Accueil > Les dossiers > De l’automne 2001 à l’été 2002, du n° 6 au 9 > N° 6 (automne 2001) / quelle politique de l’education ? > Dossier : pour une écologie du mammouth > L’éducation permanente : un paradigme perdu ?

L’éducation permanente : un paradigme perdu ?

vendredi 6 mai 2005, par Bernard Liétard

Maître de conférences à la chaire de formation des adultes du CNAM, militant de longue date d’une formation centrée sur la personne en formation et non sur les demandes du marché, Bernard Liétard nous expose ici les principales questions soulevées par la notion d’ "éducation tout au long de la vie".

Le New Deal économiste : du capital humain au "Lifelong-learning"

En 1973, l’OCDE présente le concept "d’éducation récurrente", caractérisée "par la distribution de l’enseignement sur toute la vie de l’individu grâce à une sorte de roulement, c’est-à-dire une alternance, avec d’autres activités, le travail en premier lieu, mais aussi avec les loisirs et la retraite". Cette nouvelle stratégie éducative se voulait une alternative à l’expansion d’un système éducatif à plein temps axé sur la jeunesse et une réponse à la crise. Nous sommes toutefois loin des finalités de l’éducation permanente : développement personnel, développement culturel, éducation mutuelle, formation des citoyens, réduction des inégalités, etc. Ce projet était résumé par Bertrand Schwartz, incarnation des rêves de l’époque, dans le premier numéro (mars 1969) d’Education Permanente : "nous fixerons comme objectifs à l’éducation permanente de rendre capable toute personne de devenir agent de changement, c’est-à-dire de mieux comprendre le monde technique, social, culturel qui l’entoure et d’agir sur les structures dans lesquelles elle vit et de les modifier". Car le projet d’éducation récurrente s’appuie sur une rationalité économique autour de thèmes porteurs, développés par ailleurs par l’OCDE, comme productivité, progrès technique et investissement sur le capital humain. La fin des années 60 et le début des années 70 constituent d’ailleurs une période charnière, un moment de bascule, au travers du vote des lois de 1971 sur la formation continue, où s’introduit dans les programmes éducatifs une référence économiste, qui phagocytera progressivement le champ de l’éducation.
Vingt ans plus tard, l’Europe reprenait officiellement cette idée et commençait à parler dans plusieurs études, notamment du CEDEFOP, de "continuum entre l’enseignement
obligatoire, la formation initiale et continue, l’éducation des adultes".
On y observe une tendance significative à rompre avec la juxtaposition traditionnelle des formations initiales et ultérieures au profit du développement d’une éducation continue avec des périodes d’apprentissage disséminées tout au long de la vie.
Dans un tel contexte, la prolongation d’une scolarité obligatoire initiale, fondée sur la transmission de l’héritage des connaissances acquises, n’apparaît plus comme une stratégie éducative pertinente : les dispositifs de formation initiale et continue seraient censés réfléchir en termes de qualification et d’insertion évolutives, leur mission essentielle étant de produire de la mobilité, "d’apprendre à apprendre", de préparer les esprits à produire du savoir, à mobiliser leur potentiel, d’aider les individus, dans un monde évolutif et incertain, à construire leur identité sociale et professionnelle. Ceci introduit, à partir de 1996 (d’ailleurs proclamée année européenne pour la formation tout au long de la vie) l’idée devenue à la mode du "lifelong learning". Ce projet éducatif trouve une synthèse achevée sous la forme d’un Livre blanc paru en 1995 et prolongé par un Memorandum en 2000, suite aux Conseils européens de Lisbonne et Feira. Ce Livre blanc présente l’éducation et la formation tout au long de la vie comme un enjeu pour le XXIème siècle face aux trois chocs majeurs, selon ses auteurs, auxquels l’économie et la société européenne sont confrontées :

– la mondialisation de l’économie : face à une circulation sans précédent des capitaux, des biens et des services, l’Europe, niveau de plus en plus pertinent d’intervention, se doit d’élever le niveau général des qualifications sous peine de l’aggravation des effets du chômage et de l’apparition d’une fracture sociale ;

