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Quartiers populaires et écologie

De la transformation des modes de vie

vendredi 20 novembre 2009, par Elise Lowy

« Comment ne pas voir que le ressort principal de la croissance réside dans cette
fuite en avant généralisée que stimule une inégalité délibérément entretenue : dans ce que
Ivan Illich appelle "la modernisation de la pauvreté" ? "Dès que la masse peut espérer
accéder à ce qui était jusque-là un privilège de l’élite, ce privilège (le bac, la voiture, le
téléviseur) est dévalorisé par là même, le seuil de la pauvreté est haussé d’un cran, de
nouveaux privilèges sont créés dont la masse est exclue. Recréant sans cesse la rareté pour
recréer l’inégalité et la hiérarchie, la société engendre plus de besoins insatisfaits qu’elle n’en
comble, le taux de croissance de la frustration excède largement celui de la production "
(Illich).

Tant qu’on raisonnera dans les limites de cette civilisation inégalitaire, la croissance apparaîtra
à la masse des gens comme la promesse - pourtant entièrement illusoire - qu’ils cesseront
un jour d’être "sous-privilégiés", et la non-croissance comme leur condamnation à la médiocrité
sans espoir. Aussi n’est ce pas tant à la croissance qu’il faut s’attaquer qu’à la
mystification qu’elle entretient, à la dynamique des besoins croissants et toujours frustrés
sur laquelle elle repose, à la compétition qu’elle organise en incitant les individus à vouloir,
chacun, se hisser "au-dessus" des autres. La devise de cette société pourrait être : Ce qui est
bon pour tous ne vaut rien. Tu ne seras respectable que si tu as "mieux" que les autres.
Or c’est l’inverse qu’il faut affirmer pour rompre avec l’idéologie de la croissance : Seul est
digne de toi ce qui est bon pour tous. Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni
n’abaisse personne. Nous pouvons être plus heureux avec moins d’opulence, car dans une
société sans privilège, il n’y a pas de pauvres. »

André Gorz, "Leur écologie et la nôtre", Le Sauvage (1974) et EcoRev’ (1999)

La récupération et le dévoiement de
l’oxymore "développement durable"
renforce l’impérieuse nécessité d’une transformation
radicale des modes de vie dans
nos sociétés caractérisées par l’hybris, la
démesure. L’ampleur des crises ne permet
pas de se contenter de la "consommation
durable" : outre que nombre de produits ne
font pas l’objet d’une meilleure "écoefficience",
l’effet rebond fait que les
quantités de matière utilisées, calculées en
flux cumulés, continuent de croître. Face à
la "croissance verte", l’enjeu demeure celui
d’une rupture avec le processus d’accumulation
du capital dans un monde fini, de
l’essor d’autres modes de production,
d’autres modes de vie, pour aller vers une
société de sobriété qui soit compatible avec
une bonne qualité de la vie. Le calcul de
l’empreinte écologique ne constitue pas
seulement un signal d’alerte, un élément de
preuve de l’urgence de la crise écologique,
il invite aussi à chercher les moyens de la
réduire, pour retrouver le sens de la limite,
avec une exigence de justice sociale et
environnementale. Les nouveaux défis
écologiques posés à nos sociétés en ce
début du XXIème siècle ne peuvent être pensés et relevés sans prendre en compte
les "vaincus" [1]. De nombreuses
recherches ont déjà montré que la pensée
écologiste est, tout du moins dans les
sociétés occidentales, plébiscitée et
défendue essentiellement par les classes
moyennes ou aisées à capital culturel élevé.
Quelle place, quel écho, l’écologie peut-elle
trouver dans les quartiers populaires,
dans lesquels le chômage structurel,
consubstantiel au productivisme, a créé un
certain nombre d’individus déracinés,
humiliés, désaffiliés, des "obscurs" [2] ?
Quels sont les liens entre la pensée écologiste,
pensée de la rupture avec l’hybris, et
les quartiers populaires, ces quartiers
d’exil [3] dont les habitants subissent une
violence venue "d’en haut" : chômage
massif, relégation et stigmatisation [4] ?
Au-delà de leur relative diversité sociale - différentes professions et catégories
socioprofessionnelles y sont représentées -,
ce qui crée une homogénéité de la
population des quartiers populaires, outre
le mal-vivre plus ou moins diffus, est un
certain degré de convergence en termes de
niveau de revenus et de statut, mais aussi
et surtout l’expérience de cette violence
"d’en haut". Ces liens entre quartiers
populaires et écologie peuvent être appréhendés
au plan de la morpho-structure
sociale (structure sociale, morphologie
socio-spatiale), du système institutionnel
(valeurs, normes) mais aussi de l’action
(mouvements sociaux, usages).

