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Penser la question des outils avec André Gorz
vendredi 20 novembre 2009, par
« Politiquement, le socialisme ne peut être que le pouvoir de classe des
travailleurs ; économiquement, il ne peut être que la propriété collective des moyens de
production, c’est à dire la fin de l’exploitation. Mais il n’est pas que cela : il est aussi un
nouveau type de relation des hommes entre eux, un nouvel ordre des priorités, un nouveau
modèle de vie et de culture. S’il n’est pas tout cela aussi, il perd son sens. Ce sens, pour
le définir en une phrase, c’est la subordination de la production aux besoins, tant pour ce
qui est produit que pour la manière de le produire. »
André Gorz, Introduction à Stratégie ouvrière et néocapitalisme (1964)
La pensée d’André Gorz permet d’aborder de
la manière la plus intéressante les
questions auxquelles la gauche anti-productiviste
mais non fermée à l’héritage marxien
ne peut se dérober. Fidèle au Marx
humaniste et critique de l’économie
politique, c’est en effet sur la base d’une
lecture hétérodoxe du Capital et des
Grundrisse que Gorz refusait de faire de
l’illimitation des forces productives et du
travail-emploi le socle de l’émancipation
humaine [1]. D’où la centralité dans son
œuvre de la critique de la technoscience
dans laquelle s’incarne la domination sur la
nature et sur les hommes. Il rejeta d’ailleurs
dans les années 1960 - donc bien avant sa
tentative de marier Marx et Illich - un socialisme
qui conserverait les outils du
capitalisme dans la mesure où les moyens
de production constituent également des
moyens de domination.
C’est la raison pour laquelle son souci
premier et constant était de comprendre la
dynamique d’un mode de production
responsable des dévastations des
écosystèmes ; une priorité qui motivera
une définition extrêmement précise de
l’écologie comme résistance à l’envahissement
et à la dégradation d’un milieu de
vie épanouissant et "lutte contre la
domination, contre la destruction d’un bien
commun par des puissances privées,
soutenues par l’État, qui [dénient] aux
populations le droit de choisir leur façon de
vivre ensemble, de produire et de
consommer" (NO). Il nous rappelait qu’un
des enjeux fondamentaux de l’écologie
politique est par conséquent la préservation
d’un monde humain : telle est sans doute
pour moi la toute première leçon d’André
Gorz.
Sur cette base, et ceci constitue à mon
sens son second apport majeur, il est
l’auteur qui est indiscutablement allé le
plus loin dans l’effort nécessaire pour nouer
correctement les questions du travail, de
l’organisation et des techniques de
production - prérogative historique du mouvement ouvrier et sujet quelquefois
mal connu des écologistes - et d’autre part
la problématique écologique à laquelle les
spécialistes et militants des questions
sociales s’ouvrent encore difficilement
aujourd’hui. Conscient cependant de la
réception mitigée dans certains cercles de
l’écologie radicale de ses textes sur le
travail immatériel à partir de 1997, il s’interrogeait
sur la possibilité d’une convergence
entre ceux qui pensent et font l’écologie
radicale aujourd’hui et ceux pour qui l’anticapitalisme
passe par une critique de la
valeur.
Rappelons très brièvement sa thèse : pour
Gorz, l’économie dite de la connaissance
est la crise du capitalisme. Cette économie
à très haute productivité liée à la révolution
informationnelle, quoique essentielle à sa
sortie de la crise du fordisme, amène
le capitalisme vers son extinction.
L’informatique et Internet rendent
notamment possible la traduction en
langage numérique, la reproduction et la
communication quasiment sans frais des
fruits de l’intelligence collective qui, à ce
titre, tendent à devenir de plus en plus
accessibles et utilisables par tous. Cette
rupture rend envisageable l’émancipation
de la logique de la marchandise vers une
économie de la gratuité et de la mise en
commun car elle correspond à une décroissance
de l’économie fondée sur la valeur
(d’échange) qui va en s’accentuant. Dans
cette perspective, les cyber-radicaux des
réseaux de logiciels libres, constituent la
figure emblématique d’une appropriation
collective, désormais possible, du travail, et
le modèle d’"artisanat high-tech" l’esquisse
d’une voie de sortie hors de l’industrialisme
productiviste vers un communisme
informationnel.