– l’émergence d’une société de l’information : l’évolution des technologies de l’information et des télécommunications impliquent une adaptation de chacun non seulement à de nouveaux outils techniques, mais aussi à la transformation de l’organisation et des conditions de travail ;

– les bouleversements scientifiques et techniques : l’accélération continue du développement des connaissances scientifiques et la diffusion des outils techniques peuvent être perçus aujourd’hui par certains citoyens comme une menace. D’où l’importance fondamentale de l’éducation et de la formation tout au long de la vie pour que chacun-e puisse acquérir de manière continue les compétences dont il/elle a besoin pour assurer tout à la fois son épanouissement personnel et son rôle dans le développement économique et social de la société.

Pour résumer le constat, les changements en cours ont entraîné une modification des compétences nécessaires et des systèmes de travail qui nécessitent des adaptations considérables, d’où l’importance de la gestion par les individus de leurs compétences tout au long de leur vie et d’un accès continu au savoir, qui leur serait grandement facilité par la société de l’information. D’inspiration libérale, ce projet fait une place privilégiée au développement des compétences : l’individu y devient le principal constructeur de sa qualification et donc responsable de son sort. Enfant des travaux de l’Union Européenne sur la croissance, cette orientation éducative vers la "société cognitive" est aussi censée apporter des réponses à la perte de compétitivité, même en période de croissance, des pays européens, y compris en sous-entendant que seuls les emplois dits "qualifiés" ont droit de cité chez nous, les autres étant impitoyablement délocalisés.

Les nouveaux "dix commandements"

Les conséquences de ce projet européen de "société cognitive" sur les agents éducatifs pourraient donc être résumées en dix commandements :