Le fait que les écologistes appartiennent
majoritairement aux classes moyennes ou
aisées à fort capital culturel [5] semble aller
dans le sens de l’idée que l’écologie,
comme le disait Bourdieu, serait un luxe de
classe moyenne. La nature de cette composition
sociale est liée à l’émergence d’un
nouveau sujet politique : les multitudes [6],
c’est-à-dire ces masses intellectuelles sur
lesquelles repose le post-fordisme, ce
système dans lequel la production de
richesse surgit principalement du travail
immatériel, soit le savoir et la communication.
Pourtant, la distance communément
admise entre classes populaires et écologie
ne peut qu’être mise tant face aux résultats
de recherches ayant montré que les
militants écologistes sont néanmoins très
souvent issus des classes populaires [7] que face au niveau du vote écologiste en
leur sein [8]. Par ailleurs, en dépit de
certains passages d’Ulrich Beck selon
lesquels le risque deviendrait un critère
supérieur à la notion de répartition des
richesses qui structure notre société capitaliste,
on ne peut nier l’existence d’inégalités
écologiques. Il existe, certes, des risques
qui concernent tout le monde, mais il en
existe aussi auxquels les classes populaires
sont les plus exposées, comme l’ont très
bien mis en valeur, les premiers, les mouvements
de la "justice environnementale" [9].

Il suffit d’observer les conditions de vie
des plus défavorisé-es pour comprendre
qu’ils/elles sont souvent ceux et celles qui
souffrent le plus en matière d’environnement
souillé et pollué. Cadre de vie
dégradé, surconsommation à bas coût dans
les "hard-discounters" ou encore risques
pour la santé au travail sont le lot quotidien
des habitants des quartiers populaires. De
fait, les classes populaires sont moins
protégées que les autres face à la globalisation
et à la double crise sociale et
écologique qui caractérise ce nouveau capitalisme [10]. Celle-ci est telle, et ses
conséquences souvent d’autant plus fortes
sur les plus pauvres, qu’il n’est, à notre
sens, "pas seulement immoral", mais
"faux" d’en faire abstraction : "Désormais,
toute pensée qui ne témoigne pas d’une
conscience de la fausseté radicale des conditions
de vie régnantes est une pensée en
défaut, car faire abstraction de ces conditions
omniprésentes n’est pas seulement
immoral, c’est faux" (Herbert Marcuse [11]).

L’idée que les quartiers populaires seraient
un symbole de l’anti-écologie trouve de
solides appuis lorsque l’on étudie la
morphologie socio-spatiale, la ville rationnelle
n’étant que l’envers spatial du
productivisme [12]. Les zones industrielles
et commerciales sont les figures mêmes
des non-lieux tel que les décrit Marc Augé.
Le zonage implique des routes, autoroutes
et échangeurs pour relier les différentes
zones : "la Circulation entre parmi les
fonctions sociales et se classe au premier
rang. (…) Le Circuler se substitue à l’Habiter,
et cela dans la prétendue rationalité technicienne"
(Henri Lefebvre [13]). Par ailleurs,
l’urbanisme fonctionnaliste, ses grands
ensembles homogènes et ses rues portant
souvent, non pas des noms, mais des
numéros, est un des principaux éléments
qui oppose les quartiers populaires à l’écologie.
Les revendications des habitants pour
l’amélioration d’un cadre de vie dégradé
(logements insalubres, "froideur" des lieux,
etc.) sont un des liens les plus étroits qu’ils
entretiennent avec l’écologie. Les démolitions-
reconstructions d’immeubles dans le
cadre des "Grands Projets de Ville",
ignorent la solution de la rénovation et
sont faites sans réelle concertation avec
les habitants. Ils suscitent l’indignation et
le choix arbitraire des bâtiments détruits est
souvent jugé mauvais.

