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Nucléaire : l’exception française ?

octobre 2002, par Bernard Laponche

La construction de l’Etat sous la Ve République fut intiment liée au
pouvoir nucléaire. Plus qu’ailleurs en Occident, cette intrication entre un
choix énergétique et un système politique a eu des effets durables sur la
culture politique française, mais aussi sur l’histoire du mouvement
antinucléaire et écologiste. Antinucléaire issu du sérail, Bernard Laponche
revient avec nous sur cette histoire singulière et sur l’actualité de la
sortie du nucléaire.

EcoRev’ : Comment un polytechnicien comme vous, chercheur du CEA en neutronique des
réacteurs, plutôt pronucléaire, est-il devenu partisan d’une sortie du
nucléaire ?

Bernard Laponche : La première partie de ma carrière s’est effectivement faite dans le sérail.
Je travaille dans les années 1960 à Saclay, dans un service de physique des
réacteurs sur la filière "Graphite Gaz". Au delà de l’intérêt de la
recherche, à cette époque, ni moi ni mes proches collègues ne nous posions
de questions sur la complexité des problèmes de sûreté des réacteurs ou de
la gestion des déchets et nous n’avions aucune culture générale en matière
d’économie et de politique énergétique.

Mai 1968 a été un premier déclic : je découvre l’engagement syndical. Mais
le militantisme au CEA porte alors surtout sur les questions sociales et
antiautoriataires (démocratie dans les laboratoires, etc.) et ne remet pas
en question l’engagement du CEA dans le nucléaire militaire et encore moins
civil. D’ailleurs, jusqu’au début des années 1970, l’électronucléaire jouit
d’une image très positive d’usage pacifique de l’atome chez les chercheurs
comme dans la société.

Pour moi et pour de nombreux chercheurs du CEA, l’abandon de la filière
"Graphite Gaz" en 1969 constitue un deuxième déclic. Cette filière
"française" est écartée au profit de réacteurs à eau pressurisée (licence
américaine). Ce choix d’un procédé plutôt qu’un autre, apparemment
ésotérique et purement technique marque pourtant la prise de conscience de
la politisation des choix nucléaires. D’abord car il a pour conséquence un
licenciement de 3000 personnes au CEA et suscite bien des oppositions.
Ensuite car il amène à poser la question de la sécurité des réacteurs. Une
fois la filière "Graphite Gaz" abandonnée, on va voir en effet s’affronter
violemment les promoteurs des réacteurs à eau préssurisée (PWR, groupe
Schneider) et les tenants des réacteurs à eau bouillante (BWR, groupe CGE).
Pour obtenir le marché chacun a porté de féroces attaques sur le procédé
adverse en matière de sécurité. La controverse ne mobilise encore que le
milieu nucléaire, mais elle est d’une intensité et d’une précision ensuite
inégalées.

Un troisième temps est 1973-1974 avec le lancement du plan Messmer
d’équipement de la France de 60 réacteurs électronucléaires en 10 ans.
J’étais alors devenu permanent à la CFDT et nous nous sommes opposés à ce
programme pharaonique. Nous avons alors publié un livre au Seuil,
L’Electronuclaire en France. Nous n’étions pas antinucléaire dans l’absolu,
mais nous contestions ce rythme effréné de construction et critiquions les
prévisions de consommation d’électricité. Pour faire passer le tout
nucléaire, EDF prédisait une hausse de 170 à 1000 milliards de kWh entre
1974 et 2000, alors que la consommation réelle en 2000 a été de 470
milliards de kWh. Alors que le plan Messmer ne fut même pas discuté à
l’assemblée, nous commencions aussi à poser l’électronucléaire comme un
choix de société, devant faire l’objet d’un débat démocratique.

Ensuite il y eu les grèves à la Hague et les grandes mobilisations
antinucléaires, notamment contre Superphenix.

E. : Quelles sont selon vous aujourd’hui les raisons d’être antinucléaire ?

B.L. : Pour moi l’argument majeur est celui du risque d’accident. Je ne rejette
d’ailleurs pas a priori l’usage du nucléaire si la recherche met un jour au
point une technologie entièrement fiable et non dangereuse, tant du point
de vue de l’accident que des déchets.

