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Entre apologie et dénonciation du numérique

Approche critique des enjeux sociaux et perspectives

lundi 1er août 2011, par Isabelle Compiègne

Chargée de cours dans l’enseignement supérieur en psychosociologie, sémiologie et communication à Lyon, Isabelle Compiègne clarifie le rôle du numérique dans l’évolution de la société, au-delà des fantasmes utopistes qui signent son pouvoir émancipateur et ceux des pessimistes qui y voient un instrument dangereux de dégradation sociale et liberticide. Elle montre, face aux scénarios contrastés qui se dessinent, qu’il est encore temps pour les citoyens d’investir l’espace numérique et d’infléchir son évolution pour le bien commun.

Affirmer qu’en ce début de troisième millénaire la société est entrée dans une nouvelle ère, numérique, ne relève plus aujourd’hui de la prospective audacieuse mais du constat banal. De fait, les nouvelles technologies numériques se sont diffusées et l’ont imprégnée avec une fulgurance et une ampleur qui n’ont d’ailleurs pas fini d’étonner. Moins de cinquante années séparent les découvertes initiales à l’origine du principe technique de la numérisation de l’explosion des technologies numériques à la fin du XXème siècle. Toute une succession d’innovations s’est enchaînée avec pour étape culminante l’invention d’Internet, symbole incontestable de cet âge. Et la conversion au tout-numérique se renforce toujours sous l’impulsion, notamment, de la convergence numérique.
Parallèlement à l’émergence et à l’essor de chaque invention technologique et dans leur sillage se propagent la plupart du temps des « grands récits » idéologiques, utopiques, chargés de promesses ou d’inquiétudes. Ces discours unificateurs contribuent à donner un sens à l’innovation, ils l’informent et participent à l’appropriation des outils et des dispositifs sociotechniques. La technologie numérique ne déroge pas à la règle. Elle est escortée par tout un ensemble de narrations qui se chevauchent et oscillent entre prophéties grandioses et imprécations funestes. Outre leur vision déterministe des rapports de la technique et de la société et leur manichéisme, elles confèrent au numérique une dimension figée et l’inscrivent dans un développement inéluctable.

Or, si le numérique irrigue de plus en plus abondamment la société, son histoire est bien loin d’être achevée. Effectivement, d’une part, la fracture numérique nous indique combien ce processus de diffusion demeure sélectif. D’autre part, la palette des applications des dispositifs numériques est vertigineuse et ne présume pas de leurs usages effectifs futurs. Aucune ligne définitive ne s’est imposée orientant son déploiement et plusieurs directions sont concevables tant des logiques différentes et antagoniques se superposent. Devant ce champ des possibles, il est primordial de comprendre et d’interroger certains des enjeux de ce monde en construction pour inciter à un engagement réfléchi, dynamique et créatif de chacun, et à l’élaboration d’un projet de société où l’intérêt général primera.