Les habitants des quartiers populaires ne
sont pas imperméables aux valeurs
consuméristes et travaillistes qui dominent
dans nos sociétés, où l’homo faber est
réduit à l’animal laborans, où l’action et la
pensée tendent à être réduites au calcul de
l’Homo economicus et à son productivisme
destructeur qui instrumentalise
nature et hommes. Nombre d’entre eux sont
ces "travailleurs sans travail" qu’évoquait
Hannah Arendt [14]. La restructuration
économique et la désyndicalisation ont
engendré une augmentation du chômage et
de la précarité. Bien que le rapport au
travail se soit progressivement transformé
avec la fin de la société industrielle, la
revendication salariale reste souvent prioritaire
pour les habitants, l’objectif étant "de
travailler plus pour avoir un meilleur salaire
et toucher plus de primes" [15]. Mais à
eux plus qu’à d’autres, sous la forme d’une
injonction paradoxale, la société intime de
travailler sans leur donner ce travail, tout
comme elle leur intime de consommer, sans
leur en donner les moyens. Consommer est
presque devenu pour certains un véritable
mode d’exister. Se nourrir, se vêtir, est bien
sûr une nécessité dans laquelle passe le
peu de revenus perçus, mais cela va
souvent beaucoup plus loin, pour devenir
parfois la seule activité ; les quelques
économies sont alors consacrées, dans une
conception purement matérialiste, à des
"must have", c’est-à-dire des produits de
marque que la société de consommation
pousse à posséder, quitte à passer par des
crédits "revolver" (carte de magasins de la
grande distribution, centrales de crédit…)

C’est "la malédiction d’être pauvre au sein
d’une société riche dans laquelle la participation
à la sphère de la consommation est
devenue la condition sine qua non de l’accès
à la dignité sociale, voire le passeport pour
la citoyenneté (surtout pour les plus
démunis, qui n’ont rien d’autre pour attester
leur appartenance)" (Loïc Wacquant [16]).
La publicité, toujours plus envahissante,
joue un rôle évidemment considérable dans
ce cercle vicieux.

Comment l’idée de sobriété choisie peut-elle
être entendue par une population qui
demande, dans sa grande majorité, à avoir
le droit de consommer plus ? Force est de constater que la défense de la qualité de la
vie se heurte souvent à une conception
quantitative de la vie, à la "quantité de la
vie". Par leur rapport à l’urbain, au
"Progrès", les habitants des quartiers
populaires montrent qu’ils ne sont pas
insensibles à l’évolutionnisme et à la
religion du développement, "valeurs"
communes de nos sociétés occidentales.
Alors même que, dans l’Histoire, l’évolutionnisme - et ses quatre composantes que
sont le productivisme, l’ethnocentrisme, le
scientisme et le progressisme - a légitimé la
colonisation et l’esclavage, au nom du
"développement" de sociétés prétendument
"arriérées" et que certains
habitants, ou leurs ancêtres, ont été eux-mêmes
catalogués comme appartenant à
ces sociétés, le schéma Barbares/Civilisés
est souvent reproduit, opposant les
"campagnards" aux urbains, les "bledards"
aux "gens d’ici".

