Accueil > Les lectures > Lectures 2009 > Nauru, l’île dévastée

Nauru, l’île dévastée

mercredi 2 décembre 2009, par Luc Semal

Nauru, l’île dévastée. Comment la civilisation capitaliste a anéanti le pays le plus riche du monde, Luc Folliet, La Découverte, 2009

"La catastrophe grandit comme un arbre" : ce proverbe est parfois cité par les Ukrainiens pour expliquer comment la catastrophe de Tchernobyl, loin de n’être qu’un événement ponctuel de l’année 1986, devrait plutôt être considérée comme un processus qui s’épanouit avec le temps, développant sans cesse de nouvelles ramifications toujours plus longues et toujours plus nombreuses à mesure que les malformations génétiques se perpétuent de génération en génération. À Nauru aussi, la catastrophe pourrait être comparée à un arbre, qui commence peut-être seulement à porter ses tristes fruits : c’est l’une des leçons que l’on peut tirer du livre-reportage fourni par le journaliste Luc Folliet après son séjour sur ce qui fut l’un des pays les plus riches du monde.

Nauru est un État indépendant de 9000 habitants, ce qui en fait la plus petite république du monde. Son histoire aurait pu nous être insignifiante. Mais le sous-sol de cette petite île de Polynésie renfermait un trésor : un phosphate particulièrement abondant et pur, utile en tant de guerre pour fournir des explosifs, et en temps de paix pour produire des engrais. Cette manne fut d’abord disputée par différentes puissances coloniales, sans que les Nauruans ne bénéficient de son exploitation. Puis, à partir de leur indépendance en 1968, le phosphate leur fut payé à bon prix et l’argent se mit à couler à flot dans le micro-État… à un point difficile à imaginer.

"Dans les années 1970, son PIB oscille autour des 20 000 dollars par habitant, pas loin de celui des États pétroliers de la péninsule Arabique"(p.45). Le récit de Luc Folliet fourmille d’exemples d’exubérances auxquelles conduisirent rapidement ce véritable "jackpot" : alors que le travail dans les mines était confié à des salariés immigrés, les Nauruans cessèrent de travailler, se comportèrent en rentiers et connurent l’argent facile. Cette "Naurutopia" est définie comme "une sorte de socialisme parfait où chaque citoyen récolte les fruits de l’activité de l’État", "un collectivisme à la mode nauruan, où chacun peut jouir d’une aisance matérielle et financière assurée directement par le gouvernement" (p.45). "L’État nettoie même les toilettes des habitants. Des femmes de ménage sont payées par le gouvernement pour tenir rangées les maisons" (p.46). Les entreprises financées par l’État se multiplient et deviennent pharaoniques : une compagnie aérienne, une compagnie maritime, une banque, des investissements immobiliers et des placements financiers à tout va.. Comme les pétrodollars des pays pétroliers, les "phosphodollars" financent les rêves de grandeur les plus fous de la petite île. "Il y avait ce sentiment que rien ne pouvait nous arriver..." (p.147)

Mais évidemment, les choses se gâtent avec les premiers signes d’épuisement des mines de phosphate au début des années 1990. Plutôt que de réduire leur train de vie, l’État et les Nauruans commencent à emprunter jusqu’à être étranglés de dettes : les compagnies nationales font faillite, l’État n’a plus un sou pour payer ses fonctionnaires, la banque doit fermer ses portes et les Nauruans perdent alors jusqu’à leurs dernières économies… Le couteau sous la gorge, Nauru n’a d’ autre choix que de "se vendre au plus offrant" (p.108) : en plus de devenir un paradis fiscal, l’État vend des passeports et se trouve mêlé à des affaires de terrorisme international au point d’être inscrit sur la liste américaine des États-voyous. Nauru loue ses terres à l’Australie qui y installe des camps d’internement de réfugiés jugés indésirables. Elle monnaye son soutien alternativement à la Chine et à Taïwan grâce à sa voix à l’ONU. Elle obtient du Japon une aide financière en échange d’un vote décisif en faveur de la reprise de la pêche à la baleine... "Le gouvernement nauruan monnaye le peu qu’il lui reste. Son sol pour les migrants clandestins chassés d’Australie. Ses maigres attributs d’État pour ses voisins asiatiques. Tout est bon à prendre" (p.116).

Comment un tel naufrage a-t-il été possible ? Comment l’un des pays les plus riches du monde a-t-il pu s’effondrer de la sorte ? L’auteur insiste avec raison sur le rôle de la "civilisation capitaliste", et notamment sur le rôle incroyablement déstabilisateur que peut avoir une entrée d’argent aussi massive et aussi brusque : un peu comme ces gagnants du loto qui sont dépassés par la situation et finissent par perdre la tête, Nauru est tombée dans tous les pièges. Corruption des dirigeants qui puisaient dans les caisses pour assouvir leurs caprices de stars, clientélisme systématisé à l’échelle de toute la population, rêves de grandeur conduisant à des investissements calamiteux, naïveté financière conduisant à des pertes colossales... Il est clair que l’argent est monté à la tête des Nauruans au point de les mener à la catastrophe.