Le cortège des grands récits : de la fascination à l’effroi

Autour du numérique gravitent de nombreux discours, résolument apologétiques ou contempteurs, dont certains évoquent l’avenir de la société dans ce nouveau contexte tandis que d’autres entourent ses objets les plus emblématiques. Son double ancrage dans la technique et la communication, des terrains qui lui sont propices [1], explique en grande partie ce phénomène. Sur le versant utopique, ses fervents thuriféraires annoncent une société fondée sur le lien, l’ouverture, la liberté et l’accessibilité à l’information et au savoir pour tous. Elle sera plus égalitaire et plus coopérative. L’espace illimité que le numérique offre, l’affranchissement des contraintes spatio-temporelles et de l’emprise de tutelles comme les institutions, la libre circulation et l’interconnexion, la mise à disposition d’une quantité colossale de ressources sont quelques-uns des atouts pour la réalisation de ce projet. La créativité sera encouragée, différentes modalités d’expression de soi pourront être expérimentées, de nouveaux réseaux de sociabilité se constitueront, la démocratie évoluera vers un modèle plus participatif et interactif. Sur le versant opposé, la virulence des contre-utopies et des Cassandre est à la mesure de la force de ces engouements. Le numérique est soupçonné de créer des addictions à la connexion permanente, aux univers virtuels..., de rendre les communications et les échanges sommaires du fait de la médiation technique, de proposer des contenus peu fiables, sinon dangereux pour certaines personnes comme les enfants, et de mettre en péril les droits d’auteur. Il est en outre perçu comme fragilisant les libertés individuelles et paraît sonner le glas de la vie privée tellement la frontière entre celle-ci et la vie publique est perméable et les possibilités de surveillance à distance s’accroissent. Sur les objets et les dispositifs technologiques qui l’incarnent, on retrouve cette même confrontation entre points de vue enthousiastes et hostiles. Ainsi, l’Internet des objets baigne déjà dans une pluralité de récits édifiants [2]. Parmi ceux-ci, le Machine to machine (M2M) célèbre un monde où les machines communiqueront entre elles sans recours à l’intervention humaine. Il rencontre celui de l’intelligence ambiante qui insiste sur la présence invisible des nouvelles technologies qui nous entourent, dans notre vie quotidienne, objets, maisons, espaces de travail et de loisirs… et leur intégration totale à l’environnement. Ils croisent celui provenu de la Corée et du Japon sur le présage d’une « civilisation du réseau ubiquitaire » où tous les êtres humains seront connectés entre eux et avec les objets en tout temps et à tout endroit. Un récit sur les aliénations provoquées par les applications de l’Internet des objets qui pourraient installer un régime de surveillance généralisée aggravé par des préoccupations sécuritaires et commerciales se développe également.
Étayés par une conception mécaniste du rôle de la technique et de la communication, considéré en soi comme positif ou négatif, ces scénarios d’une extrême radicalité prospèrent sur des trames profondément fatalistes. Mais la société ne se trouve-t-elle pas plutôt à l’orée d’un carrefour, devant de multiples voies et défis, dans un état d’entre-deux où tous les choix peuvent encore être discutés et infléchis ?

L’accès à tout pour tous

Le basculement numérique a bouleversé les modes d’accès aux ressources, la disponibilité de celles-ci, leur diffusion et leur quantité. Avec notamment l’affranchissement des contraintes spatio-temporelles, la multiplication des canaux de diffusion, la nomadisation et l’accroissement vertigineux de l’offre, la hausse prodigieuse des capacités de téléchargement, de stockage, d’échange…, les conditions de l’accessibilité ont changé. La technologie numérique octroierait à tous le sésame d’entrée dans un monde d’opulence communicationnelle [3] où tout, désormais, deviendrait accessible à chacun. Elle apparaît donc comme l’un des ressorts de la possibilité d’un accès universel et égalitaire avec pour atouts le potentiel de la numérisation elle-même, l’interopérabilité, la convergence numérique et l’interconnexion qu’elle encourage. En plus de cet environnement technologique favorable, cet accès à tout pour tous, qui s’était déjà imposé comme un des paradigmes de la société de l’information [4], est porté par de nombreux mouvements et s’affirme comme un véritable projet de société impliquant des décisions d’ordre politique. Par exemple, les courants associés à la culture du libre tels que le Libre Accès (Open Access) [5] ou l’approche militant en faveur d’une coalition des biens communs [6] qui s’inspire de la licence ouverte Creative Commons, imaginée aux Etats-Unis en 2001 par les deux juristes Lawrence Lessig [7] et James Boyle, le revendiquent avec véhémence.