Mais au-delà de ce constat de la prégnance
des valeurs travaillistes et consuméristes
chez les habitants, plusieurs changements
sociétaux, l’entrée dans une "société du
risque" caractérisée par une radicalisation
de la Modernité, d’une part, et le processus
d’individuation, d’autre part, créent ou
approfondissent les relations entre
quartiers populaires et écologie. Nous
sommes entrés dans des sociétés surmodernes
(Georges Balandier). L’ampleur
et l’urgence de la crise écologique sont
désormais admises par tous ou presque.
L’humanité doit assumer sa responsabilité
dans le risque nucléaire, les pollutions
d’origine industrielle, la réduction de la
biodiversité, l’effet de serre, ou encore
l’épuisement des ressources naturelles non
renouvelables. Les habitants des quartiers
populaires ne sont pas hermétiques à la
prise de conscience de l’urgence de la crise
écologique. Outre la sensibilisation par
l’intermédiaire des lanceurs d’alerte, ils sont
souvent concernés directement par les
risques, à travers par exemple les maladies
au travail [17] ou la proximité de sites
classés SEVESO : un certain nombre de
travaux ont explicité les liens qui existent
entre position sociale et proximité avec des
sites à risque [18]. Par ailleurs, le processus
d’individuation et les transformations de
l’équilibre Nous/Je [19] se traduisent par
une tension global-local [20], Les Éditions de l’atelier
/ Éditions Ouvrières, Paris, 1997 ; L’engagement au
pluriel
, Publications de l’Université de Saint-Etienne,
2001]], c’est-à-dire
une part croissante du "je", parallèle à une
intégration croissante du "nous" à
dimension planétaire, qui tisse des liens
entre quartiers populaires et écologie sur
des thèmes comme le rapport au pouvoir
politique, l’immigration, mais aussi l’intérêt
tant pour la sauvegarde de la planète que
pour la vie quotidienne et le cadre de vie.

Si le processus de rationalisation moderne
s’accompagne d’un déferlement de la rationalité
instrumentale, alors un refus de la
réification, de la colonisation du monde
vécu par le système, passe nécessairement
par un contrepoids à l’agir stratégique, par
l’élaboration d’un autre rapport au monde.
Cet autre rapport au monde, cet "autre
monde", se construit par l’action conjuguée
des mouvements sociaux et des autres
formes qui se développent en même temps
que se transforment les formes de l’engagement,
à l’image de la "résistance
ordinaire" [21].

Le poids croissant du nouveau mouvement
ouvrier (NMO), qui lie conflits dans le travail
et hors travail, faisant en quelque sorte
une synthèse du syndicalisme et du
mouvement écologiste, tend à rapprocher
quartiers populaires et écologie, de par
l’hybridation des pratiques et la nature des
revendications, qui font se rencontrer des
thèmes longtemps pensés en opposition,
comme par exemple l’emploi et la
protection de l’environnement.

À cet égard, le développement de l’écosyndicalisme
peut jouer un rôle essentiel,
notamment dans la conversion en coopératives
écologiques. Par ailleurs, les liens
entre quartiers populaires et écologie
peuvent aussi être analysés à l’aune du
rôle incroyablement important que jouent
dans les quartiers populaires les associations, que Martine Barthélemy [22] considère comme l’"expression cristallisée
et organisée du mouvement social".
Nombre de chercheurs ont montré comment
le lien social se désagrège dans nos
sociétés, comment, avec la colonisation du
quotidien, le vis-à-vis (acteur/système)
supplante le face à face (interaction entre
acteurs), et ce d’autant plus dans les
quartiers populaires, en ce sens où la
proximité géographique va de paire avec
l’éloignement social [23], où la commensalité
amicale et le taux d’activité
associative sont moindres dans les classes
populaires, où, enfin, précarité et mode de
vie isolé sont liés [24]. La réalité de ce
diagnostic est incontestable. Néanmoins,
la richesse relationnelle des quartiers
populaires est plus forte que certains
veulent bien le croire et elle est d’ailleurs
vécue comme telle. "Ces quartiers, mal
vécus par l’opinion publique nationale et par
les habitants des autres quartiers, ou par
ceux qui viennent y travailler, apparaissent
beaucoup mieux vécus par ceux qui y
habitent" (Debordeaux, Godard et
Querrien [25]). Les liens, à défaut des
biens, sont bien présents. Le mouvement
associatif constitue une richesse sociale
très importante ; il participe au désenclavement
des populations et revalorise
l’image des quartiers populaires [26]. Il unit
de manière profonde quartiers populaires et
écologie, à travers les valeurs d’autonomie
et de solidarité. La richesse sociale, donc
immatérielle, tant d’un point de vue créatif - arts et culture - que de celui des relations
que les personnes établissent entre elles,
en s’associant, est un élément nodal de la
relation entre quartiers populaires et
écologie.

