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L’école à l’épreuve de sa définition

vendredi 6 mai 2005, par Lyne Rossi

Militante verte, enseignante et co-fondatrice de l’Ecole Autrement, Lyne Rossi nous questionne, dans une perspective anti-centralisatrice, sur l’école que nous voulons. A partir d’une analyse de la mise en place du système que nous connaissons, elle nous propose plusieurs pistes d’action.

"Ce qui me révolte dans les sociétés où nous vivons, c’est qu’elles stérilisent un certain nombre de possibilités chez le jeune. Marcuse les appelle les sociétés "unidimentionnali-santes" parce que tout le monde est plus ou moins fabriqué dans le même moule... Faire comme tout le monde, voilà un bel objectif !" (Olivier Revault d’Allonnes, entretien publié dans Le Monde de l’éducation, juin 1985).

A-t-on les moyens de stopper ce formatage de masse avant qu’il ne soit trop tard ? Car la question des finalités de l’éducation et du sens de l’école est posée. Où doivent mener 15 à 25 ans de scolarisation ? Quelle personne veut-on former ? Pour quelle société ? Pour quel projet individuel et social ?
Répondre à ces questions, c’est avant tout essayer de comprendre le décalage croissant entre une institution, une société et la personne humaine... C’est tenter de clarifier l’écart - quel que soit le niveau de réussite scolaire considéré - entre les propositions d’un système et les premiers concernés par son fonctionnement : les enfants. C’est aussi oser clarifier le projet politique qui fonde tout projet éducatif.

1) Petit rappel historique sur les fondements de l’école de Jules Ferry :

L’école de Jules Ferry proclamée par la loi du 28 mars 1882, naît sur fond de tradition ouvrière du XIXe siècle qui a constamment favorisé l’apprentissage mutuel. En 1860, 87 % des ouvriers parisiens savent lire... Et l’Etat s’attaque à l’autodidaxie, aux pratiques éducatives directes qui ne supposent ni hiérarchie, ni échelle des valeurs ; la bourgeoisie entend s’assurer la maîtrise de tous les processus de production du Savoir, ainsi sa généralisation ne pourra se retourner contre elle...
Il s’agit alors de désamorcer les oppositions sociales en diffusant des valeurs communes à tous dans lesquelles chacun doit pouvoir se reconnaître et d’éviter la création d’écoles sauvages portant une idéologie contestataire : "Dans les écoles confessionnelles les jeunes reçoivent un enseignement tout entier dirigé contre les institutions modernes. On y exalte l’ancien régime et les anciennes structures sociales. Si cet état de choses se perpétue, il est à craindre que d’autres écoles se constituent ouvertes aux fils d’ouvriers et de paysans où l’on enseignera des principes diamétralement opposés, inspirés peut être d’un idéal socialiste ou communiste..."
Dès lors le projet politique de l’école de Jules Ferry apparaît clairement : permettre à la bourgeoisie industrielle d’aborder les deux questions essentielles auxquelles elle est confrontée : l’obscurantisme des conservateurs et la nécessaire élévation du niveau des forces productives pour répondre aux exigences de la révolution industrielle.
C’est ainsi que la bourgeoisie de l’époque met en place le seul projet éducatif que sa propre idéologie est capable d’enfanter et qui va définir à leur source les modes de transmission et d’acquisition du Savoir pour renforcer l’ordre social [1] .
Pour satisfaire ce projet, des moyens sont mis en œuvre : des établissements, des lieux de formation des maîtres, un dispositif administratif et d’inspection sont créés. Ainsi l’école pour le peuple, et non celle du peuple, est née. Sa mission sera de nier la division de la société en classes, en son sein, expliquant la relation dominants-dominés par l’échec ou la réussite individuelle, à partir du concept d’"égalité des chances" !

2) De puissantes contradictions à l’œuvre et des évolutions d’ordre anthropologique conduisent à l’impasse dans laquelle nous nous trouvons.

Le mode de recrutement des enseignants

Les enseignants de l’école de Jules Ferry seront recrutés essentiellement dans les milieux populaires. Mais sont simultanément sélectionnés parmi leurs pairs pour leur réussite scolaire et leur aptitude à tirer parti de l’enseignement, tel qu’il est dispensé ; la reproduction/transmission d’un certain savoir est ainsi assurée.