Toutefois, des obstacles se dressent sur cette voie de l’accès à tout pour tous. L’exécution de cet objectif pourrait être compromis au nom de raisons éthiques, économiques ou politiques. Face à des pratiques comme le téléchargement illégal, les échanges peer to peer, à la présence sur la Toile de contenus illicites à la portée de tous…, une approche protectionniste et répressive se dessine à travers des mesures pouvant entraîner, selon ses détracteurs, une limitation de l’accès, et dont les véritables motifs seraient moins louables que ceux avoués [8]. Cette volonté protectionniste est suspectée d’être au service de la censure au niveau politique et d’imposer des modèles d’usage des œuvres conformes aux souhaits de quelques producteurs-diffuseurs. Davantage que le combat contre la pédophilie, le terrorisme, la cybercriminalité, il s’agirait surtout de défendre les intérêts idéologiques des États et économiques d’entreprises et de groupes désireux de préserver leur monopole, leur position dominante sur certains secteurs. S’ajoutent à cette tentation de la restriction des difficultés dues à la quantité de données accessibles [9], leur variété [10] et leur fractionnement inhérent à la structure réticulaire, qui peuvent compliquer cet accès, l’écueil majeur étant de se perdre dans ce dédale labyrinthique. Enfin, cette perspective est aussi assombrie par le constat des inégalités persistantes et des disparités profondes devant les technologies numériques. Le concept de fracture numérique montre qu’accéder à l’univers numérique et à tout ce qu’il propose suppose de disposer d’un capital économique, social et culturel que peu détiennent [11].
On le voit, si plusieurs conditions sont réunies pour favoriser l’accès de tous à tout, rien n’est encore stabilisé.

L’évolution des modes de sociabilité

Le numérique avec l’apparition de nouveaux dispositifs de communication et leur diversification est corrélé avec des modalités inédites de mise en contact et d’échanges.
Il modifie la relation, la présence à l’autre et les manières d’établir, de gérer et de renforcer les liens de sociabilité. Celle-ci est très souvent « instrumentée », cette médiatisation consacrant un type de sociabilité électronique qui est un équivalent de la rencontre effective. De fait, on observe une stagnation sinon une baisse des situations de face-à-face [12] qui perdent ainsi de leur prépondérance. Autre tendance significative, la sociabilité s’expose de plus en plus… La visibilité et la publicité des rapports sociaux sont d’ailleurs un des puissants moteurs des réseaux sociaux qui leur confèrent une extraordinaire mise en lumière. Enfin, le régime de la connexion continue, la « présence connectée » [13] qui assure une forme presque permanente au lien devient un mode fréquent de gestion des relations. Si, incontestablement, des formes originales de sociabilité émergent, ce qui se dessine est pourtant moins de l’ordre de la rupture avec les systèmes relationnels ordinaires que de la complexification de la sociabilité. Avec l’accroissement et l’intensification des interactions et des actes de communication, elle se déploie maintenant selon une dynamique de l’entrelacement [14].
Au sein des espaces ouverts par les technologies numériques naissent des configurations relationnelles variées. Dans certaines, les pratiques collectives qu’elles occasionnent peuvent être pensées comme des réponses apportées aux transformations affectant les liens sociaux depuis une trentaine d’années [15]. Face à leur vacillement et à leur démantèlement repérables dans le milieu professionnel, parental et familial, elles sont peut-être un moyen de compenser ce délitement et un nouveau lieu de sociabilité. En ce sens, elles seraient à la fois un recours et un signe d’une revitalisation des solidarités. Parmi elles, celles fondées sur le principe de l’intelligence collective [16], qui développent des échanges basés sur le partage et la circulation du savoir comme Wikipédia [17], sont les plus actives et les plus encourageantes. Ces réseaux se constituent à partir de l’idée que le savoir possède la capacité de lier mais aussi que celui-ci ne peut se forger que dans un cadre collectif, collaboratif et réticulaire. Cela illustrerait aussi la naissance d’une culture de la contribution générée par le mode de production numérique. Néanmoins, l’incertitude règne quant à l’impact de ces changements sur la qualité du lien social. Tout autant qu’elles participent à le construire, les technologies relationnelles engendrent le risque qu’il subisse une certaine désindividuation, qu’il s’appauvrisse, du fait de situations où tout se vit à distance, virtuellement, dans l’anonymat, en amont d’un éventuel face-à-face. Le repli sur de petits groupes et plus largement le danger communautariste sont aussi perçus comme des dérives éventuelles pour ces collectifs.
Même si des évolutions dans les modes de sociabilité sont avérées, elles n’augurent pas des conséquences sur le lien social. Les usages des technologies numériques réservent des surprises et, à l’opposé de tout déterminisme, il semble plutôt que ceux-ci cristallisent la façon dont la société se pense.