C’est le risque d’accident qui est l’inconvénient rédhibitoire de la
technologie nucléaire actuelle. L’outil qui a été mis en place est trop
complexe et trop dangereux potentiellement pour cet objectif banal qu’est
la production industrielle d’électricité pour lequel les techniques
utilisées doivent être robustes, sûres, faiblement polluantes et facilement
reproductibles.

E. : On nous dit pourtant que les centrales françaises sont sûres.

B.L. : Je pense qu’il va y avoir un accident grave, il faut le dire. Le risque
nucléaire grave est difficile à apprécier concrètement car il est le
produit d’un probabilité très faible d’occurrence (mais pas nulle) et d’une
grande amplitude des dégâts potentiels. Comme la probabilité est faible et
qu’il n’y a pas eu d’accident très grave en France, il est facile de
prétendre qu’un tel accident est impossible. On fait comme si toutes les
précautions étaient prises pour que la probabilité d’accident soit nulle et
c’est l’idée que les promoteurs du nucléaire distillent en direction du
public, des media et des politiques. Il n’en est rien et d’ailleurs les
probabilités calculées ou estimées sur des bases purement techniques et des
hypothèses de "calme" météorologique, politique et international se voient
considérablement amplifiées si l’on prend en compte des aggravations de
catastrophes climatiques, de graves troubles sociaux ou internationaux, ou
l’occurrence d’attentats terroristes. A un mètre d’eau près, la tempête de
1999 et l’inondation de la Garonne pouvaient mener au scénario catastrophe
à la centrale du Blayais.
Il y a eu suffisamment de défaillances inquiétantes dans le parc
électronucléaire depuis le démarrage de Fessenheim en 1978 pour que l’on
puisse parfaitement imaginer un accident grave. Outre l’incident du Blayais
je ne prendrai que deux événements récents : l’erreur de conception du
circuit de refroidissement à l’arrêt des réacteurs du pallier N4 (1998,
centrales de Civaux et Chooz) et le blocage possible des vannes des
circuits de refroidissement de secours des réacteurs du palier P’4 (2001,
centrales de Flamanville, Paluel, Penly). Dans la vallée du Rhône ou à
Nogent-sur-Seine (moins de 100 km de Paris) des accidents auraient des
conséquences énormes. Je pense qu’il faut arrêter la centrale de Nogent-sur-
Seine car un accident, même de gravité moyenne, pourrait entraîner une
catastrophe (faudrait-il évacuer la région parisienne ?).
En 1998-1999, comme conseiller technique au cabinet de Dominique Voynet,
j’ai eu à m’occuper des questions de sûreté nucléaire et j’ai pu mesurer à
quel point le débat sur le risque nucléaire est occulté en France. La
question se traite uniquement entre techniciens et jamais le problème de
l’acceptabilité n’est posé.
Nous avons avec Tchernobyl la connaissance concrète de ce que sont les
terribles conséquences d’un accident très grave : la question à poser à la
collectivité nationale et à ceux qui prétendent la diriger est celle de
leur "acceptation" d’un tel risque en France, au nom d’une nécessité
énergétique et économique soit disant impérieuse.

E. : La France est le pays au monde qui dépend le plus du nucléaire pour sa
production électrique. Y a-t-il une singularité française par rapport à
l’énergie nucléaire ?

B.L. : Oui il y a certainement une exception française en matière nucléaire. Des
chercheurs suédois avaient noté dans les années 70 que la configuration
française ne pouvait se comparer avec aucune démocratie occidentale et
s’approchait plutôt de celle de l’Union soviétique. Le nucléaire civil est
en France tellement lié au c ?ur du pouvoir d’Etat qu’il n’a pas été remis
en question par les évolutions économiques, sociales, ni par les
transformations de la demande énergétique. Alors que tous les pays
occidentaux ont stoppé ou réduit leur secteur électronucléaire, seule la
France campe sur une position héritée d’il y a 30 ans. Même d’un point de
vue pro nucléaire, que le nucléaire produise 80% de notre électricité avec
une surcapacité de près de 10 réacteurs en France est une aberration qui ne
s’explique que par l’existence d’un bloc nucléaire au sommet de l’appareil
d’Etat.

