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Sortie du nucléaire : y’a du travail !

octobre 2002, par Philippe Quirion

Comment réussir à réconcilier marxistes, keynésiens et néoclassiques ? En
démontrant qu’une sortie du nucléaire couplée à un développement des
énergies renouvelables et des transports en commun aurait un effet positif
sur la création et la qualité des emplois en France. L’auteur de cet
article, Philippe Quirion, est chercheur au Centre international de
recherche sur l’environnement et le développement (CIRED) et président du
Réseau Action Climat France. Ses articles sont disponibles sur le site
internet http://www.centre-cired.fr/perso/quirion/.

Si les solutions techniques pour sortir du nucléaire sont connues (cf.
l’article d’Alain Dorange dans ce numéro), l’impact sur l’emploi d’une
telle opération l’est beaucoup moins. D’un côté, c’est au nom de la défense
de l’emploi (en l’occurrence celui de ses syndiqués) que la CGT d’Areva
envoie ses sbires faire le coup de poing contre les écolos ; de l’autre,
bien des partisans des énergies renouvelables présentent leur activité
comme un "gisement d’emplois" à portée de main.

Certes, pour un écologiste, la volonté de maintenir des emplois ne saurait
justifier, à elle seule, la prolongation d’une activité néfaste. Qui plus
est, pour une partie des intellectuels et militants écologistes ou de
gauche radicale, vouloir fournir un emploi à chacun constitue au mieux une
illusion, au pire une distraction du but essentiel : garantir le revenu.
Cependant j’ai expliqué ailleurs pourquoi je pense qu’il faut mener de
front les deux combats, droit au travail et droit au revenu [1], et
j’estime à la fois souhaitable et possible de contrer l’argument selon
lequel la défense du nucléaire servirait celle de l’emploi.

Malheureusement, les estimations de l’effet sur l’emploi de différentes
politiques vis-à-vis du nucléaire ne sont pas légion [2], contrairement aux
évaluations des politiques de lutte contre le changement climatique.
Heureusement, nous disposons d’études qui comparent les énergies
renouvelables et/ou les économies d’énergie à la production d’électricité
par des moyens traditionnels, parmi lesquels se trouve parfois le
nucléaire.

Emplois directs, emplois indirects, emplois induits

Auparavant, un détour méthodologique s’impose. L’estimation du bilan net
d’une sortie du nucléaire n’est pas chose facile [3]. Dans l’idéal, il faut
prendre en compte non seulement les emplois dits directs, ceux créés dans
les énergies de substitution et les économies d’énergies et ceux détruits
dans la branche nucléaire, mais également les variations d’emplois
indirects, chez les fournisseurs des précédents, et enfin les créations et
destructions d’emplois induits par les diverses rétroactions économiques à
l’oeuvre.

L’évaluation des emplois directs se base sur l’extrapolation des effectifs
des branches qui vont croître ou décroître suite à la politique étudiée,
et/ou sur une estimation technico-économique, c’est-à-dire un chiffrage,
par des économistes et des ingénieurs, des emplois nécessaires. La prise en
compte des emplois indirects requiert l’utilisation des données de la
comptabilité nationale, en particulier le "tableau entrées-sorties" qui
trace les flux entre branches : c’est la méthode dite input-output. De la
sorte, on peut prendre en compte non seulement les emplois dus à la
construction, l’installation et l’entretien d’une éolienne, mais également
ceux nécessités par la fabrication de ses composants : électronique,
matériaux composites. Ayant pris en compte ces deux types d’effets, on peut
calculer le contenu en emploi, ou nombre d’emplois généré par un euro
dépensé dans l’une ou l’autre filière.

Si jusque là aucune difficulté conceptuelle insurmontable ne se pose, il
n’en est pas de même pour l’estimation des effets induits, qui se base
forcément sur une représentation du fonctionnement de l’économie,
généralement formalisée dans un modèle. Nous verrons plus loin comment les
principales écoles de pensée devraient traiter les effets induits pour être
cohérentes avec leur présupposés ; auparavant, faisons le tour des
estimations des effets directs et indirects [4].

Quel est le contenu en emploi des différentes filières énergétiques ? Les
deux études les plus complètes sur ce thème sont celle de A. Sanghi [5] sur
les États-Unis et l’étude SAFIRE [6] sur l’Allemagne. Le tableau 1 fournit
le ratio de contenu en emploi global pour les principales filières de
production considérées, classées par contenu en emploi croissant, dans la
seconde étude.

Tableau 1. Contenu en emploi des filières de production énergétique

en Allemagne selon l’étude SAFIRE (emplois par million d’ECU 1990)

gaz : différentes techniques 8,7-9,3
fuel : différentes techniques 12,0-13,0
nucléaire : réacteur à eau pressurisée 19,3
charbon : différentes techniques 21,3-22,4
solaire photovoltaïque et thermique 22,8-23,1
Éolien 27,0
Biomasse 29,3-31,7
Mini-hydraulique 47,0

Source : Finon et Pacudan, op. cit., pp. 33-34.