1 - TU RAPPROCHERAS ECOLE ET ENTREPRISE ET TU PRATIQUERAS L’ALTERNANCE

2 - TU DEVELOPPERAS QUALITE DE LA FORMATION ET SATISFACTION DU CLIENT

3 - TU TRAVAILLERAS EN PARTENARIAT ET EN RESEAUX

4 - TU UTILISERAS LES NOUVELLES TECHNOLOGIES DE L’INFORMATION

5 - TU RELEVERAS LE DEFI DES MUTATIONS TECHNOLOGIQUES ET SOCIALES

6 - TU Y ADAPTERAS LES APPRENANTS PAR LE DEVELOPPEMENT DES COMPETENCES

7 - TU AIDERAS L’APPRENANT A RECONNAITRE ET GERER SES ACQUIS

8 - TU MODERNISERAS SANS EXCLURE

9 - TU MAITRISERAS AU MOINS TROIS LANGUES ET L’INFORMATIQUE

10 - TU TE FORMERAS TOI-MêME TOUT AU LONG DE LA VIE

Comme la langue d’Esope, ce projet peut donc être la meilleure et la pire des choses selon ce qu’en feront les acteurs et le contexte.
Certes, la réconciliation, amorcée en France depuis le milieu des années quatre-vingts, entre "école et entreprise", le développement de l’alternance et la valorisation des filières professionnelles constituent des avancées indéniables pour la mise en valeur d’une culture professionnelle souvent méprisée face aux "savoirs savants". Il convient pourtant d’éviter le balancier qui privilégierait le fonctionnel au détriment du culturel et de la formation générale.
Même si les démarches "qualité" appliquées à la formation peuvent améliorer sensiblement l’offre de formation en prenant en compte la demande du "client" et sa satisfaction, il est nécessaire de se demander qui est le/la clien-t-e ? Celui/celle qui commandite, celui/celle qui paie ou celui/celle qui se forme ? La place effacée de ce-tte dernier-ère, constatée dans de nombreuses études, situe clairement les enjeux en-dehors de la tradition humaniste. Il en est de même de l’idéologie sous-jacente d’un système sous contrôle à prétention universelle, capable de constituer le cadre de référence incontournable à toute action de formation, ainsi réduite à une banale prestation de service.
L’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC pour les initiés) dans le cadre de formations ouvertes et à distance (FOAD pour les branchés) constitue un nouveau mode de production de la formation prometteur, qui relativise la "stagification traditionnelle" de la formation. Le développement actuel de l’"e-formation", la Cinq ou la validation des acquis d’expérience témoignent qu’on peut apprendre "autrement". Mais il faut éviter l’illusion technologique en développant des systèmes flexibles à la fois ouverts sur l’environnement et centré sur l’apprenant.
De manière générale, dans le rapport de forces social actuel, il est à craindre que soit privilégié l’économique par rapport au social, le "learning", même "open", par rapport à l’éducation. Le nouveau paradigme européen de la "société cognitive" laisse en effet à penser que le développement personnel ne prend son sens que par rapport aux exigences économiques, domaine d’une contrainte incontournable et consentie. Laisser croire que la gestion personnelle de ses compétences et le développement de projets permettront à l’individu de se libérer des dures lois de l’économie de marché est une forme de leurre, qui responsabilise les individus sur leur réussite comme sur leur échec. Il est en effet facile de renvoyer sur la responsabilité individuelle des responsabilités collectives de plus en plus mal assumées au niveau de la société comme l’exclusion ou le chômage.
On retrouve cette ambiguïté dans le développement actuel de politiques de reconnaissance des acquis et de personnalisation des parcours de formation : elles sont certes au service du développement personnel, mais elles s’inscrivent aussi dans un nouveau mode de management social, pertinent dans une société duale et égologique du "chacun-e selon son mérite", du "chacun-e pour soi" dans un contexte de "lutte des places" pour reprendre la formule de Vincent de Gaulejac. On notera que Tocqueville constatait déjà au XIXème siècle dans la société américaine, cet égoïsme assumé, devenu vertu et rebaptisé individualisme.

"Les temps changent"

Si on résume l’évolution constatée, les politiques sociales et la culture traditionnelle ont donc été supplantées depuis les années quatre-vingts par une nouvelle culture économique et technologique autour de thématiques comme innovation technologique, compétitivité, mondialisation des marchés, autoroute électronique, mondialisation de l’information et de la communication, etc., où prime la compétitivité nationale et internationale, ainsi que l’économie. Le monde de l’éducation est touché par ce mouvement et la France connaît des évolutions voisines de celles constatées dans la plupart des pays industrialisés : coupures budgétaires, qui ont affecté particulièrement les secteurs vulnérables de l’éducation des adultes, et inféodation progressive de l’éducation aux besoins économiques, au marché du travail et aux politiques de l’emploi, ce qui modifie ses objectifs et les valeurs qui y sont rattachées ainsi que ses modes de gestion et d’organisation.

Nous y ajouterons des interrogations de base sur la formation nées d’une série de désillusions, qui ont pu faire parler de crise ou de fin d’un mythe : la formation est-elle utile, utilisable et utilisée ? Son impact est-il à la hauteur de son coût financier et social ? A quoi sert-elle ? Quelles évolutions peut-on rêver pour un projet éducatif au XXIe siècle ?

J’ai pour ma part acquis finalement la conviction, qu’en ce début de XXIe siècle, il s’agit moins de donner un nouveau souffle à la formation que de guérir un grave souffle au coeur. Dans une société où le contrat social traditionnel, hérité du siècle des Lumières, ne fonctionne plus, où développement des personnes et progrès technique ne vont plus de pair, où une promotion sociale ascendante n’est plus assurée ni pour soi ni pour ses enfants, où la mobilité devient la règle, les filiations historiques peuvent jouer un rôle de justification idéologique, face à des pratiques dont les finalités et les moyens sont parfois opposés aux valeurs de projets anciens marqués par la tradition humaniste. Condition sine qua non pour moderniser sans exclure, il serait temps que la formation retrouve une autonomie suffisante pour revenir à sa mission principale de développement personnel et d’éviter de se réduire à un des moyens d’une nouvelle forme de management social d’une société libérale et d’une économie mondialiste, qui se développe au détriment de l’humain et du social.