L’émergence d’un cinquième pouvoir

Avec les possibilités nouvelles d’expression, d’action, de contrôle, de production offertes par le numérique, de réelles opportunités de prise de parole, d’échanges, de coopération… se présentent dans la société avec pour effet l’ébranlement de plusieurs monopoles. Le désenclavement de l’espace de l’expression publique consécutif à son ouverture à des acteurs profanes et les possibilités de contournement des filtres médiatiques et des corps intermédiaires comme les partis politiques ont renforcé le partage et la liberté de parole. Cela est manifeste dans le domaine de l’information où le journalisme participatif est en plein essor. Sur les sites des médias d’information, chacun peut poster des commentaires, réagir à des articles, dialoguer avec des journalistes sur leurs blogs. La plateforme multimédia Agora Vox a lancé les enquêtes participatives. Elle permet aussi en quelques clics de mettre en ligne son article, de répondre à des sondages. Le postulat est que tout citoyen est susceptible de capter une information, aidé en cela par les appareils photos numériques, les caméscopes, les téléphones portables... Elle peut ensuite être relayée depuis les réseaux sociaux et les messageries instantanées. Cette ouverture de l’espace médiatique sonne le glas du monopole de la diffusion de l’information par les journalistes professionnels, placés dans un état de concurrence permanente. Ces assauts déstabilisateurs existent aussi dans le champ du politique où de nouvelles expérimentations foisonnent dans les espaces numériques publics pluriels et hétérogènes [18]. Ainsi, la blogosphère peut jouer un rôle dans l’amplification des démarches contestataires et aider à la mobilisation. Cela s’est produit au moment du référendum sur le traité sur la Constitution européenne en mai 2005 où les discussions et prises de position dans la blogosphère ont nourri la réponse en faveur du non. Pendant le printemps arabe, les moyens de communication numériques, la Toile et ses réseaux sociaux ont accompagné, voire selon certaines analyses, précipité les révolutions.
Si le séisme est quelquefois brutal dans certains secteurs, annoncer qu’un nouvel ordre est en voie d’installation sur fond de revitalisation démocratique et de révolution culturelle, balayant les anciens bastions oligarchiques, est prématuré et discutable. Le numérique n’est ni une condition nécessaire, ni une condition suffisante, d’une redistribution des pouvoirs. D’une part les faits témoignent de l’ambivalence des technologies, tour à tour instruments de libération ou d’oppression [19] (songeons ici à l’usage que le gouvernement iranien en a fait à la suite des manifestations de 2009 avec la création de son propre réseau social, la formation de blogueurs conservateurs ou religieux, la traque des contestataires par le biais des photos présentes sur certains sites…). D’autre part, des questions surgissent liées aux particularités des moyens de communication numérique et à la nature des nouveaux collectifs. La participation relève avant tout d’un désir expressif et relationnel plus que de l’engagement volontaire dans un processus collectif, les agrégations sont souvent spontanées assez loin d’une intention ou d’un but communs. Dès lors, l’intérêt général peut-il émaner de ces volontés individuelles, des interactions, et à quelles conditions ? S’il s’érige bien une démocratie d’opinion dans la pluralité des espaces publics ouverts par les nouveaux médias, l’exercice démocratique ne se résume pas à elle seule. Les parcours à la demande, la privatisation de l’information, l’extension d’un « journalisme citoyen » qui valorise l’expression personnelle et le témoignage, le régime de la dénonciation et de la mobilisation, s’ils ont le mérite de rendre l’individu actif, éloignent de l’exigence d’un bien commun et d’une information générale. Or, celles-ci sont requises pour l’accomplissement de l’idéal démocratique [20].
Indéniablement, les technologies numériques instrumentent des styles de coopération et des expériences politiques originaux et féconds. Elles stimulent des mécanismes de prise de parole nouveaux. Elles donnent une visibilité accrue aux personnes et aux mouvements sociaux. Cependant, ce qui se manifeste est de l’ordre d’une « solidarité technique » [21] dans le sens où le collectif repose sur le fait d’être connecté ensemble à des dispositifs techniques semblables. De leur utilisation provient l’engagement citoyen, la référence commune est donc d’abord cette solidarité de fonctionnement. Cela ne suffit néanmoins pas à convertir ipso facto l’usager en acteur civique et culturel à part entière et proclamer une recomposition et une redistribution des pouvoirs au sein de la société. Vouloir bâtir l’action collective et élaborer des modalités d’agir ensemble est indispensable pour que le potentiel participatif puisse se réaliser pleinement.