De nos jours, le recrutement au sein des couches moyennes de la société ("Le recrute-ment des enseignants s’embourgeoise et se féminise", dixit Durut-Bellat et Van Zanten) répond aux mêmes attentes du pouvoir central : transmission et reproduction du savoir strictement scolaire marqué du sceau d’une certaine classe sociale.
Le mythe de l’égalité des chances et celui de l’ascension sociale feront passer l’école du rôle de promotion collective à celui de promotion individuelle, devant permettre aux pauvres de s’élever au-dessus de leur naissance. Les instituteurs d’antan en sont eux-mêmes les illustres exemples. Dans l’espoir de multiplier sur la base de la conformité les réussites individuelles, on a choisi une pédagogie de la transmission : elle assure la diffusion des savoirs, utilisables au sein de la logique qui les a conçu, les rendant stériles pour la production d’une autre logique, formatant des générations entières au conformisme dominant [2]

Les pratiques pédagogiques reposent sur cinq piliers.

Chacun des piliers développe des logiques complémentaires, en parfaite adéquation avec une société d’ordre :

– La discipline : une logique de soumission
Pour l’école contemporaine, la discipline n’est pas seulement une commodité de fonctionnement, mais aussi une forme d’action éducative qui conduit au bout du compte à une certaine paix civile. La règle, édictée par l’adulte uniquement, doit être respectée pour ce qu’elle est, sans contestation de son contenu.
Certains s’y sont brisés à vouloir en contester les fondements... Ce sont les "sauvageons" de l’éducation nationale, orientés vers les "classes relais" (à quoi ?) et autres parkings créés ad hoc [3].

Car si ce qui est recherché c’est l’obéissance et la docilité, alors mieux vaut ne pas provoquer une participation à la compréhension des termes de la "loi"... L’individu, à l’abri de l’arbitraire et de l’injustice tant qu’il ne s’interroge pas sur l’origine du pouvoir, devient soudain indésirable, s’il s’aventure sur les chemins de la contestation de cet ordre-là. Car le projet politique d’une formation non participante qui façonne l’école de Jules Ferry depuis ses origines, garantit la non remise en cause du pouvoir établi. Comment être un citoyen actif et critique si toute la formation de la personne repose sur une logique de soumission ?

– La mémorisation : savoir utilitaire disponible à moindre coût

Les représentations sociales de l’accès aux savoirs reposent depuis des décennies sur la croyance en la vertu du par cœur. Ainsi acquérir mécaniquement un certain nombre de données qui ne sont pas le savoir complexe mais sont les conséquences de ce savoir, permettrait-il de se mouvoir dans la vie contemporaine avec aisance... La pédagogie de la mémoire (encore très usitée pour la grammaire ou les maths !) consiste à enseigner quelques conséquences sans aider à la construction des systèmes dont elles sont issues. Résultat : la division sociale entre ceux qui produisent le savoir et ceux qui appliquent les conséquences de ce savoir s’est accrue. Le triangle enseignant/enseigné/savoir, dans lequel l’enseignant est le médiateur entre savoir et enseigné, conduit à cette réduction épistémologique lourde de conséquences au regard des compétences requises dans une société de la complexité.
La non-compréhension des processus d’émergence des résultats mémorisés conduit à un savoir minimum qui rend difficile l’accès à d’autres savoirs par des démarches d’autodidaxie, accessibles - in fine - à ceux dont le capital culturel familial ou social permet des postures cognitives de recherche et de construction et non de simple accumulation.

Ce capital minimum se dévalue d’autant plus rapidement que l’état des connaissances progresse et que l’enseignement tourne le dos aux processus culturels d’apprentissage pour se consacrer à la transmission de connaissances. De plus, ces connaissances même si elles sont transmises "sous-cloche", hors le processus culturel qui les a fait émerger, n’en sont pas moins empreintes d’une certaine culture, extérieure à certains élèves et qui participe de choix idéologiques non explicites. C’est la raison pour laquelle tous les courants d’innovation pédagogiques travaillent encore la question de la transmission ou de la construction des savoirs.
La question cruciale dans l’espace scolaire devient alors : mémorise-t-on ce que l’on a appris (construit) ou mémorise-t-on pour ne pas construire ? Mémorise-t-on des stratégies ou des faits ?