Pour un nouveau projet pédagogique

Dans ce nouveau contexte complexe, évolutif et incertain, la conduite de la formation sera remise en cause dans ses paradigmes, dans ses approches et dans ses méthodes. "L’ingénierie éducative" triomphante devrait laisser progressivement sa place à un mode de management à caractère pluraliste qui saura tenir compte du flou, des incertitudes et de la complexité et du caractère inévitable de la dimension politique de son existence à partir d’une formation intelligemment alternée, expérientielle et personnalisée.
Une alternance réelle serait une alternance où "le lieu de formation" s’ouvre sur le monde environnant en acceptant les changements issus de se milieu, sur le modèle de l’escargot, hermaphrodite ne pouvant néanmoins s’autoféconder, ce qui rend nécessaire la rencontre d’un "autre". Une telle alternance ne passe plus uniquement par les circuits économiques traditionnels et le travail, mais concerne l’ensemble des activités de la vie sociale quotidienne : c’est en effet dans l’ensemble de ses milieux de vie que l’individu se construit.
La reconnaissance de la formation expérientielle, quant à elle, a deux conséquences sur le système éducatif :
1. il n’y a pas de "meilleure manière d’apprendre" et/ou de résoudre les problèmes ; il convient dès lors de tenir compte des styles d’apprentissage de chacun-e ;
2. on peut faire des apprentissages valables en dehors des dispositifs officiels de formation au travers de ses expériences quelle qu’en soit l’origine (vie professionnelle certes, mais aussi personnelle et sociale) ce qui débouche entre autres sur la reconnaissance et la validation des acquis d’expérience, y compris buissonniers, chère à mon coeur.
Quant à la formation personnalisée, elle passe par l’introduction dans les formations d’une réflexion sur soi, qui conduit un individu à être plus conscient de ses apprentissages, de ses connaissances et de ses valeurs. Qu’elles soient intégrées dans des cursus ou qu’il s’agisse de pratiques spécifiques comme "le bilan de compétences" ou le "portfolio", ces pratiques éducatives contribuent à la construction de l’identité des individus et améliorent leur "qualification sociale" (ou leur "maturité vocationnelle" diraient les québecois), c’est-à-dire leur capacité de faire des choix pertinents, d’analyser les situations et de se situer comme citoyen responsable.
Pour finir par un paradoxe, je pense que ces nouvelles manières de penser la formation sont possibles aujourd’hui du fait qu’elles s’inscrivent dans des enjeux économiques et sociaux nouveaux, où l’économie informelle tient une place de plus en plus importante et où les réseaux de tout ordre se développent y compris dans le monde virtuel d’Internet. Une place à part est à faire aux Réseaux d’Echanges Réciproques de Savoir, projet éducatif, démocratique et citoyen exemplaire développé sous l’égide de Claire Héber-Suffrin. L’émergence d’une nouvelle problématique des temps sociaux, telle que la définit un sociologue comme Roger Sue, qui se traduit par une relativisation de la "valeur travail" et une importance croissante du "temps libéré", crée des espaces de formation qui, grâce à la démocratisation des moyens modernes de diffusion culturelle, peuvent constituer des vecteurs d’un renouveau de l’éducation populaire et permanente.

Bernard Liétard

Références bibliographiques :

ATD Quart-Monde (coord. Jacqueline Chabaud), Les clubs du savoir et de la solidarité, Editions du Quart-Monde, 1990.
Besnard (Pierre) et Liétard (Bernard),

La formation continue, PUF ("Que sais-je ?" n° 1655), 2001 (6e éd.).

Formation : la fin d’un mythe ?, N° spécial de la revue Panoramiques, Arlea Corlet, 1995.

Héber-Suffrin (Claire), Les savoirs, la réprocité et le citoyen, Desclée de Brouwer,1998.

Liétard (Bernard), La loi de 71, loi de tous les dangers, Documents de l’INJEP, 15, p. 31-40.

Réciprocité et réseaux en formation, n°144 de la revue Education permanente, 2000.

Sue (Roger), Temps et ordre social, PUF, 1994.

Rapports internationaux :

L’éducation récurrente, OCDE/CERI, 1973

Livre blanc sur l’éducation et la formation. Enseigner et apprendre : vers la société cognitive, Office des publications officielles des Communautés européennes, Luxembourg, 1995.

Mémorandum sur la formation et l’éducation tout au long de la vie, Office des publications officielles des Communautés européennes, Luxembourg, 2000.