De plus en plus nombreux sont les militants
du quotidien qui osent l’exode sans
attendre la catastrophe, qui adoptent, ici et
maintenant, d’autres modes de vie,
cherchent à inventer des alternatives qui
constituent souvent des lieux d’expérimentations
socio-politiques post-productivistes.
Les pratiques écologiques ne sont pas
l’exclusivité des classes moyennes à capital
culturel élevé. Certes, les pratiques écologiques
volontaires sont peu répandues
dans les quartiers populaires en raison de
différents éléments contraignants : les
modèles culturels, un budget serré et les
mass medias conduisent les habitants
davantage vers les supermarchés à bas prix
que vers les produits biologiques des AMAP.
L’urgence du quotidien constitue souvent
un frein à ces pratiques, en ce sens où ces
dernières n’apparaissent pas comme une
priorité. Elles sont souvent perçues comme
un nouveau privilège réservé à ceux qui
ont de l’argent et du temps à y consacrer.
En matière de transports, l’usage fréquent
de la voiture - sachant par ailleurs que "les
ouvriers (hommes) l’utilisent de manière
plus significative que les cadres moyens ou
supérieurs" [27] - s’explique par les
contraintes imposées par le zonage mais
aussi par le poids des valeurs matérialistes
 : avoir une belle voiture reste un
signe extérieur de richesse recherché. Les
pratiques écologiques existent néanmoins,
tout en n’étant pas nécessairement
formulées comme telles, qu’il s’agisse de la
sortie du circuit de la grande distribution au
profit des petits marchés de quartiers et
des commerces de proximité, des
économies d’eau et d’énergie, de l’utilisation
des transports en commun ou encore
du recours au système D et de l’économie
solidaire. La demande des habitants en matière de consommation ne correspond
pas toujours à l’offre des hypermarchés,
d’autant que diverses cultures et traditions
nationales ou religieuses co-existent
souvent, chacune induisant la consommation
de produits spécifiques, absents ou
rares dans les hypermarchés. Les habitants
sortent alors du circuit de la grande distribution
pour faire fonctionner les petits
marchés de quartier et les commerces de
proximité. Par ailleurs, le fait d’avoir des
moyens restreints conduit des habitants à
économiser l’eau et l’énergie et à utiliser les
transports en commun - essentiellement le
bus -, tandis que l’avion n’est que rarement
utilisé car trop onéreux... Cela les amène
aussi à consommer moins qu’ils ne le
voudraient ; nous sommes donc face à une
limitation contrainte de la consommation et
non à une autolimitation de la consommation
librement choisie. En outre, la
recherche des moyens de la survie
matérielle, la "livelihood of man" [28],
engendre souvent un recours à l’économie
informelle, autrement dit au système D. Or,
selon Serge Latouche [29], c’est justement
du côté de l’informel anti-développementiste
qu’il convient de chercher refuge,
comme forme d’économie capable de
constituer une véritable alternative, du
moins tant qu’elle ne relève pas de l’économie
criminelle. Il existe également des
formes de troc, en termes d’échanges de
biens ou de services, mais aussi des formes
de solidarité financière intra-communautaire,
par exemple ce qui est nommé la
"tontine", soit la mise en commun d’argent
dans le but de fournir un prêt à une
personne, laquelle doit ensuite le
rembourser, mais sans intérêts à verser.
Enfin, certains, par un emploi dans le
secteur associatif, participent à l’essor de
l’économie solidaire, soit à une autre
manière d’instituer - "to embed" selon Karl
Polanyi - socialement l’économie en subordonnant
la production à l’idéal d’une autre
richesse, humaine et sociale.