On constate que le contenu en emploi du nucléaire est dans la moyenne de
celui des énergies fossiles [7], et que les filières renouvelables
présentent toutes un contenu en emploi supérieur aux filières épuisables.

Malheureusement, les résultats de l’étude de Sanghi, qui ne comporte pas le
nucléaire, diffèrent profondément de ceux de SAFIRE, puisque le
photovoltaïque, le mini-hydraulique et l’éolien présentent ici un contenu
en emploi inférieur au charbon. Il est hélas difficile d’expliquer ces
écarts ; reste que certaines énergies renouvelables comme le bois-énergie,
la méthanisation des déchets et le chauffage solaire présentent
systématiquement un contenu en emploi supérieur aux énergies
traditionnelles. Qu’en est-il des mesures d’économie d’énergie ?

De nombreuses études ont cherché à calculer l’effet net sur l’emploi de
programmes d’économies d’énergie, surtout aux États-Unis ; cf. Finon et
Pacudan, op. cit. Le contenu en emploi des options qui permettent des
économies d’énergie apparaît systématiquement plus élevé que celui des
options alternatives, à savoir les différentes sources d’énergie
épuisables. A cela, deux raisons : d’une part certaines mesures d’économie
d’énergie, comme l’isolation, sont extrêmement intensives en travail.
D’autre part et surtout, le secteur de la production d’énergie est
généralement celui qui présente le contenu en emploi le plus faible : les
salaires ne représentent qu’une part assez faible du prix de l’énergie, qui
rémunère largement les rentes des combustibles et l’important capital
nécessaire.

Signalons enfin que les transports en commun demandent deux fois plus
d’emplois et deux fois moins d’énergie que la voiture pour déplacer un
passager sur un kilomètre. Cela n’est pas sans importance pour notre sujet
sachant qu’une sortie du nucléaire s’accompagnera fatalement d’une hausse
de la part du gaz dans la production d’électricité, donc d’une hausse des
émissions de CO2 qu’il faudra compenser dans d’autres secteurs, à commencer
par les transports [8].

En bref, si l’on s’en tient aux emplois directs et indirects, un simple
remplacement du nucléaire par les combustibles fossiles aurait un impact
incertain tandis qu’une sortie progressive basée certes sur une part de gaz
mais surtout sur les renouvelables et les économies d’énergie permettraient
une création nette d’emplois.

L’histoire ne s’arrête pas là car les modifications de l’emploi, des coûts
de production et de la distribution des revenus auront à leur tour un
impact, dit induit, sur l’emploi. Dans l’hypothèse d’une sortie basée
surtout sur les renouvelables et les économies d’énergies, à quels effets
peut-on s’attendre ?

D’un point de vue keynésien, l’emprunt massif pour financer un nouveau
programme nucléaire peut pousser à la hausse les taux d’intérêts à long
terme, d’où un effet récessif sur l’investissement. De plus, ce programme
modifierait la répartition du revenu en faveur des propriétaires du
capital, avec un effet récessif sur la consommation. Au contraire, en
permettant à des chômeurs de retrouver un emploi, le programme alternatif
distribuerait du revenu à des personnes qui ont une forte propension à
consommer.

Pour un marxiste, ce programme apparaît idéal puisqu’il contribuerait à
prévenir les deux menaces qui pèsent sur toute économie capitaliste : la
baisse tendancielle du taux de profit, en réduisant la substitution du
travail mort au travail vivant, et la sous-consommation, pour la raison
"keynésienne" présentée ci-dessus.

D’un point de vue néoclassique, les effets induits dépendront du coût du
programme de sortie du nucléaire et de son mode de financement. Si ce coût
est positif et qu’il est financé par une hausse du prix de l’électricité,
comme on peut s’y attendre [9], l’effet est théoriquement ambigu : d’un
côté le pouvoir d’achat des salaires est plus faible, ce qui dissuade les
salariés de travailler (effet de substitution) ; de l’autre ces derniers
sont plus pauvres, ce qui les incite à travailler davantage (effet revenu).
Les paramètres de la plupart des modèles appliqués sont tels que le premier
effet l’emporte, ce qui n’a aucune justification empirique [10] mais les
amènerait à conclure à un effet négatif d’une sortie du nucléaire,
éventuellement compensé par l’amélioration du contenu en emploi. En
pratique, la plupart des études récentes basées sur ces modèles ne
fournissent pas de résultat concernant l’emploi. Seuls Böhringer et al.
 [11] le font pour la Suisse, mais les différents effets s’annulent et le
bilan est quasi-neutre.