Restaurer la puissance française, libérer l’exécutif du législatif et
renforcer la centralisation pour confier les rênes de l’Etat aux
"techniciens", moderniser la France, c’était le modèle Gaullien. Ce
contexte explique l’osmose qui se réalise entre la (re)construction de
l’Etat après la seconde guerre mondiale et le nucléaire. D’un côté, le
choix du tout nucléaire permettait de construire le type d’Etat technicien
qui était alors à l’ordre du jour. En retour cette configuration permettait
à des ingénieurs (polytechniciens du corps des mines essentiellement) de
valoriser leurs compétences techniques pour accéder au sommet de l’Etat.
Cet Etat nucléaire est non seulement une alliance entre technocrates et
politiques ’modernisateurs’, mais aussi un compromis social plus large car
il crée de l’emploi public dans le secteur nucléaire et obtient l’adhésion
du Parti Communiste et de la CGT (les écologistes parlent alors de "gaullo-
communisme").

C’est la solidité de ce bloc nucléaire qui fait qu’à la différence des
autres pays occidentaux, en France, le mouvement antinucléaire, très
puissant entre 1973 et 1977, s’est heurté à un mur de béton. Les recours en
justice ont échoué, le pouvoir central contrôlait étroitement les élus
locaux tandis que les préfets verrouillaient les débats et dirigeaient la
répression policière.

Dans le monde de la recherche, la même centralisation et dépendance vis à
vis du pouvoir politique central a fait qu’il était dangereux pour sa
carrière de chercheur et pour son laboratoire de critiquer le nucléaire.
L’IEJE (Institut économique et juridique de l’énergie de Grenoble) avait
édité en 1975 une brochure montrant qu’il existait des alternatives au
nucléaire : il l’a chèrement payé par la suite. Dans cette configuration de
dépendance de la communauté scientifique, la masse des chercheurs n’a pas
brillé par son courage : des scientifiques de la trempe des Sené
(fondateurs du GSIEN, cf. article dans ce n°), il n’y en a pas eu beaucoup,
à la différence du dynamisme de l’Union of Concerned Scientists aux Etats-
Unis. En l’absence de toute petite victoire, le militantisme antinucléaire
décline à la fin des années 1970. Nombreux sont ceux qui se découragent.

E. : Pourquoi l’ère Mitterrandienne ne permet-elle pas de sortir de ce modèle
"gaullo-communiste" en 1981 ?

B.L. : La gauche a développé les énergies renouvelables et la maîtrise de
l’énergie (création de l’Agence Française pour la Maîtrise de l’Energie en
1982). Mais il aurait fallu une très forte volonté politique pour reprendre
en main la politique énergétique et effectuer la rupture avec le tout
nucléaire.
C’est vrai que le PS avait fait un pas vers la critique de
l’électronucléaire dans la seconde moitié des années 1970. En 1980, ses
responsables s’étaient associés à une grande pétition nationale contre le
nucléaire et Paul Quilès, qui dirigeait la commission énergie de ce parti,
était très ouvert aux alternatives au tout nucléaire. C’est vrai aussi que
Mitterrand stoppe la construction de la centrale de Plogoff avant l’été
1981, geste politiquement habile d’ailleurs.
Mais les nucléocrates reprennent rapidement la main. Dans l’interrègne
entre Giscard et Mitterrand, le ministre de l’Industrie André Giraud signe
le lancement des travaux d’extension de La Hague. Pendant l’été, une grande
effervescence règne autour de groupes de travail qui planchent sur la
politique énergétique et le rapport Hugon qui en résulte est critique sur
le tout nucléaire. Mais Quilès ne se voit pas confier le ministère de
l’énergie. Dans le même temps, les réseaux X-Mines s’empressent de mettre
en avant ceux de leur rangs qui ont des affinités politiques ou
personnelles avec les responsables socialistes et envahissent les cabinets
ministériels. De plus, idéologiquement la première gauche (avec Mauroy à
Matignon, Chevénement à la recherche et plusieurs ministres PC) n’est pas
sortie du rapport presque scientiste au progrès qui était le sien et
qu’elle partageait avec le gaullisme. Dans une déclaration d’octobre 1981 à
l’Assemblée, Mauroy s’aligne sur le tout nucléaire et le groupe socialiste
est mis au pas. Du coup le plan de construction de nouvelles centrales
nucléaire va se poursuivre après 1981 au rythme prévu (la dernière commande
étant Civaux en 1991), et ce malgré l’avis de la Commission du Plan qui
recommandait en 1983 de ne plus construire de nouvelles centrales.