La transformation des modes de vie dans
les quartiers populaires dans une société
qui "engendre plus de besoins insatisfaits
qu’elle n’en comble, (où) le taux de croissance
de la frustration excède largement
celui de la production" (Ivan Illich cité par
André Gorz [30]) est à appréhender plus
largement à travers une nécessaire transformation
écologique de l’économie.

Celle-ci, remettant en cause tant l’argument
de l’emploi venant justifier une négligence
de l’environnement que celui, a contrario,
de la protection de l’environnement venant
légitimer la mise au second plan des inégalités,
passe notamment par une
relocalisation de l’économie et l’instauration
du Revenu Garanti. La remise en cause du
primat du paradigme économiciste qu’implique
cette transformation est réaliste, en
premier lieu parce que l’économie n’est pas
"naturelle" mais institutionnelle, ensuite
parce que l’histoire anthropologique [31] montre que cela est possible en mettant en
valeur des sociétés où l’économie occupe
une place secondaire. Définir l’économie
selon le modèle substantif permet de saisir
en quel sens l’économie renvoie en réalité
à une pluralité d’institutions possibles -
non au seul marché - et en quel sens l’économie
peut être encastrée dans la société.
Il s’agit de changer la hiérarchie des valeurs
de notre société, en adoptant une définition
plurielle de la richesse, ce à travers une
délibération collective soumise aux règles
de l’éthique de la discussion. Il s’agit
d’opposer au "développement durable"
définit en termes de "piliers" - où les différentes
sphères économique, sociale et
environnementale sont séparées avec
seulement quelques interconnexions à la
marge -, une conception qui implique que
la dimension économique soit nécessairement
encastrée dans les dimensions
sociale et environnementale, dépendante
des limites de l’écosphère.

Opposons à la démesure dévastatrice
la sobriété conviviale !


[1Benjamin W. "Sur le concept d’histoire" in Les
Temps modernes
, 2, n°25, 1947

[2Bloch E., Héritage de ce temps, Payot, 1978

[3Dubet F. & Lapeyronie D. Les quartiers d’exil, Le
Seuil, 1999

[4Wacquant L. Parias urbains, La Découverte, 2005

[5Kitschelt H. "The Life Expectancy of Left-Libertarian
Parties. Does Structural Transformation or Economic
Decline Explain Green Party Innovation ? A Response
to Wilhelm P. Bürklin" in European Sociological Review,
4, 155-160, 1988

[6Hardt M. & Negri A. Empire, Exils, 2000 ; Virno P.
Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes
de vie contemporaines
, L’Eclat/Conjonctures, 2002

[7Pelletier W. "Positions sociales et procès d’institutionnalisation
des Verts" in Revue Contretemps,
Critique de l’écologie politique, n°4, mai 2002

[8Lipietz A (2009, 28 juin). "Europe Ecologie : radiographie
d’un vote". http://lipietz.net/spip.php?article
2458

[9Klinenberg E. "Eviter l’éparpillement des luttes
raciales et sociales. La gauche américaine découvre la
justice écologique" in Le Monde Diplomatique, février
1998