Face à la promesse de liberté, le spectre de la surveillance

Liberté d’expression, libre accès au savoir, libre circulation de l’information…, les pratiques individuelles et collectives sous l’impulsion des technologies numériques paraissent de plus en plus affranchies. Mais elles se déroulent dans un contexte marqué par une utilisation en constante augmentation des dispositifs numériques dans les sphères privée et professionnelle, l’agrégation progressive de chacun dans les réseaux numériques quelle que soit l’activité exercée, et l’extension de la structure réticulaire à toute la planète. De la même manière qu’elle l’était déjà dans les tous premiers discours consacrés à la société de communication dans les années 1950, la liberté est à la fois un idéal et une promesse de l’ère numérique [22]. Le paradoxe est qu’elle est dans le même temps menacée par les spécificités même du numérique et les comportements et valeurs qu’il promeut. Les mésaventures pendant l’été 2009 de Sir John Sawers qui, avant de devenir en novembre de la même année le chef des services secrets britanniques, a vu une partie de sa vie exposée sur Facebook suite à des informations dévoilées par son épouse sur le réseau social, sur son profil, sans aucune restriction de confidentialité, ou la publication en novembre 2008, dans la revue Le Tigre d’un portrait précis et exhaustif de Marc L., un inconnu choisi au hasard, à partir de traces qu’il avait laissées sur le Web volontairement ou non [23] le démontrent : des conduites et des pratiques même si elles sont plus ou moins délibérées, fragilisent les libertés individuelles alors qu’elles émanent de la revendication à la liberté d’expression dans ces cas. De plus, la propension à l’exposition de soi et la banalisation de la divulgation des données si caractéristiques de l’époque numérique aggravent le danger. Dans cet environnement, la transparence s’est donc accrue. Elle est parfois devenue une requête impérieuse, sinon un objet de culte [24], pourtant elle risque d’être liberticide. Effectivement, dans une société où les données les plus personnelles sont visibles et à la portée de tous, la sphère privée se réduit, la perméabilité est manifeste entre celle-ci et la vie publique alors que la frontière entre les deux est garante de l’exercice des libertés individuelles. En outre, avec un arsenal technologique de plus en plus sophistiqué (techniques biométriques, puces RFID, vidéosurveillance, GPS…), le numérique recèle un potentiel de surveillance et de contrôle d’une envergure sans précédent et qui s’accroît sans cesse [25], sous l’effet de l’interconnexion et de la miniaturisation des technologies. Pour toutes ces raisons, et aussi du fait de l’assentiment d’un large pan de la population à l’égard des actions de contrôle motivé par des inquiétudes d’ordre sécuritaire fortes depuis les attentats du 11 septembre, l’instauration d’un régime généralisé de surveillance est un horizon plausible. Il prendrait une forme inédite en conjuguant un mode asymétrique de surveillance à la manière du fameux Big Brother et un modèle horizontal, la sousveillance [26], où tout est surveillé par tout le monde.
Devant la gravité des enjeux, il s’agit d’envisager des contrepouvoirs. Les réflexions entreprises aux niveaux juridique, technique, éthique… sur l’opportunité de définir de nouveaux droits (comme le droit à l’oubli défendu par la CNIL [27]) et de combler les vides juridiques sont à poursuivre. Mais, aborder l’alternative société de liberté ou de surveillance exclusivement sous l’angle de la préservation confine les individus dans une posture défensive et passive et les éloigne d’une appropriation dynamique et maîtrisée des espaces numériques.

Si, comme on peut le penser, le numérique s’affirme bien comme une véritable culture et qu’il accompagne une transformation des pratiques et des institutions [28], le monde à venir reste encore incertain. Cette incomplétude, ce caractère inachevé et évolutif ne doivent pas être déplorés, au contraire cette « réversibilité potentielle » [29] est une chance. Elle est le signe d’un espace toujours ouvert, pouvant être investi individuellement et collectivement.

