p. 616), que tout va de mieux en mieux, que le marché et la croissance continueront à nous porter vers un progrès radieux... Tout irait même tellement bien que nous en aurions honte, et ce ne serait qu’un effet du puritanisme protestant de prétendre le contraire ! On croit rêver. Un film comme Le cauchemar de Darwin devrait pourtant nous ramener à la triste réalité mais on comprend le soutien qu’il a trouvé parmi les libéraux et tous ceux qui veulent dénigrer l’écologie tout en sachant qu’ils ne peuvent plus éviter d’en tenir compte. Le livre fournit une synthèse de tous les contre-arguments qu’on pourrait nous opposer. Voilà déjà une raison suffisante pour inciter tous les écologistes à le lire, mais on doit bien avouer que, malgré des erreurs manifestes, il y a malgré tout une part de vrai dans sa réfutation du pessimisme excessif des écologistes, suscitant l’adhésion de certains scientifiques, certes parmi les plus scientistes (signataires de "l’appel de Heidelberg", du "consensus de Copenhague" ou, encore, Claude Allègre qui préface l’ouvrage). L’avantage est de nous sortir de l’idéologie pour nous ramener à l’examen des faits, et la situation n’est pas aussi désespérée que le combat écologiste pouvait nous le faire imaginer. Il n’est pas mauvais de tempérer un peu le catastrophisme habituel des discours écologistes, traités par Lomborg de "litanie", et sur lequel on aurait bien tort de se reposer, outre que cela ne fait pas une politique.

On peut accorder, en effet, que tout ne va pas plus mal et que notre sort paraît bien plus enviable que celui des générations précédentes sur de nombreux plans (violence, hygiène, espérance de vie, démocratie, place des femmes, libertés, formation, etc.). Le meilleur argument de l’optimisme scientiste est incontestablement la diminution de la faim dans le monde (en Chine et en Inde surtout). Ce n’est pas rien. C’est un fait qui témoigne, avec l’augmentation considérable de l’espérance de vie, d’un progrès réel qu’il faut poursuivre. Il est à noter pourtant que les suicides progressent aussi... En tout cas, même sur le plan environnemental, il semble bien que la situation n’était pas meilleure il y a 50 ans, que ce soit la pollution des grandes villes, des sols ou de l’eau. C’est d’ailleurs en grande partie parce qu’il y a eu prise de conscience écologiste, malgré ce qu’il prétend, et il n’est pas mauvais de montrer qu’on peut améliorer effectivement les choses.

Ce qui s’aggrave manifestement, au niveau global, c’est la crise de l’énergie et surtout l’effet de serre. Lomborg souligne avec raison le défi gigantesque que représente la lutte contre l’effet de serre. Une réduction conséquente des émissions de CO2 devrait nous amener à changer assez radicalement nos modes de vie et de production alors que c’est une bataille perdue d’avance puisqu’on n’empêchera plus le réchauffement : désormais, on ne peut qu’en limiter faiblement les dégâts ! Il serait bien fou pourtant de ne pas le faire, à cause d’un coût jugé trop élevé, et d’en sous-estimer les conséquences (avec de probables effets de seuil), mais ce n’est certes pas un simple petit ajustement à la marge.

On ne peut que donner raison à l’auteur lorsqu’il met en évidence que la misère constitue le plus grave des problèmes écologiques, avec celui de l’approvisionnement en eau et les épidémies. C’est un point important même s’il faut être conscient que les politiques de développement ne font souvent qu’empirer les choses et transformer la pauvreté traditionnelle en misère ! Par contre, il est sans doute faux de considérer que la lutte contre l’effet de serre se ferait forcément au détriment de la lutte contre la pauvreté alors qu’elles ne s’appuient pas sur les mêmes ressorts et que ce ne sont pas les mêmes ressources qu’il faut mobiliser, voire que l’une peut profiter à l’autre. La comparaison coûts-bénéfices, employée à tout propos, se révèle complètement inappropriée ici. Ce n’est pas la seule affirmation contestable du livre.

Le livre regroupe de très nombreuses statistiques, ce qui constitue son principal intérêt. Un nombre assez restreint d’entre elles somme toute a pu être contesté par les spécialistes concernés (voir les sites ci-dessous) mais, sans être fausses, les statistiques peuvent mener à plusieurs types d’erreurs d’interprétation : 1) Celle de lisser des données trop hétérogènes, ramenant des valeurs extrêmes à une moyenne trompeuse. 2) Celle de vouloir s’appliquer à des phénomènes non-linéaires. En effet, ce n’est pas parce qu’une catastrophe apparaît d’ordinaire très improbable qu’elle ne se produira pas (accident nucléaire, krach boursier ou tsunami). 3) Celle de prolonger des tendances passées qui s’épuisent ou se retournent (l’augmentation de la population, de l’espérance de vie, de la richesse, etc.), ce qu’on peut reprocher tout autant à nombre d’écologistes. 4) Enfin le choix des statistiques et des périodes de référence reflète les parti-pris de l’auteur (qui a été accusé de présenter des "données biaisées", en particulier sur les forêts ou la biodiversité). Le principe est simple. Lorsqu’une statistique ne va pas dans son sens, il la contredit et l’explique par d’autres statistiques, avec des corrélations plus ou moins évidentes, alors qu’il arrête l’analyse lorsqu’une statistique le confirme dans ses préjugés ! On ne saurait même pas le lui reprocher, chacun procédant de la même façon en ces matières, y compris les organisations écologistes.