[10De ses caractéristiques, la flexibilité, la déréglementation
et la compétition, il résulte une
précarisation généralisée, en ce sens où le capitalisme
actuel a besoin d’une force de travail
complètement réifiée (Virno P. Opportunisme, cynisme
et peur
, Editions de l’éclat, 1991). Ce nouveau capitalisme
engendre en même temps une crise écologique
sans précédent, constituant une véritable menace pour
la planète et l’humanité. Ainsi, aux "contre-finalités"
du progrès technique mises en valeur par Ivan Illich
depuis la fin des années soixante, début des années
soixante-dix s’ajoutent des effets exclusivement
négatifs : la destruction de la biodiversité, la
raréfaction des ressources en eau, le changement
climatique, l’accumulation irréversible des pollutions et
des déchets au-delà de tout seuil critique de régénération
et de toute capacité de charge de la planète.
L’homme est devenu cette "force géologique planétaire"
(Vernadsky W., La biosphère (1926), Diderot
Éditeur, 1997).

[11Marcuse H. Contre-révolution et révolte, Editions
du Seuil, 1973

[12Juan S. La société inhumaine. Mal-vivre dans le
bien-être
, L’Harmattan, p.49

[13Lefebvre H. La vie quotidienne dans le monde
moderne
, Gallimard, 1968

[14"Ce que nous avons devant nous, c’est la
perspective d’une société de travailleurs sans travail,
c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On
ne peut rien imaginer de pire." (Arendt H. Condition de
l’homme moderne
(1958), Calmann-Lévy, 1983)

[15Extrait d’un entretien mené dans le cadre d’une
enquête sociologique sur les liens entre quartiers
populaires et écologie dans la ZUS d’Hérouville-Saint-
Clair (Basse-Normandie)

[16Wacquant L. Parias urbains, La Découverte, 2005

[172,3 millions, soit 13,5%, de salariés, au moins,
sont actuellement exposés aux produits cancérigènes ;
parmi eux, 70 % sont des ouvriers. Au moins 4 à
8,5% (11 000 à 20 000) des nouveaux cancers chaque
année sont d’origine professionnelle, et ce chiffre
s’élève à 20% chez les ouvriers - un cancer sur cinq -
(Enquête SUMER, DARES/DRT, mars 2006).

[18Brulle R.J & Pllow D.N. "Environmental Justice :
Human Health and Environnmental Inequalities" in
Annu.Rev.Public Health, 2006

[19Elias N. (1939-50) La société des individus, Fayard,
1991

[20Ion J. [[La fin des militants ?

[21Dobré M. L’écologie au quotidien. Eléments pour
une théorie sociologique de la résistance ordinaire
,
Paris, L’Harmattan, 2002

[22Barthélémy M. Associations, un nouvel âge de la
participation ?
, Presses de Sciences po, 2000, p.13.

[23Chamboredon J.-C. ; Lemaire M. "Proximité
spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et
leur peuplement" in Revue Française de Sociologie, XI,
1/4, pp. 3-33, 1970

[24Juan S. op.cit. ,p. 85

[25Godard, Querrien & Debordeaux in En marge de
la ville, au coeur de la société : ces quartiers dont on
parle
(collectif ), Editions de l’Aube, 1997, 8.

[26Auclair E. "Comment les arts et la culture peuvent-ils
participer à la lutte contre les phénomènes de
ségrégation dans les quartiers en crise ?" in Hérodote,
Ghettos américains, banlieues françaises
, n°122, 3e
trimestre 2006

[27Juan S. op.cit. p. 69

[28Polanyi K. The Livelihood of Man, édité par Harry
W.Pearson, New York, Academic Press, 1977

[29Latouche S. "L’oxymore de l’économie solidaire"
in Revue du MAUSS, L’alter-économie. Quelle "autre
mondialisation" ? (fin), p. 145-150, n°21, 2003

[30Gorz A. "Leur écologie et la nôtre", Le Sauvage,
avril 1974.

[31Clastres P. La société contre l’Etat, Minuit, 1974 ;
Sahlins M., Age de pierre, âge d’abondance, 1972, tr.fr,
réed. Gallimard, 1976