Conclusion

Malgré la rareté des études traitant de l’impact sur l’emploi d’une sortie
du nucléaire, il semble possible de conclure qu’un simple remplacement du
nucléaire par les combustibles fossiles n’aurait guère d’effet net sur
l’emploi dans un sens ou dans l’autre. En revanche, il existe de bonnes
raisons de penser qu’une sortie progressive basée largement sur les
renouvelables et les économies d’énergie, surtout accompagnée d’un
développement des transports en commun, créerait davantage d’emplois
qu’elle n’en détruirait. Cela reste vrai que l’on soit keynésien, marxiste,
néoclassique ou simplement dubitatif vis-à-vis des constructions théoriques
des économistes et partisan des études du contenu en emploi qui ont au
moins pour elles le mérite de la transparence.

Au-delà du quantitatif, qu’en est-il de la qualité des emplois ? S’il est
peu probable que les installateurs de chauffe-eau solaires employés par
l’artisan du coin bénéficient des avantages sociaux des salariés d’EDF, tel
n’est pas non plus le cas des intérimaires gérés aujourd’hui "à la dose de
radiation" pour intervenir dans les centrales. Quant aux conditions de
travail, elles sont a priori plus favorables dans les renouvelables que
dans les centrales nucléaires.

Reste bien sûr le problème de la transition pour les salariés les plus
directement touchés, ceux de la filière nucléaire. Refuser que ces salariés
soient abandonnés au "marché du travail" et aux plans sociaux est bien
entendu une préoccupation légitime. Cela justifie-t-il que les syndicats
français de l’énergie se lancent dans une opération de défense d’une
filière en faisant fi de tout jugement sur son intérêt pour la société ? Le
21 mai 2001, la CGT énergie a été jusqu’à écrire aux maires de Seine Saint
Denis et du Val de Marne pour qu’ils s’opposent aux tarifs d’achats
garantis pour l’énergie éolienne, qui avaient eu le tort de permettre le
démarrage de cette énergie au Danemark, en Allemagne et en Espagne. Le
nucléaire est hélas une exception française aussi chez les syndicalistes,
puisque la Confédération européenne des syndicats, elle, souligne l’effet
positif pour l’emploi du développement des renouvelables [12].


[1"Au-delà du plein-emploi : droit au travail et droit au revenu",
Confluences, revue de la CAP, 1999.

[2D’ailleurs, plus généralement, le nucléaire ne mobilise pas les
économistes : parmi les 736 contributions présentées au 2e congrès mondial
en économie de l’environnement, qui s’est tenu en juin 2002, une seule
traitait de la place du nucléaire. Est-il besoin de préciser que ses
auteurs sont français et ses conclusions largement favorables à l’atome ?

[3Pour une présentation de ces méthodes, cf. C. Berck et S. Hoffmann
"Assessing the employment impacts of environmental and natural resource
policy", Environmental and Resource Economics, 22(1-2), juin 2002, pp. 133-
156, ou P. Quirion, Les conséquences sur l’emploi de la protection de
l’environnement : l’apport des études de contenu en emploi, thèse de
doctorat, Ecole des Mines de Paris, 1999.

[4Cette partie se base largement sur D. Finon et R. Pacudan, Analyse des
études de contenu en emploi des filières de production électrique et des
options de maîtrise de la demande, 1996, IEPE, Grenoble, et P. Quirion, op.
cit.

[5"Economic Impacts of Electricity Supply Options", dans O. Hohmeyer et
R. Ottinger, Social Costs of Energy ; Present Status and Future Trends,
1994, Springer-Verlag, Berlin.

[6Energy for Sustainable Development, SAFIRE : Cost-Benefit Coefficients
Report, Commission européenne, DG XI, 1996.

[7L’étude plus ancienne de P. Hubert pour la France concluait également à
un contenu en emploi du nucléaire et proche de celui du charbon et plus
élevé pour que celui du pétrole, mais en se basant sur des hypothèses de
coût largement obsolètes. "Le travail incorporé à l’électricité", Économie
et statistique, 126, 1980, pp. 65-77.

[8J.-P. Orfeuil, L’emploi et l’énergie mobilisés par le transport de
voyageurs, INRETS, Bron, France, 1996.

[9Certes, il existe un gisement rentable d’économies d’énergies, mais
pour sortir du nucléaire sans recourir massivement aux énergies fossiles,
il faudra mettre également en oeuvre des mesures d’économies d’énergie qui
coûteront beaucoup plus cher que les dépenses énergétiques économisées.

[10E. Goodstein, "Labor supply and the double-dividend", Ecological
Economics (42)1-2 (2002) pp. 101-106.

[11Economic Impacts of a Premature Nuclear Phase-Out in Switzerland, ZEW
Discussion Paper No. 01-68, ftp://ftp.zew.de/pub/zew-docs/dp/dp0168.pdf

[12Résolution sur le développement durable, 13 juin 2001