Certains militants écologistes ont à cet
égard exprimé surprise, réserve, voire
malaise, face à la place déterminante
accordée aux digital fabricators (CM 56-59
notamment) dans ses derniers écrits. [2] Sans partager l’enthousiasme entier de mon
maître sur ce point, je considérais et
considère toujours qu’une position diamétralement
opposée, de diabolisation de
cette technologie, n’est pas tenable et que
fait cruellement défaut un débat ouvert sur
l’ambivalence intrinsèque de l’outil informatique.
Plus généralement, recouvrer une
indispensable maîtrise des moyens de
travail et des choix de production dans la
perspective même ouverte par Gorz exige,
me semble-t-il, une réflexion sur la
conception même de ces moyens qui reste
encore largement insuffisante dans les
milieux écologistes.
Je voudrais suggérer ici que nous trouvons
justement dans les prémisses théoriques
qui motivaient l’optimisme de Gorz pour
cette technologie les ressources dont nous
avons besoin pour entamer cet examen
raisonné. Celles-ci résident dans sa visée
d’un rétablissement de l’unité du sujet de la
production et du sujet de la consommation.
Les catastrophes multiples et déjà
actuelles - climatique, énergétique, humanitaire,
etc. - rendent en effet plus actuelle
encore la thématique marxienne retravaillée
par Gorz des "producteurs associés" qui,
bien qu’elle ait subi divers avatars au long
de 50 années de publications, figure
comme schème fondamental de sa pensée
jusque dans son ultime texte. Composante
depuis le début des années 1960 de sa revendication d’une abolition du salariat
comme mode dominant de rapports sociaux
et autre face du capital, elle lui a permis
d’offrir très tôt un contenu alternatif au
modèle soviétique de la fameuse "réappropriation
des moyens de production". Cette
thématique est précieuse pour esquisser
des utopies progressistes dans un monde
de dépossession croissante.
Elle implique une prise en compte permanente
du rapport de conditionnement entre
production/travail et consommation : la
dépossession des moyens de production
qui structurent aussi l’offre de consommation,
aboutissent au monopole de l’offre
et à la dictature sur les besoins qui
s’oppose à l’autonomie des individus, à
"leur capacité de réfléchir ensemble à leurs
fins communes et à leurs besoins communs"
(TSC 12). Or, à la fois connaissance,
technique de production de connaissance
et moyen de fabrication, de régulation,
d’invention, de coordination, l’informatique
fascinait Gorz qui y percevait la fin de la
division sociale entre ceux qui produisent et
ceux qui conçoivent les moyens de produire
(LEL 20-21), de la division du travail en
tâches spécialisées et hiérarchisées et
l’impossibilité dans laquelle se trouvaient
les producteurs de s’approprier et
d’autogérer les moyens de production (I 20-
21) ; ceci dans la mesure où la principale
force productive mise en oeuvre, l’inventivité
humaine, est gratuite et inépuisable
sous la forme de logiciels libres traités
comme un bien commun de l’humanité.
Il avait finalement accordé crédit à la possibilité
pour une majorité d’objets de se
prêter à une autogestion décentralisée. Les
moyens d’autoproduction high-tech
rendraient "virtuellement obsolète" la
mégamachine que constituaient les moyens
de production du complexe industriel, et
l’ordinateur, devenu outil universellement
accessible, permettrait d’accroître le
potentiel de relocalisation des cercles de
coopération et l’autoproduction hors
marché. Cette réunification du producteur et
du consommateur au moyen des outils
high-tech actuels ou futurs dépasserait
l’échelle individuelle pour s’étendre à des
populations entières par le biais de réseaux
de sociabilité, d’échange et d’assistance
mutuelle, de diffusion d’innovations et
d’idées, et impliqués dans la réalisation de
grandes installations complexes qui produiraient
le nécessaire comme le désirable
avec une dépense de travail largement
inférieure, une productivité très supérieure
à celle de leur production industrielle
(TSC 14).