Mais un autre aspect de la catastrophe nauruane, bien que présent dans l’essai, aurait peut-être mérité d’être davantage approfondi : la richesse de Nauru reposait uniquement sur le phosphate, c’est-à-dire sur une ressource fossile, en quantité finie, et donc épuisable. Et une fois cette manne épuisée, l’économie de Nauru s’est tout simplement effondrée. La catastrophe est d’autant plus déplorable que les dirigeants de l’île savaient depuis le début que le phosphate s’épuiserait vers la fin du XXe siècle : dès l’indépendance en 1968, le premier président nauruan "sait qu’il reste une trentaine d’années de croissance soutenue pour le pays. Il a consulté des spécialistes, des ingénieurs dont toutes les études montrent que le ralentissement de l’exploitation du phosphate interviendra dans les années 1990. Au début du XXIe siècle, c’est une certitude, Nauru n’aura plus le précieux minerai pour assurer son avenir" (p.42). La stratégie alors choisie consistait à "consacrer ce temps et cet argent à des investissements qui peuvent rapporter sur le très long terme : immobilier, projets hôteliers à l’étranger, participations dans des sociétés, etc. Nauru pense déjà à l’après-phosphate et décide d’intensifier son extraction. Plus l’argent rentrera, plus les investissements en dehors de l’île seront nombreux, et plus les retombées économiques seront diversifiées" (p.42).

En réalité, ce qui s’est joué à Nauru est donc aussi l’échec d’une transformation de capital naturel en capital financier. Aurait-il pu en être autrement ? Des investissements plus judicieux auraient-ils permis aux Nauruans de poursuivre leur existence de rentiers longtemps après l’épuisement de leur capital naturel ? Il est légitime d’en douter, tant l’environnement nauruan sort incroyablement appauvri de cette aventure : "80% de la surface de l’île a été creusée. [...] La végétation a repris ses droits dans les zones évidées au début du siècle mais ne parvient pas à cacher les saignées d’une extraction forcenée. Seul le pourtour de l’île a été relativement préservé. Pourtant, quand on regarde les photos prises au début du XXe siècle, le mince chemin de terre qui servira de tracé plus tard pour la route bitumée serpente dans une forêt touffue de cocotiers. Près d’un siècle plus tard, il n’y a pratiquement plus d’arbres sur Nauru. Quelques cocotiers et eucalyptus" (p.65). Non seulement la ressource fossile est épuisée, mais en plus les écosystèmes et les terres arables qui faisaient vivre Nauru depuis des siècles ont été anéantis : Nauru est désormais totalement dépendante des importations, notamment alimentaires. Certes, si Nauru n’avait pas bêtement dilapidé son capital financier, elle pourrait sans problème importer toutes ces denrées... à condition que le reste du monde ne suive pas son exemple et préserve davantage ses ressources naturelles, sans quoi les Nauruans eussent été condamnés à ne plus manger que leurs dollars australiens ! L’expérience nauruane mérite donc aussi d’être analysée comme une mise en garde face aux limites de la substituabilité des capitaux naturel, technique et financier.

Le sort de Nauru préfigure-t-il en partie notre avenir à tous ? Il est évidemment très tentant d’y voir une version new look de la tragédie de l’île de Pâques à l’heure du capitalisme débridé, et l’auteur lui-même fait une rapide référence à l’histoire pascuane et à l’essai Effondrement de Jared Diamond, avant de tirer cette conclusion : "Nauru n’est pas qu’un pays ruiné. Nauru parle de nous-mêmes confrontés à la richesse et à l’abondance. Nauru, c’est surtout l’histoire de l’homme qui, une fois son confort matériel assuré, néglige sa culture, oublie son passé et se fout de son environnement. Nauruans, Occidentaux ou Chinois. Sur ce point, je pense qu’on se vaut tous" (p.148-149). Que restera-t-il de nos richesses lorsque nos ressources fossiles viendront à manquer ? La question se pose pour les énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz naturel, uranium), mais aussi pour les minerais : cuivre (nécessaire pour produire et utiliser de l’électricité, même d’origine renouvelable), lithium, fer, aluminium, etc.