– Le mérite : justification de la hiérarchie sociale
Dans l’histoire scolaire, le mérite prend la forme d’encouragement ou de sanction ; même si sa forme a varié au cours des décennies, son principe gouverne encore l’école d’aujourd’hui, notamment dans l’application de la notation. Le mérite est présenté comme le signe d’un optimisme fondamental dans les possibilités de tous les enfants, masquant habilement la réalité des rapports sociaux - présents dans l’enceinte scolaire - et le fait de plus en plus démontré selon lequel la réussite et l’échec dépendent moins des dons ou de la bonne volonté, que d’attitudes ou de proximités culturelles envers les valeurs de l’école car "l’école sélectionne sur ce qu’elle n’en-seigne pas..." (Jean Foucambert).

– École : lieu clos, hors du réel

L’école a été conçue comme devant être un lieu protégé du monde, de ses conflits, de sa réalité par des architectures emmurées et des classes cloisonnées (architecturellement/culturellement/mentalement parlant). La réalité revêtirait-elle un caractère non éducatif ? (Souvenons-nous en pleine guerre du Golfe de l’injonction faite aux enseignants de ne point aborder cette question en classe). La peinture idyllique et humaniste qui baigne les manuels scolaires a-t-elle une quelconque relation avec la réalité ambiante, notamment celle que vivent certains enfants des milieux sociaux les plus défavorisés ? Il ne suffit pas que les différents milieux sociaux soient représentés au sein de "l’école républicaine" (ce qui est de moins en moins vrai avec les dérogations à la carte scolaire) pour assurer le brassage social nécessaire à "l’unité de la nation"... Le savoir transmis - et non construit - est de part en part l’expression celui d’une certaine classe sociale... Et l’élève n’est pas jugé sur ce qu’il apprend, mais sur ce qu’il restitue de l’enseignement...

– Le mythe du simple au complexe

L’enfant est mis au défi dès son plus jeune âge d’aborder non pas la réalité, de fait complexe, mais les éléments qui la constituent. L’exemple de l’apprentissage de la lecture est de ce point de vue très édifiant : la découverte de la lettre précède celle de la syllabe, celle du mot, du groupe de mots, de la phrase et du texte. S’est-on un jour interrogé sur l’émergence du sens-moteur de l’acte de lire ?
Le débat entre simple et complexe interroge la conception même du savoir. Aucun savoir ne peut se réduire à la possession d’un catalogue d’éléments simples. Le savoir est avant tout une démarche d’analyse qui intègre le tâtonnement expérimental (donc l’erreur) et surtout des cheminements personnels très singuliers qui nécessitent d’être connus des pédagogues si l’objectif est celui du développement de la personne par l’acquisition de savoirs...
Pourquoi ces mythes de l’inaccessibilité de la complexité à l’enfant résistent-ils autant, malgré les travaux pratiques de Freinet, Decroly, Dewey, Ferrière, Cousinet et tant d’autres ? Pourquoi autant de cécité, de blocages, de "barrages du Pacifique" à toute remise en cause un peu radicale des fonctionnements archaïques qui posent comme a priori la soumission de l’enfant à l’adulte ?

3) Sortir de l’impasse : c’est possible

L’école de Jules Ferry ne peut plus fonctionner comme il y a 20 ou 30 ans. La société, la personne humaine sous l’effet de changements sociétaux ont changé, les repères traditionnels liés à l’autorité, à la parentalité, au travail et à son contenu, aux rapports de sexes ont évolué. Ceci n’est pas un mal c’est un fait : il s’agit d’évolutions d’ordre anthropologique. Simultanément des milliers de recherches ont éclos sur les apprentissages, les formes pédagogiques, l’analyse de pratiques innovantes et réconciliantes. Les matériaux intellectuels, conceptuels et pédagogiques qui disent les alternatives au mal être scolaire sont disponibles.
Il faut cependant s’entendre sur les réponses aux questions : à quoi doit servir l’école du XXIe siècle ? Quelle société voulons-nous ?
L’école, l’éducation n’ont de sens que si elles conduisent à l’accroissement du bonheur individuel et collectif. Soumission, concurrence et loi du plus fort, "valeurs" dominantes du système scolaire actuel, nourrissent les comportements individuels qui façonnent la société que nous décrions. "Notre monde n’est plus enchanté... Préparer les gens à entrer dans cet univers problématique me paraît être la tâche de l’éducateur moderne" [4]. Cette préparation appelée par Paul Ricœur, nécessite la formation de personnalités fortes capables de se mouvoir dans la complexité contemporaine (cf. Edgar Morin) et dotées d’outils intellectuels adaptés à cette complexité, des personnalités qui posséderont le sens de l’altérité.
Le système scolaire est inséré dans une structure économique capitaliste qui en détermine fortement les finalités et le mode de fonctionnement ; les ségrégations scolaires sont, elles aussi, commandées par une division du travail social de forme capitaliste.