En fait, pour ouvrir le jeu, en matière de politique énergétique comme dans
d’autres domaines, la première réforme qu’aurait dû mener la gauche en
1981, c’est la suppression des grands corps (Mines, Ponts, Inspection des
Finances, etc.). mais il est très difficile de s’attaquer à ce bloc. Le
corps des Mines, cela représente environ dix personnes par an, soit un
cercle très restreint et soudé de 200 personnes importantes où tout le
monde se connaît et circule de la haute administration à l’industrie. Et
c’est ce corps qui avait et a la haute main sur la politique énergétique de
la France. André Giraud, ministre de l’Industrie sous Giscard, avait été
patron du CEA, patron du Corps des Mines, après avoir été le numéro 1 des
pétroliers, dans l’administration comme dans l’industrie. Plus récemment
Jean Syrota était à la fois patron du corps des Mines au sein de
l’administration et président de la COGEMA. On ne retrouve une telle
consanguinité systématique, organisée et pérenne, quelle que soit la
couleur du gouvernement, dans aucun autre pays occidental. Ainsi les
dirigeants français du gaz, insérés dans la même coterie, sont-ils les
seuls gaziers du monde à être pro nucléaires !

E. : La période 1997-2002, avec la présence des Verts au gouvernement et
l’exemple de la sortie allemande aurait pu constituer une deuxième chance.
Pourquoi les résultats sont-ils si maigres ?

B.L. : J’ai été conseiller technique au cabinet de Ministère de l’Environnement
sur ces questions en 1998 et 1999. J’ai été alors surpris de constater
qu’en vingt ans presque rien n’avait évolué : mêmes réseaux, mêmes
arguments, mêmes comportements politiques des responsables socialistes.
J’ai un respect énorme pour Dominique Voynet qui a su tenir bon face au
lobby pro nucléaire et à un ministère de l’Industrie hyper pro nucléaire.
Les Verts ont obtenu l’arrêt de Superphénix, nécessité économique à
laquelle les responsables d’EDF s’étaient discrètement ralliés et geste
politique équivalent à l’arrêt de Plogoff en 1981. A part ça, tenir bon,
c’était une lutte quotidienne pour ne pas céder de terrain, pour contenir
la marée face au bloc nucléaire, véritable Etat dans l’Etat. Ce combat
quotidien est une guerre de position harassante et inintéressante, car la
validité des arguments ne compte pas face à des gens qui n’hésitent pas à
mentir et fonctionnent au pur rapport de force bureaucratique. Par exemple,
il a fallu batailler pour obtenir de Matignon la commande d’un rapport avec
des scénarios énergétiques à l’horizon 2050 (rapport Charpin-Dessus-
Pellat), puis pour que les rédacteurs de ce rapport ne soient pas tous pro
nucléaires, puis pour que les conclusions du rapport ne soient pas
déformées par le ministère de l’Industrie. Paru en 2000, ce rapport montre
que la filière "retraitement - recyclage" du combustible (MOX) coûtera,
d’ici 2050, 40 milliards de francs pour une efficacité médiocre. Nous
n’avions pas le rapport de force pour obtenir l’abandon de la filière MOX
mais nous avons obtenu un rapport sérieux qui en montre le peu d’intérêt et
infirme les affirmations précédentes du Ministère de l’Industrie et des
nucléocrates.
Par ailleurs, aidée par le fait qu’EDF n’a pas intérêt à ce projet (car
elle a déjà beaucoup trop de centrales nucléaires et qu’un nouvel
investissement ne serait absolument pas rentable), D. Voynet a pu bloquer
le lancement de l’EPR (European Pressurized water Reactor, projet de
réacteur nucléaire franco-allemand) en mettant sa démission en balance. Une
menace que l’on ne peut malheureusement pas sortir tous les jours.


Entretien réalisé par Christophe Bonneuil et Marc Robert