On pourrait, et même devrait, s’interroger
sur cette dernière assertion sur leur
potentiel productif. Il conviendrait
néanmoins de s’intéresser également à
l’autre motif de cette confiance en ces
technologies. Comme d’autres récentes tel
le téléphone, elles correspondent, soutenait
Gorz, à la définition illichienne des "outils
conviviaux" : une utilisation aisée et à
volonté qui maximise l’autonomie personnelle
et collective ; outils qu’il avait
rebaptisé "technologies ouvertes"
puisqu’elles favorisent la communication et
l’interaction, par opposition aux "technologies
verrou" qui amenuisent la liberté de
la personne, "asservissent l’usager,
programment ses opérations, monopolisent
l’offre d’un produit ou service". Le nucléaire
ou les OGM sont de ces "monuments à la
domination de la nature, qui dépossèdent
les hommes de leur milieu de vie et les
soumettent eux-mêmes à leur domination"
(LEL 16).
Au-delà du respect religieux pour l’un des
pères de l’écologie en France ou, à l’inverse,
de l’occultation de ses tout derniers écrits,
j’aimerais pour ma part voir poser la
question de savoir si l’optimisme d’André
Gorz pour les digital fabricators - et les
technologies du numérique plus largement -
était ou non justifié à l’aune de cette
conception si riche de la réappropriation.
A la question des outils exigés par un large
degré d’auto-détermination et de coopération,
ainsi que par une réduction
importante mais sélective de la consommation,
je suis comme Gorz convaincue
qu’est fécond l’apport d’Illich pour qui, il le
rappelait dès Adieux au prolétariat [3] le
caractère convivial de l’outil ne dépend pas
de son niveau de complexité et était
souhaitable une synergie entre différents
modes de production, plus ou moins
hétéronomes ou autonomes. Si cette
perspective était considérée comme raisonnable,
ne pourrait-on pas, dans une
perspective gorzienne/illichienne mener la
réflexion difficile sur le niveau de
complexité des outils pour une sortie du
capitalisme et de l’industrialisme en termes
de gamme de modèles possibles ? [4]
Nous devrions pouvoir discriminer démocratiquement
et à différentes échelles
géographiques, entre les techniques de
manière à choisir combien, dans quel but,
et également comment on produit. Ce
travail de discrimination devrait, à mon
sens, embrasser les options high-tech
comme low-tech ainsi que la diversité des
savoirs : de ceux produits dans les réseaux
du libre qui minent la logique de la valeur,
à tous les autres (les savoirs paysans par
exemple) qui ne trouvent pas à se
‘valoriser’ dans le contexte du capitalisme
globalisé ; savoirs multiples, domaine du
commun, dites "externalités" que ce
dernier tente précisément de s’approprier
par copyright, brevetage et autres rentes de
monopole.
Prenons la question de la réappropriation
par un autre bout : le constat est largement
partagé par les militants de l’écologie
radicale que le type d’industrialisation
ayant, par le passé, permis d’urbaniser et
de salarier les populations rurales, repose
sur un modèle de développement, de
consommation, écologiquement et culturellement
insoutenables. Si la question
sociale du XIXème siècle fut celle de la
prolétarisation, celle de notre époque est
indubitablement celle de son impossibilité :
elle est incarnée par l’auto-entrepreneur
(de soi), par laquelle le capitalisme se
débarrasse de la forme salariale et remarquablement
disséquée par Gorz, comme
par "l’humanité en trop" des bidonvilles
qui feront l’essentiel de la croissance
urbaine globale du XXIème siècle. [5] L’invention d’alternatives positives au
salariat et aux échanges marchands
monétarisés par des communautés diverses
de producteurs-consommateurs représente,
comme il l’a avancé, "un impératif de survie
pour une majorité de la population
mondiale".