C’est ce qui fait de toute statistique un point de vue partiel sur le monde, mais cela amène Lomborg à vouloir démontrer par exemple que les pesticides (oestrogènes chimiques la plupart du temps, servant d’insecticide comme le DDT) ne sont pas responsables de l’augmentation des cancers du sein (entre autres), jusqu’à prétendre qu’en permettant une augmentation de la production de légumes, les pesticides serviraient à lutter contre le cancer (puisque les légumes diminuent effectivement les risques de cancers) ! Il veut nous persuader aussi qu’il n’y aurait pas de différence entre oestrogènes chimiques et naturels (p. 402), ce qui est on ne peut plus faux puisque les oestrogènes chimiques sont très cancérigènes alors que les oestrogènes naturels protègent plutôt du cancer ! Tout cela dans la plus grande ignorance des progrès de productivité de l’agriculture biologique, allant jusqu’à prétendre que supprimer les pesticides rendrait les légumes hors de prix et suffirait à réduire dangereusement leur consommation...

Impossible de passer en revue tous les sujets traités et les distortions de la réalité dont ils font l’objet (on peut rire aujourd’hui de son assurance que le pétrole n’augmentera pas) mais si on ne peut qu’être déçu par ce qui s’apparente souvent à de la (mauvaise) foi, ce n’est pas sans nous confronter à nos propres exagérations et parti pris. Par exemple, il est très instructif de comparer la terrible dangerosité du tabac (une des premières causes de mortalité) par rapport à celle des pollutions ordinaires (p. 592). Surtout, il faut bien admettre que la plupart des projections catastrophistes se sont révélées fausses jusqu’à présent, et ce depuis Malthus opposant une prétendue progression géométrique de la population à la simple progression arithmétique de la nourriture. On sait aujourd’hui qu’on peut nourrir toute la planète, ce n’est qu’une question de distribution car il y a plutôt surproduction agricole. La méthode consistant à vouloir déconsidérer l’écologie à partir des outrances de quelques-uns ou des prévisions alarmistes du rapport de Rome n’est certes pas nouvelle mais il est tout de même salutaire de réfuter les visions apocalyptiques de l’état de la planète et de revenir sur de fausses évidences qui relèvent plus du dogme théorique. De toutes façons, reconnaître les résultats positifs obtenus par les réglementations écologiques est plutôt encourageant et ce n’est pas parce que ce n’est pas la fin du monde qu’on ne doit pas se préoccuper d’améliorer notre environnement. C’est maintenant qu’il faut agir, avant qu’il ne soit trop tard.

S’imaginer que tout est sous contrôle serait bien irresponsable alors que tant de richesses naturelles sont détruites quotidiennement et qu’il y a encore des régions entières qui se dégradent à grande vitesse. Contrairement à ce que prétend Claude Allègre, il ne s’agit pas d’être pour ou contre la science ou le progrès, ni d’avoir peur de l’avenir ou de prendre des risques. C’est le progrès des sciences et de l’information qui suscite un légitime souci de l’avenir ainsi qu’une plus grande sensibilité aux inégalités mondiales aussi bien qu’aux menaces écologiques globales. Non seulement les progrès réalisés relativisent les progrès à venir et amplifient la sensibilité à leurs nuisances, c’est ce que Ulrich Beck appelle la "modernité réflexive" dans La société du risque, mais la puissance démesurée de la technique et de la science nous expose à des destructions potentielles d’un tout autre niveau que les accidents industriels du siècle dernier. Le principe de précaution s’impose pour des raisons scientifiques. C’est un progrès de la science de reconnaître l’étendue de notre ignorance et non l’appel à un quelconque obscurantisme justifiant des peurs irrationnelles (qui existent aussi). L’obscurantisme est plutôt dans la croyance qu’il n’y a pas de limite à la croissance et dans la confiance excessive envers "la main invisible" du marché ou la toute-puissance de la science.

Rien de plus dangereux que cette disparition du politique au profit d’une technocratie "écologique", au-dessus des populations, et l’approche purement comptable des enjeux écologiques. Ce sont les mêmes critiques qu’on doit faire au catastrophisme écologiste et l’illusion qu’on serait forcé de changer de système de production qu’on le veuille ou non à cause d’un épuisement rapide de nos ressources (se substituant au mouvement forcé de l’Histoire pour justifier une dictature s’il le faut !). Aussi étonnant que cela puisse paraître, il y en a encore pour longtemps, même avec le développement de la Chine, et si on connaît bien une crise du pétrole, l’énergie solaire au moins sera toujours abondante, ce n’est guère plus qu’une question de prix. La dimension politique de l’écologie ne peut se réduire au catastrophisme, ni à une dangereuse "éthique de la peur", alors qu’elle réside au contraire dans la construction collective d’un avenir commun, dans un projet écologiste, une économie relocalisée et le développement humain. Ce n’est pas tant une question de survie que de "qualité de la vie" et de convivialité. Le principal intérêt de ce livre est sans doute de nous aider à prendre nos distances avec cette vision catastrophique de l’écologie-politique, à condition de ne pas tomber pour autant dans un optimisme irresponsable face à des menaces bien réelles. Le difficile comme toujours est de tenir la juste mesure.

Jean Zin

Liens : http://www.lomborg-errors.dk/error_catalogue.htm
http://www.anti-lomborg.com/