Pire encore : depuis que l’économie nauruane a fait naufrage, la catastrophe a continué à grandir, or c’est justement quand l’argent du phosphate a déjà été dilapidé que de lourdes dépenses devraient être engagées pour contrebalancer les dégâts engendrés par son extraction. Nauru connaît par exemple le taux d’obésité le plus élevé au monde (78,5%), tant ses habitants ont renoncé à tout effort physique en accédant aux voitures et aux plats préparés. Le diabète est devenu la première cause de mortalité chez les Nauruans, et l’espérance de vie a chuté, vraisemblablement en dessous de cinquante ans. C’est donc aujourd’hui que la catastrophe fait le plus de victimes, et c’est aussi aujourd’hui que l’argent vient à manquer pour faire face à cette situation de crise : l’hôpital nauruan, autrefois luxueux et suréquipé, n’est plus aujourd’hui qu’un "hôpital de campagne", "un mouroir à ciel ouvert" (p.123). Cet avertissement est à considérer très sérieusement, puisqu’il est à craindre que ce soit au moment où la population mondiale n’aura jamais été aussi nombreuse, vieillissante, malade et vivant dans un environnement aussi dégradé, que les pires effets de l’épuisement des ressources fossiles commenceront à sérieusement se faire sentir. De même que les Nauruans auraient dû anticiper cette épidémie de diabète tant qu’ils avaient encore les moyens financiers pour y faire face, il serait judicieux d’anticiper les catastrophes climatiques à venir tant que nous disposons encore des ressources financières et énergétiques nécessaires pour lancer des chantiers nécessaires mais très énergivores, comme l’isolation du parc immobilier ou la réhabilitation des réseaux ferrés.

La dernière interrogation soulevée par la lecture de cet essai est celle de l’avenir de Nauru : l’île peut-elle rebondir ? Deux fois dans son histoire, la population nauruane est tombée en dessous des 1500 habitants, ce qui est traditionnellement considéré comme un seuil démographique critique en deçà duquel le peuple nauruan risque de disparaître. Vraie ou fausse, cette idée a fortement impressionné l’imaginaire des Nauruans, et l’anniversaire de la naissance du 1500ème bébé nauruan fait encore office de fête nationale : "on le fête pour se rappeler que notre peuple est vulnérable, que nous sommes toujours un peu en sursis" (p.31). Après l’humiliation de l’effondrement de l’économie nauruane, de la corruption diplomatique et de la transformation en paradis fiscal, Nauru espère encore, et entend désormais préparer sa renaissance. Mais que lui reste-t-il pour cela ? Tout est à reprendre à zéro. Certains projets de relance de l’agriculture sont à l’étude, mais ils doivent tous commencer par une importation de terres arables, puisque presque toutes celles de l’île ont été anéanties par l’extraction... Autre piste envisagée : "au-delà de sa terre, Nauru dispose en mer d’une large ’zone économique exclusive’ d’une foisonnante richesse. Des dizaines d’espèces de poissons et de mammifères marins sont recensées dans les eaux abyssales du Pacifique qui entourent l’île. Thon, turbot, espadon, requins de toutes sortes, etc." (p.136). Quand on sait qu’une multitude d’espèces maritimes sont déjà surpêchées, et qu’une majorité des espèces de requins sont déjà considérées comme espèces menacées, on peut craindre que cette nouvelle poule aux œufs d’or ne soit déjà à l’agonie...

Mais finalement, la principale idée qui s’impose est tout simplement sidérante : "le secondary mining. Creuser la seconde couche. Encore et toujours le phosphate" (p.138). Car il reste des milliers de tonnes de phosphate à Nauru, et même si sa qualité est moindre, la demande croissante d’engrais, elle-même dopée par le développement des agrocarburants, a récemment rendu rentable son extraction : un phénomène qui n’est pas sans rappeler la ruée actuelle vers les pétroles bitumineux, véritable désastre énergétique, climatique et écologique. Bien sûr, les autorités nauruanes assurent avoir tiré les leçons du passé : "La ressource reste, elle, toujours épuisable. Les autorités du pays en sont bien conscientes. L’’espérance de vie’ du secondary mining est estimée à trente, peut-être quarante ans. Une période où l’altitude du plateau de l’île va s’abaisser de cinq ou six mètres. Nauru rongera le cœur de son île. Et les investissements à l’étranger ? ’On verra. Mais il faudra bien placer cet argent...’" (p.143). "Sans doute le phosphate fera-t-il de nouveau de Nauru un pays riche. De toute évidence, il n’y a pas de plan B" (p.144). Creuser encore l’île, à l’heure où le réchauffement climatique entraînera nécessairement une hausse du niveau des mers et des inondations en séries... Tout pousse à aller en ce sens : les Nauruans, qui souhaitent retrouver une part de leur richesse perdue, mais aussi le reste du monde, qui demande toujours plus d’engrais phosphatés pour ses agrocarburants, et qui pour cela est prêt à fournir à l’île les investissements nécessaires... L’hypothèse d’une forme de sobriété collective, qui consisterait à ne plus extraire de phosphate nauruan et à ne plus courir après cette richesse insoutenable, semble aujourd fhui s’éloigner à nouveau. Et l’ultime conclusion de cet essai devrait peut-être être, malheureusement, que l’arbre de la catastrophe productiviste n’a pas encore achevé sa croissance, à Nauru et dans le monde.

Luc Semal