Nonobstant l’accent mis sur les travailleurs
du net, son approche assignait aux mouvements
radicaux de paysans, de migrants, de
précaires de toutes sortes, un rôle
également essentiel dans le dépassement
du capitalisme globalisé en tant que
composantes d’un même mouvement [6] fait de structures non hiérarchiques fondées
sur le principe de la démocratie par
consensus. La lutte des militants du
libre s’étend et se prolonge dans la lutte
pour la préservation des "commons" - terre
et semences, (bio)diversité des espaces,
savoirs, compétences et aspirations, constitutifs
de la culture du quotidien et
préalables à l’existence d’une société - contre leur appropriation privée. "De
l’issue de cette lutte dépendra la forme
civilisée ou barbare que prendra la sortie du
capitalisme" (TSC 14), prévenait-il.
Enfin, dans cette lutte d’un mouvement
multiforme pour la transition d’une société
industrielle à une société de l’intelligence,
le philosophe, profondément marqué par la
critique husserlienne de la science (on
l’oublie souvent), faisait valoir une
nécessité fondamentale : celle de prêter
attention à la qualité de la relation entre
connaissance et savoirs vivants : "Les
connaissances qui permettent de penser ce
qui ne peut être intuitivement compris,
complètent, corrigent et prolongent-elles les
savoirs vécus, en élargissent-elles la pensée
et l’horizon, cherchent-elles à être accessibles
et assimilables par tous ? Leur
développement - celui des sciences - se
laisse-t-il guider et orienter par les besoins,
les désirs, les aspirations issues du monde
vécu ?" (I 109).
Ceci supposera un patient travail de
réflexions et d’expérimentations concrètes,
et ouvertes aux praticiens de terrain, sur
l’alliance entre les savoirs formels et formalisés
et les savoirs expérientiels. [7]
[1] Cf. mon "André Gorz : un marxisme existentialiste",
à paraître dans La Revue du MAUSS semestrielle,
numéro 34, second semestre 2009. Le présent article
se réfère principalement à son dernier ouvrage
théorique : L’Immatériel, Galilée, 2003 (I) et à ses
derniers articles et entretiens : "Le travail dans la
sortie du capitalisme" (TSC), EcoRev’, 28, automne
2007 ; "Crise mondiale, décroissance et sortie du
capitalisme" (CM…), Entropia, printemps 2007 ; "Où
va l’écologie ?" (NO), Le Nouvel observateur, décembre
2006 ; "L’écologie politique, une éthique de la
libération" (LEL), EcoRev’, 21, automne-hiver 2005-
2006. Il n’est aucunement une présentation exhaustive
de sa théorisation de l’immatériel.
[2] Confortant ceux qui, à tort, l’avaient suspecté de
technicisme alors qu’il a toujours soutenu que l’épanouissement
personnel et collectif est conditionné
par le projet politique, social, éthique qui soutient telle
ou telle technologie.
[3] Galilée, p. 143-145.
[4] A la suite de Jean Monestier notamment in
"Comment sortir de l’industrialisme", Entropia, 2,
op. cit.
[5] Mike Davis, Le Pire des mondes possibles. De
l’explosion urbaine au bidonville global, La Découverte,
2006.
[6] Éléments urbains et ruraux à la fois tels que
Reclaim the Street, les néo-zapatistes, Via Campesina.
[7] Cf. par exemple l’important travail de Michel
Pimbert de L’international Institute for Environment
and Development sur l’évaluation populaire des
politiques agricoles en Inde, au Mali, dans les Andes,
et ailleurs, par des techniques de démocratie participative.
Rechercher ses travaux sur http://www.iied.org.