Isabelle Compiègne


[1P. Flichy, L’Imaginaire d’Internet, La Découverte, 2001, E. Neveu, Une société de communication ? (1994), Éditions Montchrestien, 4ème éd. 2006.

[2D. Kaplan, « Repenser l’internet des objets (1/3) : L’internet des objets n’est pas celui que vous croyez », InternetActu.net, 23 avril 2004, http://www.internetactu.net/2009/04...

[3Cf A. Moles, Théorie structurale de la communication et société, Masson, 1988.

[4Rapport mondial de l’UNESCO, Vers les sociétés du savoir, Éditions Unesco, 2005.

[6P. Aigrain, Cause commune : l’information entre bien commun et propriété, Fayard, 2005.

[7L. Lessig, L’Avenir des idées. Le sort des biens communs à l’ère des réseaux numériques, PUL, 2005.

[8H. Le Crosnier, « Filtrage, censure, limitation à la circulation de la connaissance et de la culture », BBF, 2002, http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-....

[9J.F. Gantz, The Diverse and Exploding Digital Universe - An Updated Forecast of Worldwide Information Growth Through 2011, An IDC White Paper, 2007, http://www.ifap.ru/library/ book268.pdf

[10N. Vanbremeersch, De la Démocratie Numérique, Éditions du Seuil, 2009.

[11Kemly Camacho, « Fracture numérique » dans A. Ambrosi, V. Peugeot, D. Pimeinta (sous la dir.) Enjeux de mots : regards multiculturels sur les sociétés de l’information, C§F Éditions, 2005.

[12T. de Baillencourt, T. Beauvisage, Z. Smoreda, « La communication interpersonnelle face à la multiplication des technologies de contact », Réseaux, n°145-146, 2007.

[13C. Licoppe, « Sociabilité et technologies de la communication », Réseaux, n°112-113, 2002 ; C. Licoppe, « La présence connectée » dans C. Licoppe (sous la dir.), L’Évolution des cultures numériques. De la mutation du lien social à l’organisation du travail, FYP éditions, 2009.

[14D. Cardon, Z. Smoreda, V. Beaudoin, « Sociabilités et entrelacement des médias » dans P. Moati (dir.), Nouvelles technologies et modes de vie. Aliénation ou hypermodernité ?, Éditions de l’Aube, 2005.

[15N. Auray, « Le Web participatif : des communautés aux solidarités », in S. Proulx, F. Millerand, J. Rueff, Web participatif : mutation de la communication ?, Presses universitaires de Québec, 2009.

[16P. Lévy, L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace, La Découverte, 1994.

[17S. Blondeel, Wikipédia : comprendre et participer, Eyrolles, 2006.

[18O. Blondeau, Devenir média. L’activisme sur Internet, entre défection et expérimentation, Éditions Amsterdam, 2007.

[19E. Morozov, The Net Delusion : The Dark Side of Internet Freedom, PublicAffairs, 2011.

[20D. Bougnoux, « Médias et démocratie. La fonction des médias dans la démocratie », Cahiers français n°338, mai-juin 2007, http://www.ladocumentationfrancaise....

[21N. Dodier, Les hommes et les machines. La conscience collective dans les sociétés technicisées, Métailié, 1995.

[22P. Lévy, World philosophie, Éditions Odile Jacob, 2000.

[23Pour plus de précisions, voir R. Metz, « Marc L. Genèse d’un buzz médiatique », Le Tigre 28 avril 2009, http://www.le-tigre.net/Marc-L-Gene....

[24P. Breton, Le culte de l’Internet. Une menace pour le lien social ?, La Découverte, 2000.

[25É. Sadin, Surveillance globale. Enquête sur les nouvelles formes de contrôle, Flammarion, 2009.

[26Néologisme crée par Steve Mann, un ingénieur et artiste de formation, qui a d’abord travaillé au Medialab du MIT et qui enseigne aujourd’hui à l’Université de Toronto.

[27A. Türk, M. Alberganti, La vie privée en péril. Des citoyens sous contrôle, Odile Jacob, 2011.

[28M. Doueihi, La grande conversion numérique, Seuil, 2008.

[29Expression empruntée à S. Tisseron, « Nos objets quotidiens », Hermès, n°25, 1999.