La contestation de l’intégrisme libéral, forme actuelle du capitalisme moderne - et du renforcement des "valeurs" de compétition, d’exclusion et de normativité qui en découle - passe par la capacité des mouvements de contestation "à impulser, en situation, des actions subversives concrètes" [5] . Contester l’organisation sociale actuelle, c’est contester les valeurs sus-citées qu’elle véhicule ; de ce point de vue, tout pédagogue qui prétend contester le système (il semble qu’un grand nombre d’enseignants le contestent...) a la responsabilité de mettre en œuvre dans l’espace pédagogique qui est le sien, des pratiques pédagogiques qui libèrent créativité, partage, solidarité, respect mutuel.
Il s’agit là de choix personnels de l’enseignant, qui dépassent l’unique question des moyens matériels disponibles dans le système. Les expériences éducatives menées dans les écoles Decroly, Freinet et celles de l’éducation nouvelle (Vitruve, Paris XXe) montrent les immenses potentialités de ces pédagogies à développer des comportements humanistes chez les enfants. Ces expériences sont animées par des pédagogues qui énoncent clairement leurs choix de société et les objectifs éducatifs qui sous-tendent leur action pédagogique :
• donner à l’enfant le sens de l’altérité,
• développer le partage et la solidarité plutôt que la compétition,
• développer l’esprit critique plutôt que la reproduction de modèles.
Présenter aux enfants ce qui divise les contemporains, les initier aux débats contradictoires, à la co-élaboration des lois collectives de fonctionnement d’un groupe, responsabiliser chacun dans la gestion de la classe, admettre le tâtonnement expérimental comme fondement de tout apprentissage, redéfinir le statut de l’erreur, cela ne relève pas d’une quelconque utopie, mais de réalités observables dans certaines pédagogies.

L’unique question n’est donc pas - pour le pouvoir central - d’inventer des parcours impossibles dont l’échec sera justifié par un déterminisme de classe (censé protéger les pédagogues de tout changement de comportements et de pratiques), mais de permettre l’éclosion d’expériences alternatives qui régénéreront le débat et les pratiques éducatives au sein de l’école publique.
Cela passe par la restructuration intégrale d’un système obsolète (dont la décentralisation fait partie), la remise en cause des hiérarchies qui le gouvernent, la possibilité de constituer des équipes pédagogiques, par cooptation - sur la base de projets communs - la reconnaissance du statut de l’enfant comme Personne avec les conséquences que cela implique sur l’organisation des apprentissages et des fonctionnements institutionnels.
L’engagement de pédagogues rebelles et déterminé-es, le soutien de parents sensibilisés et de politiques conscients de la profondeur du marasme scolaire, pourraient bien constituer le cocktail détonnant à de nouvelles aventures pédagogiques a-institutionnelles, si l’institution elle-même ne sait pas accueillir sereinement de telles expériences.

Lyne Rossi


[1cf. J.M. Djian, Le triomphe de l’ordre, la pensée tuée par l’école, Flammarion, 2000

[2cf. La montée de l’insignifiance de Cornélius Castoriadis

[3cf. La violence à l’école de B. Defrance et Boulet rouge contre tableau noir, de J. Dessoli

[4P. Ricœur, entretien publié dans Le Monde de l’éducation, juillet-août 1985

[5in Du contre-pouvoir, Benasayag/Sztulwark, la Découverte, 2000.